American Gorbatchev

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 4919

American Gorbatchev

Un lecteur nous interroge, en commentaire de notre F&C d’hier 28 octobre 2008, dans le forum du même jour. Il s’agit de Mr. Christian Steiner, qui était fort jeune à l’époque de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, et qui nous interroge à propos du parallèle que nous signalons si souvent entre les USA d’aujourd’hui et l’URSS d’alors, et de la question d’un éventuel “American Gorbatchev” que pourrait être le futur président des USA…

Voici l’essentiel du propos de monsieur Steiner:

«Comme je n’avais que 13 ans en 1980 et que je n’ai aucune formation d’historien, je me permets de vous demander quels étaient alors les sentiments des gens au pouvoir en URSS, quels dangers étaient-ils alors perçu (outre la peur d’une agression russe lors de la "great soviet scare" de c.1982-3), qu’est-ce qui a motivé la volonté de réforme de la direction soviétique (l’état économique intérieur ? les pénuries alimentaires récurrentes? la dégradation des conditions de vie du peuple? les problèmes spécifiques de leur CMI ? la conscience du retard pris dans certains domaines militaires par rapport aux USA?). Bref, en quoi y aurait-il des parallèles et des différences avec la situation des USA actuellement? (Outre l’organisation centralisée et la psychologie des uns, qui les rendait plus aptes à affronter des difficultés, et l’organisation décentralisée des autres et une certaine angoisse psychologique des autres qui les rend a priori, mais sait-on jamais, moins aptes à supporter pareille perspective de remise en cause; et pourtant, ne s’achemine-t-on pas aussi vers une nécessité de réforme radicale, c’est-à-dire de révolution?)»

D’abord, reportez-vous à nos textes suivants: les F&C du 19 avril 2008 et, surtout, du 28 avril 2008, avec comme complément, dans la rubrique Notre bibliothèque, un texte du 12 mai 2008.

Il est vrai qu’il existe des différences fondamentales entre les deux situations, que nous situons aux niveaux psychologiques de la conviction et de la perception, essentiellement. Il s’agit de l’appréciation radicalement différente que les directions et les populations ont des régimes respectifs.

• En 1985 (arrivée de Gorbatchev), la direction soviétique ne croyait plus au marxisme-léninisme, ou au communisme depuis un temps difficile à définir mais déjà très long. Le stalinisme avait “imposé” la croyance en imposant le régime avec une brutalité terroriste systématique. (Le terrorisme policier était inhérent au régime, existant dès Lénine.) Mais l’on sait qu’on n’impose pas vraiment une croyance par la police. Dès cette époque du stalinisme, notamment avec les purges massives dans le Parti (Iéjovtchina des années 1936-38, ou période de la Grande Terreur), la “croyance” dans le communisme était fortement compromise, au point où c’est la réinstallation de la “mystique russe” qui, en juin 1941, permit la mobilisation victorieuse de l'URSS contre l’Allemagne. La mort de Staline brisa le cadre terroriste systémique, identifié au marxisme-léninisme, et accéléra la décadence intellectuelle du système. L’époque Krouchtchev (1956-1964) aurait pu déboucher sur du gorbatchévisme avant l’heure mais fut liquidée par les “forces conservatrices”, mélange de bureaucratie, de corruption et de virtualisme à-la-soviétique (peu sophistiqué). La décadence se poursuivit, avec notamment l’accélération d’une économie virtuelle, le marché noir dépassant les 20% de l’économie réelle à la fin des années 1970. Lorsque Gorbatchev arriva, plus personne ne croyait dans le marxisme-léninisme en tant que système.

• Les forces réformatrices derrière Gorbatchev et à l’intérieur du système se trouvaient dans une partie de l’armée, avec le maréchal Ogarkov qui avait réalisé la stagnation technologique à partir de la deuxième partie des années 1970 et voulait une réforme politico-économique pour renforcer ce domaine. Surtout, le KGB, service du système paradoxalement (par rapport à la réputation qu'on lui fait) le plus “libéral” à cause de ses ouvertures naturelles hors de la sphère soviétique, réalisait la nécessité d’une réforme radicale. Gorbatchev était un protégé d’Andropov, président du KGB avant de devenir brièvement Premier Secrétaire jusqu’à sa mort (1983-1984). Le plan économique de réforme (perestroïka) de Gorbatchev fut conçu lors d’une enquête que Gorbatchev mena, sans doute par les canaux du KGB, sur l’état de l’économie en 1981-82. Gorbatchev fut désigné Premier Secrétaire en mars 1985 avec pour mission de réformer le système. Gorbatchev croyait cette réforme radicale possible, c’est-à-dire la modernisation du système, celui-ci évoluant vers quelque chose qui se serait situé entre du “communisme national” et une sorte de “démocratie autoritaire” russe. En ce sens, Gorbatchev est un précurseur de Poutine. Bien sûr, comme vous le lisez dans les textes référencés, Gorbatchev mit involontairement le feu aux poudres avec la glasnost, qui libéra psychologiquement l’URSS, avec les conséquences qu’on sait.

• Aujourd’hui, du côté US, subsiste quasiment intacte une croyance dans le système, disons dans l’américanisme, aussi bien dans la direction que dans la population, – l’un et l’autre s’accusant mutuellement de mettre en danger ce système en n’appliquant pas ses règles, en le trahissant, en le corrompant, etc. (La seule tranche de la population US qui mette fondamentalement en question le système se trouve dans la littérature US et chez certains artistes, comme le peintre Hopper. La littérature US est une grande littérature, notamment parce qu'elle porte une critique impitoyable du système, de Melville à Henry Miller et à Kerouac.). La période actuelle est capitale parce que cette “foi” est justement en train d’être soumise à rude épreuve, qui est l’épreuve des faits, ou l’épreuve de vérité, notamment avec la crise financière qui met en cause le fondement du capitalisme US. (Le capitalisme US repose plus sur une croyance que sur la raison, ou sur la raison manipulée par une croyance – la pire des manipulation étant de croire que cette croyance est rationnelle, sinon la raison elle-même.) D’une certaine façon, la réforme radicale du système US est beaucoup plus difficile à cause de ce facteur psychologique essentiel: il y a une “liberté extérieure” aux USA mais pas de “liberté intérieure”, au contraire de l’URSS (voir notre F&C sur cette question). Il n’y a pas une psychologie à libérer (Gorbatchev et sa glasnost) mais une psychologie à transformer. L’aventure est beaucoup plus incertaine, si tant est qu’elle puisse être tentée après qu’on en ait réalisé la nécessité.

• L’URSS et les USA sont tous deux des régimes de type disons “totalitarisme systémique”, avec une manifestation dictatoriale de type systémique de la bureaucratie. En URSS, la brutalité terroriste et policière des normes faisait qu’on était prisonnier du système, et réalisant cette situation. Aux USA, il y a des prisonniers consentants, variante extrême de la “servilité volontaire”. (L’expression est donnée comme référence: il n’y a pas volonté consciente mais volonté inconsciente d’une psychologie formée, ou formatée, avant même la conscience du jugement sur soi, si bien que l’on juge de soi avec une psychologie déformée. Cette psychologie américaniste, déformée, s’exprime notamment par des conceptions fondamentales faussées comme l’indéfectibilité et, surtout, l’inculpabilté.) La contrainte en URSS était d’abord policière (avec une propagande grossière); la contrainte aux USA est d’abord celle de la communication (virtualisme plus que propagande). Le système US est beaucoup plus efficace lorsqu’il marche, lorsqu’il est isolé (vertu de l’isolationnisme); sa fragilité est immense lorsque la virtualité de son affirmation, le virtualisme, ne parvient plus à contenir la réalité en étant confronté à elle. On se trouve alors devant la possibilité d’une crise psychologique (ce qui fut évité de justesse en 1933, grâce à FDR), alors que l’URSS se dilua à cause d’une crise politique engendrée par la libération d’une psychologie qui désirait cette crise. Lorsque et si les psychologies découvrent cet état de “servilité volontaire” qu’elles entretiennent, la crise est terrible. Un facteur primordial est que les USA ont été construits dès l’origine de cette façon, sans nation préexistante, — donc, que la “nation américaine” n’existe pas, non plus que l’“identité nationale” qui dépend d’artefacts symbolique (drapeau, Constitution, etc.). L’URSS fut bâtie sur la nation russe, et une forte identité nationale, très spiritualisée; la nation ne mourut pas et c’est elle qui a permis le sauvetage de la Russie après l’effondrement du communisme et l’expérience d’américanisation par la déstructuration d’Eltsine.

A une question récente qu’on nous posait, nous situions à 10%-15% la possibilité qu’un Obama devienne un “American Gorbatchev”… Mais le dîner avait été arrosé. Revenons de nos vapeurs et à plus de raison, pour situer cette possibilité entre 1% et 2%. Si Obama n’est pas cet “American Gorbatchev”, la chute sera totalement déstabilisante et déstructurante. Ce sera la chute d’un système total qui prétend être une civilisation, et qui exerce effectivement une influence quantitative à cette mesure; ce sera la crise d'une “civilisation” (cela ne fut certainement pas le cas avec la chute de l’URSS) qui est arrivée à constituer un système de destruction de la civilisation. Mais l’emploi du futur est peut-être de trop et le présent devrait commencer à faire l’affaire.

 

Mis en ligne le 29 octobre 2008 à 10H00