Au cœur de la cible

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Au cœur de la cible

7 juin 2008 — Le dossier JSF poursuit régulièrement sa course catastrophique. Rien ne lui est indifférent, aucun domaine ne lui est étranger. Aussi aborde-t-il, dans le contexte fiévreux de la campagne électorale US, le rivage de la politique. Cela se fait dans des conditions évidemment bien défavorables.

• Le 5 juin, Giovanni de Brigandi remarquait justement:

«In a nutshell, the JSF’s unit price is twice as much as that quoted by the manufacturer, whose cost data is suspect anyway; the program is running late and is still years away from attaining its performance goals; and only Turkey, out of eight foreign partners, has so far confirmed it will buy the aircraft.

»While it has not yet become a political liability for its backers in Congress, the JSF program is dangerously close to becoming the poster child for the brutal reform of the Pentagon’s weapons acquisition process that now seems inevitable.

»To mix metaphors, the Pentagon needs a sacrificial goat to mollify its many critics, and JSF fits the bill better than most.»

• La cause du JSF n’est pas renforcée par la trouvaille récente (3 juin) du site POGO. Il s’agit d’un document du Pentagone (que POGO met en ligne) datant de novembre 2007, de l’agence du Pentagone qui contrôle les contrats (la Defense Contract Management Agency – DCMA). Le document développe une critique violente de Lockheed Martin, de sa gestion du JSF et des coûts du programme. Il implique que Lockheed Martin ne contrôle pas les coûts, ce que LM semble confirmer implicitement puisqu’il a affirmé depuis qu’il avait mis un nouveau système en place, qui devrait s’avérer exceptionnel d’efficacité. On n’en doute pas une seconde.

• Mais l’essentiel de notre propos, c’est l’entrée dans la politique de la campagne présidentielle du dossier JSF. Le site Hill.com annonce le 5 juin que deux groupes libéraux (progressistes) US sont intervenus (par lettre) auprès de Barack Obama pour le presser d’inclure explicitement dans son programme des coupures profondes dans le budget de la défense pour transférer cet argent vers des programmes sociaux. Les deux groupes sont décrits comme ayant un grand poids électoral parce qu’ils représentent des minorités (les Noirs et les Hispaniques) qui pèsent d’un grand poids dans la base de soutien d’Obama; il s’agit du Black Leadership Forum et de la League of United Latin American Citizens. Les deux co-présidents du très puissant Black Caucus du Congrès, Barbara Lee et Lynn Woolsey, appuient l’initiative, qui prend ainsi un poids considérable. Un représentant de l’Arkansas représentant le groupe hispanique au Congrès, Raúl Grijalva, a également pris position dans ce sens.

Dans les projets des deux groupes de pression, le JSF tient une place centrale ; le programme est nommé, identifié, disséqué et voué aux gémonies. Les deux groupes veulent son abandon pur et simple.

«Liberal groups and lawmakers have targeted the Department of Defense’s largest acquisition program: the Joint Strike Fighter program, which will provide more than 2,000 aircraft to the Navy, Marines and Air Force.

»The Black Leadership Forum and LULAC wrote that cutting the program “would free up $1 trillion in the federal budget. “America could fund years of universal healthcare at $120 [billion] a year; we could fund universal preschool with $35 billion.”

»Rep. Barbara Lee (D-Calif.), co-chairwoman of the Congressional Progressive Caucus, said the rapid growth of defense spending compared to domestic spending in recent years is “outrageous.” She wants to slim defense programs and boost education and healthcare funding.

»Lee and other House liberals would like to see about $60 billion in defense spending cuts. Specifically, they want to steer money away from what they call “Cold War-era” weapons systems, such as the F-35 Joint Strike Fighter. Liberals have also called for cuts to the ballistic missile defense program, the F/A-22 Raptor, the V-22 Osprey and the DDG 1000 Zumwalt Class Destroyer.

»“This is one of many issues the caucus will be talking about to him,” Lee said of plans to press Obama on defense budget cuts. “I’m definitely going to present this.”»

Pour compléter le panorama de la signification politique de l’événement, il faut ajouter qu’il s’agit d’un sévère avertissement à Obama. (A noter que les groupes s’adressent également à McCain pour les mêmes exigences. Mais le cas est différent quoique pas sans signification. McCain compte moins sur les groupes ethniques dans son élection. Néanmoins il doit en tenir compte.) Ces dernières semaines, Obama a nettement incurvé sa position vers la droite, pour obtenir le soutien de groupes de droite. Il se trouve devant l’habituel dilemme d’un candidat qui a bâti sa rhétorique électorale sur “le changement” et cherche à se renforcer sur sa droite. Il se trouve rappelé à l’ordre par ceux qui forment le cœur de son électorat, les groupes représentant les minorités et les groupes progressistes.

«Since clinching the party’s nomination on Tuesday, Obama has already tacked to the right on security issues in preparation for the general election. During a speech to the American Israel Public Affairs Committee Wednesday, Obama proposed sanctions on Iran that analysts viewed as far tougher than what he suggested before. Now Obama must balance tough talk on national security with the desires of many Democrats to slim American military power.»

La catastrophe JSF dans toute son ampleur

D’abord, observons que c’est un événement sans précédent qu’un programme spécifique d’armement (le JSF) figure dans une rhétorique électorale comme moyen principal d’une exigence d’un changement fondamental des priorités. On a déjà vu souvent des groupes défendant l’idée “moins pour la défense, plus pour le social”, mais sans autres précisions quant aux programmes à abandonner pour la première partie de leur programme. La proposition était (est) faite par des groupes qui ont des préoccupations sociales, donc des idées détaillées sur les mesures dans ce domaine, mais fort peu au contraire dans le domaine de la défense. Cela les conduisait à être vague dans leurs propositions de réduction des dépenses de défense et constituant en général leur faiblesse qui réduisait leur argument; on leur répondait : “mais réduire quoi dans le budget de la défense? Et ces réductions ne vont-elles pas mettre en péril la sécurité nationale?”, et ils se trouvaient désarmés (sic). Cette fois, la chose est différente: le JSF est clairement désigné comme une cible spécifique et privilégiée par des groupes puissants d’intérêt général, qui n’ont pourtant aucune spécificité à s’intéresser en détails à la programmation du Pentagone.

C’est une circonstance électorale inédite, où l’on voit ce qui a été proclamé comme la vertu fondamentale du JSF d’être un programme-bulldozer, un monde en soi, devenir sa faiblesse. Son énormité en fait une sorte de “budget de la défense” en soi (le coût annuel du programme aujourd’hui, autour de 5-7 $milliards, dépasse largement les budget de la défense de très nombreux pays). Du coup, son abandon, qui représente une mesure cohérente parce qu’il existe de nombreuses alternatives beaucoup moins coûteuses (de nouvelles commandes de F-16, par exemple), devient un argument net, clair, un argument conséquent du point de vue de la sécurité nationale, un argument qui se suffit presque à lui-même pour représenter la proposition générale de réduction du budget du DoD, donc un argument complètement responsable et particulièrement efficace dans la rhétorique électorale. C’est rejoindre par un autre biais la remarque un peu cynique, ou dans tous les cas réaliste, de Brigandi («To mix metaphors, the Pentagon needs a sacrificial goat to mollify its many critics, and JSF fits the bill better than most»).

Bien entendu, cette approche est formidablement renforcée par le très mauvais état du programme, son caractère incontrôlable, ses délais, ses difficultés techniques, son coût que plus personne ne contrôle. Il n’est pas du tout sûr que l’intention d’abandonner le JSF puisse être présentée comme un cas pur et simple d’affaiblissement de la défense US. L’argument inverse est de plus en plus soutenable et l’abandon du JSF, “branche pourrie” qui pompe une part énorme du budget DoD d’acquisition, peut être présenté comme la libération du budget de la défense US d’un poids budgétaire inutile pour lui permettre de rechercher des solutions alternatives moins coûteuses. Il n’est pas sûr que cette proposition n’aura pas des partisans chez McCain et au Pentagone même; les “faucons” eux-mêmes pourraient y trouver le moyen de se refaire une vertu dans la crise du Pentagone, à bon compte et sans compromettre leurs conceptions. (On voit par ailleurs, dans notre Bloc-Notes de ce jour, un exemple de rhétorique contre le JSF, datant de 2000, des néo-conservateurs. Ils demandaient l'abandon du JSF.)

Car, bien sûr, le cas extraordinaire de la proposition d’abandon d’un système d’arme comme dossier majeur d’une campagne électorale s’inscrit dans le cadre d’une crise colossale du Pentagone, ou du pouvoir politique par rapport au Pentagone, qui est en train de se mettre en place. Il s’inscrit dans le cadre d’une hostilité grandissante du public aux dépenses de défense, accrue par la politique irresponsable de l’administration GW abdiquant tout espoir de contrôle du monstre, – si elle l’entretint jamais, ou si elle fut jamais intéressée par cette idée. L’on sait que le programme d’Obama inclut effectivement une baisse du budget du Pentagone (McCain idem). Il y a dans tout cela une logique évidente qui, à son tour, crée une logique également forte pour soutenir la demande des deux groupes cités.

Le cas du JSF prend donc ses vraies dimensions. Nous avons toujours plaidé que ce programme d’avions de combat était un événement capital de la puissance américaniste, pour son bonheur ou pour son malheur. C’est pourquoi nous lui accordons une importance considérable et une attention de tous les instants, et que nous prévoyons depuis longtemps que son destin sera aussi agité que le destin de la Grande République sur son déclin. (Voyez la multitude de textes à ce propos sur le site, au travers de notre moteur de recherche.)

Le programme JSF est un événement industriel, technologique et économique, un événement politique et idéologique. Il dépasse le simple domaine de la défense, même s’il est jugé en fonction de ce domaine, – pour son malheur. Il est la marque des ambitions du système de l’américanisme dans sa globalité, la marque de son arrogance, de son aveuglement, et, peut-être, de sa décadence accélérée avec les conséquences catastrophiques pour lui-même. Il est la marque de la dictature que le complexe militaro-industriel exerce sur le système, et le signe annonciateur que le CMI pourrait être pour la première fois, par nécessité de survie du système, gravement mis en question, avec les risques de déstabilisation de l’ensemble que cela implique. Le programme JSF, après avoir supporté ses propres avatars, pourrait devenir en plus le porte-drapeau des avatars du CMI, et des mesures qu’il faut nécessairement prendre contre ce dernier.


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