L’Afghanistan, marécage de l’Occident

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 915

L’Afghanistan, marécage de l'Occident


4 juin 2008 — Voici l’étonnante unanimité des combattants de la démocratie en Afghanistan… Que se passe-t-il en Afghanistan, à l’heure où le général américaniste qui commande les troupes de l’OTAN quitte son poste et est remplacé par un général américaniste qui va commander les troupes de l’OTAN? Tout va formidablement bien. Non, pardon, tout va catastrophiquement mal. Tout va bien, sauf que les Afghans de Karzaï ne sont pas à la hauteur. Non, pardon, tout va mal et c’est de la faute de l’OTAN qui s’y prend comme un manche. Mais non, ça va bien à l’Est mais ça va mal ailleurs, et c’est à cause du Pakistan. D’ailleurs, ça va mieux à l’Est et, la preuve, c’est que les attaques des talibans augmentent.

On exagère à peine.

• Le Daily Telegraph, lui, ne croit pas exagérer lorsqu’il nous annonce, le 1er juin, que les talibans sont “au bord de la défaite” («Afghan insurgents “on brink of defeat”»). Cela doit bien faire la troisième ou la quatrième fois depuis 2001 que la défaite des talibans nous est présentée comme quasi-certaine, sinon déjà faite. Mais rassurons-nous: il s’agit de déclarations du général britannique en charge des troupes britanniques et il s’agit d’une victoire britannique. (Puisque les Britanniques n’ont plus le commandement de l’OTAN, qui revient désormais, selon les règles respectées de l’Organisation, à tour de rôle à un Américain succédant à un Américain succédant à un Américain…) Bref, passons la plume au Telegraph et à sa passion de la vérité.

«Missions by special forces and air strikes by unmanned drones have “decapitated” the Taliban and brought the war in Afghanistan to a “tipping point”, the commander of British forces has said.

»The new “precise, surgical” tactics have killed scores of insurgent leaders and made it extremely difficult for Pakistan-based Taliban leaders to prosecute the campaign, according to Brig Mark Carleton-Smith.

»In the past two years an estimated 7,000 Taliban have been killed, the majority in southern and eastern Afghanistan. But it is the “very effective targeted decapitation opérations” that have removed “several echelons of commanders”.

»This in turn has left the insurgents on the brink of defeat, the head of Task Force Helmand said.»

• Mais allons jusqu’au bout (nous avons failli rater la chose)… Le texte se termine par cette simple note de tempérance de l’enthousiasme qui secoue le reste de l’article, où il nous est dit:

«However, with the shortage of helicopters still a problem, most movement is by road and Brig Carleton-Smith warned that British forces must prepare for an increasingly Iraq-style insurgency as the Taliban modified its tactics from pitched battles to ambushes and roadside bombs.»

However”, mot fameux qui permet de faire passer les pilules les plus amères… Somme toute, voici ce qui nous est asséné en conclusion: au terme de la description d’une victoire si remarquable des Britanniques que la situation stratégique semblerait en être bouleversé, indeed, ajoutons en complément que tout cela débouche simplement sur la probabilité de la transformation de la situation afghane en situation type-Irak. Bingo. C’est donc qu’il faut s’entendre vite fait sur la définition postmoderne du terme “victoire”.

• A côté de quoi, comme on l’a dit, un général américaniste s’en va, pour être remplacé par un général américaniste. L’OTAN fonctionne à merveille, – sur le terrain, aussi… Les déclarations du général McNeill, qualifié de “tough-speaking” par la presse MSM pour sa propension à enrouler les lieux communs comme on roule des mécaniques et de “Bomber McNeill” par les troupes au sol pour sa propension à faire intervenir l’aviation, manient avec l’habileté d’une StratoFortress (nickname du B-52) le mélange de l’excellent et du désastreux. Notez l’emploi très britannique du “however”... (Cette idée d’une situation qui est un succès alors que les attaques ennemies augmentent est très postmoderne. Prenez-là comme telle. Comme chacun sait, l’ennemi touché à mort se défend avec désespoir alors il attaque encore plus rudement; ou bien, l’ennemi, qui mène des négociations de paix parce qu’il est aux abois, renforce ses attaques pour tenter de renforcer sa position dans les négociations. C’est de la stratégie de littérature de gare, faite pour les relations publiques et ayant exactement cette valeur.) (Sur BBC.News, le 3 juin.)

«Gen McNeill highlighted the east of the country as an example of success. However there has been an increase of attacks in the area, which he blamed on the situation in Pakistan.

»Referring to the current peace talks between the Pakistani government and leading militants there, he said “there appears to be a lack of pressure right now” which had a knock-on effect on Afghanistan.

»“You also know we keep a measurement of what occurs and you know of a time when there has been dialogue or peace deals, the incidents [of attacks in Afghanistan] have gone up.”»

McNeill s’en va alors que le contingent OTAN de l’ISAF est de 53.000 hommes, alors qu’il y en avait 33.000 il y a 15 mois, à sa prise de commandement. Il en faudrait 400.000 (McNeill « suggested that if counter-insurgency guidelines were strictly followed, 400,000 troops would be needed in Afghanistan»). Tout cela fait partie de la comptabilité des militaires-bureaucrates dont les succès au combat se mesurent, au Pentagone, à l’importance des effectifs qu’ils sont parvenus à pomper pour leur théâtre d’opération. Aucune signification militaire, sinon celle du gaspillage et de l’obscurantisme tactique. De toutes les façons, tout cela se termine par l’appel à l’aviation pour lancer des bombes.

• Enfin, cerise sur le gâteau, les déclaration de la soi-disant “marionnette”, le président Karzaï, qui ne l’est pas tant que cela… C’est une bonne mesure de l’extraordinaire incurie occidentalo-otanesque que de trouver rafraîchissantes les déclarations d’un Karzaï (ici, le 2 juin à une télévision indienne, CNBC TV18). Le moins qu’on puisse dire est que Karzaï ne partage pas les clowneries des généraux otanesques et anglo-saxons. Dans le grand désert intellectuel des montagnes afghanes, c’est une intervention intéressante.

«Afghan President Hamid Karzai puts the blame for rising violence in his country on international forces, saying they have mismanaged the fight against the resurging Taliban.

»Karzai said in an interview on Indian television that the West risks losing peoples' goodwill and that its forces should have done more to crack down on Taliban and al-Qaeda bases outside the country.

»In the interview with CNBC TV 18 aired Monday, he didn't directly mention bases in Pakistan, but his government has singled out that country in the past.

»Karzai's criticism — including his insistence that civilian casualties must stop — is important in light of his stated plan to stand for re-election next year. The president is often criticized in Afghanistan for being too close to the United States and Britain.

»The president said Western forces did not focus on “sanctuaries of terrorists” despite his government's warnings over the past five years. “It was a serious neglect of that, in spite of our warning,” he said, adding that other former members of the Taliban who had given up arms were unfairly hunted down within Afghan borders.»

Victoire postmoderne

Il y a, comme on dit, un deal entre l’Anglais et l’Américain. Le premier proclame la victoire pour son camp et son compte et le second peut partir en disant qu’ici, dans cette zone, les affaires marchent vraiment très bien, ce qui montre qu’il part “mission accomplished”. Le Pentagone est content parce que cela “marche bien” notamment à cause des drones (UAV, UCAV), devenus soudain l’arme miracle qui voit tout, qui entend tout, qui sent tout, qui est capable de lire une note en caractère 8 d’une page du Koran qu’un obscur adjoint d’un chef taliban lit dans une grotte. Miracle de la technologie, le renseignement s’avère également extrêmement, miraculeusement efficace, – comme on le décrit en Irak depuis 2003, comme on le décrivit au Liban pour les Israéliens à l’été 2006. Passons sur les détails même si ces détails-là sont révélateurs.

L’Afghanistan est devenu un bazar où se négocient les influences au sein de l’OTAN, où s’affutent les arguments pour tel ou tel système qui comblera le secrétaire à la défense et l’industrie du CMI. Signe de l’époque: comme l’Irak, l’Afghanistan montre que les “marionnettes”, – Karzaï après Maliki, – ont souvent plus de substance et de colonne vertébrale que les présidents occidentaux et les généraux US et britanniques qui roulent des mécaniques en attendant d’avoir un bureau luxueux au DoD ou au MoD.

L’Afghanistan montre, encore plus que l’Irak, ce qu’est devenue la “guerre” morale de l’Occident au nom de la vertu du système. Une bouillie pour les chats, qui n’a d’intérêts que pour les groupes d’intérêts particuliers qui, à Washington, à Bruxelles ou ailleurs dans les capitales de notre civilisation, négocient leur influence et, éventuellement, les commandes d’armement et les postes intéressants dans la bureaucratie. La situation sur le terrain est manipulée à mesure, avec les habituelles sources indubitables venues du renseignement (“intelligence assesment”) dont on sait la pertinence et l’intelligence. A part cela, bien entendu, ces guerres font également détruire et mourir, pour faire tout de même sérieux.

Il est difficile d’appréhender combien de temps un tel système peut durer. La perversion de l’establishment militaire occidental, américaniste au départ mais désormais britannique, dans tous les cas avec la bénédiction de l’OTAN où les Français piaffent d’impatience d’entrer et on les comprend, – est un prodige d’incurie postmoderne. L’inefficacité, le gaspillage et la corruption vont avec, enlisant les puissances militaires occidentales dans des bourbiers qui deviennent d’immenses marécages, immobiles, ponctuées simplement de déclarations de victoire lors des changements de commandement, comme des bulles éclatant à la surface lisse de la chose.

On peut certes essayer de décrypter la manœuvre. Les Américains, comme d’habitude, proclament qu’ils ont besoin de toujours plus (plus d’hommes, plus de bombes, etc.), pour pouvoir dissimuler leur incurie derrière l’insuffisance des moyens et obtenir davantage lors du prochain budget du Pentagone. (Les déclarations de McNeill ont ainsi à voir avec la politique intérieure US et les projets des candidats de réduire le budget du Pentagone.) Les Britanniques, eux, veulent proclamer la victoire dans leur secteur pour tenter de débloquer leur situation sans issue où ils épuisent leurs faibles capacités militaires. Leur rêve est de passer la patate chaude à Karzaï. A cette lumière, on comprend les déclarations de Karzaï et, même, on les goûte comme un mets délicat.

Quant à la situation sur le terrain, on la devine aisément au travers des différentes déclarations. On la décrirait comme la manœuvre classique de la femme de ménage fourrant les cendres de cigarette sous le tapis. Les talibans étaient sortis de leur guerre de guérilla classique, ce qui est une évolution normale pour une guérilla qui se développe. Si l’on considère la mission de l’OTAN, les Occidentaux devaient chercher à casser les reins à cette rébellion devenue conventionnelle, mais surtout et avant tout saisir l’opportunité de la couper de ses racines populaires. L’OTAN a cassé des reins divers et variés, et d’ailleurs plus qu’il n’y en avait chez les talibans, et conduit ceux-ci à revenir aux tactiques de guérilla. Quant aux racines, c’est une autre affaire, et il est plus que probable qu’elles furent renforcées par les tactiques d’intervention de l’OTAN, comme Karzaï lui-même le laisse entendre. On est donc passé d’une situation où l’on pouvait espérer reprendre le contrôle du pays vers sa pacification avec 55.000 hommes à une situation qui, selon les termes du “tough-speaking” général McNeill, nécessite 400.000 hommes. On ne peut mieux faire. Considérant le succès de la chose, on comprend que les Français (bis repetitat) piaffent d’impatience, se ruent, se précipitent vers la réintégration dans l’OTAN. Au stade actuel de l’intelligence française, ils y seront à leur aise, d’ailleurs sans trop de craindre de perdre ce qu’il leur reste de souveraineté, – ce monument à la vanité et à l’incurie occidentale qu’est l’OTAN n’a certainement ni la force ni l’esprit d’ôter sa souveraineté à qui que ce soit.