Discours pour un temps de crise

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Discours pour un temps de crise

23 avril 2008 – Le discours de Robert Gates à l’Air War College, Air University, à Maxwell-Gunter Air Force Base, en Alabama, le 21 avril, pourrait constituer une étape importante dans la crise du Pentagone. Qu’il ait été prononcé dans un établissement de l’USAF fait aussitôt penser qu’il s’adressait plus spécifiquement à l’USAF. Cela a été interprété dans ce sens par Associated Press, qui a publié, le même 21 avril, un compte-rendu du discours. Cette interprétation a aussitôt été dénoncée par le Daily Report de l’Air Force Association, le 22 avril:

«An Associated Press report picked up by news media around the world declares that Defense Secretary Robert Gates believes the Air Force is not doing enough in the global war on terror. The reporter pointedly referred to the Air Force when he paraphrased remarks from a speech Gates made Monday at Air War College in Alabama, but if you read the transcript, Gates doesn’t single out the Air Force. Instead he declares “our services are still not moving aggressively in wartime to provide resources needed now on the battlefield.”»

Cette anecdote est à la fois illustrative de la crise qui se développe au sein du Pentagone, et significative de cette crise. Le discours lui-même l’est également, significatif et illustratif.

Un rapport d’AFP, repris par Defense News du 21 avril, rendait compte d’une façon générale de la substance du discours, – un appel à des attitudes innovantes, audacieuses, etc., pour renforcer l’effort des guerres en cours et adapter de façon radicale la machine de guerre US à la guerre asymétrique... Et même si, effectivement, tous les services sont mis en cause, il faut admettre que l’USAF occupe une place de choix.

«Defense Secretary Robert Gates on April 21 launched a push for more unmanned drones, complaining that the military is “stuck in old ways” and not moving aggressively to meet battlefield needs.

»In a blunt speech at the Air University at Maxwell-Gunter Air Force Base in Montgomery, Ala., Gates called on the Air Force and other services to rethink their priorities in an age of asymmetric warfare.

»“I've been wrestling for months to get more intelligence, surveillance and reconnaissance assets into the theater,” he said. “Because people were still stuck in old ways, it's been like pulling teeth.”

»Gates said he has formed a Defense Department task force to quickly come up with innovative ways to provide more drones and other operational intelligence gathering assets into the field.

»A Pentagon spokesman said the task force, which was formed late last week, will be reporting back to Gates at 30-day intervals on the progress.

«The military currently has some 5,000 “unmanned aerial vehicles,” or UAVs, of varying types and sizes, but commanders' demand for them has outstripped their availability.

»One barrier has been the Air Force's insistence that the drones, which are controlled remotely over battlefields in Iraq and Afghanistan from as far away as Nevada, be flown by certified pilots.»

Aujourd’hui, le New York Times publie un article sur le discours, – deux jours après qu’il ait été prononcé, ce qui signifie que les sources au Pentagone ont signalé au quotidien “de référence” l’importance de cette intervention. L’article reprend l’appel de Gates pour de “nouvelles idées” et l’effort qu’il attend pour le développement des drones. Il revient également sur la question de savoir à qui s’adressait expressément ce discours, – et nous revenons à la question de l’USAF.

«In his speech at Maxwell Air Force Base in Alabama, Mr. Gates did not single out the Air Force for criticism. He said the responsibility should be shared across the military and the vast bureaucracy that researches, develops, builds, buys and fields intelligence assets.

»But the Air Force owns most of these airborne surveillance systems, and the message Mr. Gates delivered at the Air War College at Maxwell was clear — and especially painful to a service whose reliance on expensive new jets can seem at odds with 21st-century counterinsurgencies fought in the alleyways of the Middle East.

»Mr. Gates said he was convinced that the next war would not be a conventional conflict, and that “asymmetrical conflict will be the dominant battlefield for decades to come, and procurement and training have to focus on that reality.”

»In response to Mr. Gates’s criticism, the Air Force Association, a private organization that acts as surrogate and spokesman for the service, issued a statement defending the Air Force’s contributions to the wars in Iraq and Afghanistan. The news release was a throwback to the worst days of interservice rivalry and boiled down, basically, to saying, “Air Force good, Army bad.”»

Il y a sacrément urgence

Ce que suggère Gates est évidemment du rabâchage. Il faut que les forces s’adaptent à la “nouvelle guerre”, la guerre asymétrique. Il faut notamment qu’elles utilisent à fond les technologies nouvelles, de type UAV et UCAV (Unmanned Air Vehicle et Unmanned Combat Air Vehicles). Il faut qu’elles obtiennent plus de renseignement, que leurs interventions offensives soient plus efficaces. Il faut qu’elles profitent du caractère innovant des nouvelles technologies… Il faut, il faut, il faut, et ainsi de suite. Toujours la même rengaine, toujours les mêmes formules, toujours la même référence aux miraculeuses “nouvelles technologies” qui débouchent inéluctablement sur des catastrophes très coûteuses, toujours la même exigence de “s’adapter” à la réalité nouvelle ; en un mot, toujours la même impuissance devant l’insoluble crise du mammouth, du “Mordor”, de la “House of War” de James Carroll, – l’irréformable Pentagone.

Par conséquent, il est inutile de s’attarder à spéculer sur le sort de cette réforme. Il n’y aura rien de nouveau sous le soleil. Il n'y aura d'ailleurs guère de temps pour que le soleil brille beaucoup avant que la crise donne tous ses effets. Plus intéressants sont quelques faits chronologiques en apparence secondaires.

• Pourquoi Gates parle-t-il maintenant sur ce sujet, d’une façon si abrupte, alors qu’il n’est plus pour très longtemps au Pentagone et qu’il s’est jusqu’ici désintéressé de ces questions internes?

• Quels vont être les effets bureaucratiques des orientations implicites dans ce discours?

Nous procéderons par hypothèse. Si Gates s’attaque à ce problème de la situation interne du Pentagone alors qu’il n’a plus que quelques mois devant lui, c’est que la situation est extrêmement urgente. Au contraire de ce que nous disait le discours de Rumsfeld du 10 septembre 2001, il s’agit effectivement d’un secrétaire à la défense qui n’a aucune ambition réformiste pour son compte, s’il en eut jamais, parce qu’il n’a plus de temps. Gates cède aux pressions internes, tant de la hiérarchie civile du Pentagone que de la bureaucratie. “ll faut faire quelque chose...”, lui dit-on; il lance donc l’idée d’une nième réforme, d’une nième orientation avec une Task Force de surveillance (riche idée), mais bien entendu toujours vers les mêmes illusions salvatrices (les “nouvelles technologies” plus rentables, l’adaptation à la guerre asymétrique). La première chose importante dans ce tableau est l’idée de la situation urgente. La crise du Pentagone commence à s’approcher du point de rupture. La seconde chose importante à observer avec ce discours est que les autorités dirigeantes réalisent cette évolution.

Malgré la polémique à ce sujet, malgré la lettre du discours et les communiqués de l’Air Force Association, il est manifeste que c’est l’USAF qui est d’abord visée, pour diverses raisons. La principale de celles-ci est que l’USAF a la charge d’une grande partie de la force d’UAV et d’UCAV dont on attend des merveilles qui tardent à venir, alors qu’elle réclame des sommes exhorbitantes ($20 milliards de plus par an pendant dix ans) pour le seul équipement de ses forces conventionnelles. Nous serions tentés d’observer qu’il s’agit d’un faux procès ou d’un procès sur un point accessoire et que, dans ce cas précisément, l’USAF est surtout le bouc émissaire d’une situation générale catastrophique. D’autre part, l’USAF est sans aucun doute la force qui est la plus affectée par la crise, alors que cette situation est largement ignorée par les autorités diverses qui sont très fortement orientées vers les difficultés des forces engagées directement dans les guerres en cours, c’est-à-dire essentiellement l’U.S. Army et le Marine Corps.

La question est de savoir le sérieux de l’orientation qui est suggérée ici (de plus en plus d’UAV et d’UCAV et autres moyens de technologies avancées convenant paraît-il à la “guerre asymétrique”; de moins en moins de grands programmes lourds, coûteux, inutiles, etc.). Dans le cas de l’USAF, on pense au F-22, déjà plus ou moins mis en cause par Gates et surtout son adjoint England. Mais la même logique ne doit-elle pas toucher également le JSF, dont on annonce qu’il pourrait avantageusement être remplacé par des avions sans pilote dès 2020?

Mais toutes ces hypothèses n’ont guère d’importance pour notre propos. Elles ne font qu'illustrer ce qui apparaît essentiel, qui est le constat de la montée d’un climat d’urgence, voire de panique au Pentagone devant une situation inextricable, à laquelle les vieilles recettes stupides et grossières (mettre toujours plus de $milliards) ou faussement novatrices (les “nouvelles technologies”) ne peuvent rien puisqu’elles n’apportent que gaspillage et inefficacité supplémentaires. La monstrueuse usine à gaz géante du Pentagone est chargée jusqu’à la gueule de $ milliards et de “nouvelles technologies” et l’on ne voit pas que cela ait apporté autre chose qu’une aggravation constante de sa situation..