L’Afghanistan prend la vedette

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L’Afghanistan prend la vedette


31 janvier 2008 — Un processus remarquable est en cours. Il s’agit du passage de l’Afghanistan au centre de la scène des inconséquences occidentales, en remplacement de l’Irak. Bien entendu, c’est la puissance de communication des USA qui veut cela, puisque cette puissance règle effectivement notre communication (en Occident) dans la mesure où les USA sont les maîtres de la représentation de l’information, – c’est-à-dire sa manipulation, son orientation, son interprétation, dans le but de faire correspondre leur perception du monde à leur préoccupation. (Tout cela devient nôtre, au sein de l’OTAN pour ce cas, puisque nous ne parvenons pas à opposer notre représentation à la leur. Mais il faut reconnaître que, pour ce cas justement, nous commençons à rechigner.)

La “narrative” US vient d’enterrer l’Irak en la qualifiant de «good war», terme qui sanctifie la “victoire” du bon général Petraeus. (Bien entendu, comme on le sait, rien n’est réglé en Irak. Nous parlons bien en termes de représentation de l’information. Il n’est pas temps d’objecter sur des détails.) La “narrative” US se tourne vers le conflit restant, l’Afghanistan, prestement qualifié de «bad war».

On a déjà beaucoup évoqué l’Afghanistan ces derniers jours. L’occasion d’y revenir nous est donnée par la publication d’un rapport sur la situation dans ce pays, signé notamment par le général en retraite du Corps des Marines James Jones, ancien commandant en chef suprême de l’OTAN.

Quelques extraits du commentaire d’AFP (par Spacewar.com, le 30 janvier).

«Insurgency-wracked Afghanistan will become a failed state if urgent steps are not taken to tackle a deteriorating security situation and lackluster reconstruction and governance efforts, experts warned in separate reports Wednesday.

»“Urgent changes are required now to prevent Afghanistan from becoming a failing or failed state,” said one report from the Atlantic Council of the United States, led by retired Marine Corps General James Jones.

»It said Taliban militant control of the sparsely populated parts of Afghanistan was “increasing” and civil reforms, reconstruction, and development work “have not gained traction” across the whole country, especially in the south.

»“To add insult to injury, of every dollar of aid spent on Afghanistan, less than ten percent goes directly to Afghans, further compounding reform and reconstruction problems,” the report said.

»Southern Afghanistan has seen the worst violence since the Taliban were ousted from power in a US-led invasion of 2001 following the September 11 terror attacks masterminded by the Al-Qaeda, whose leaders were given sanctuary by the Taliban.

»As US and NATO-led troops wage an uphill battle now to keep the Taliban at bay, civil sector reform “is in serious trouble” despite immense resources poured into the country and nearly seven years of effort by the Afghan government and the international community, the report said.

»“Not just the future of the Afghan people is at stake. If Afghanistan fails, the possible strategic consequences will worsen regional instability, do great harm to the fight against Jihadist and religious extremism,” the report said.

»It would also “put in grave jeopardy NATO's future as a credible, cohesive and relevant military alliance,” it said.»

A la recherche d'un leadership perdu

Les constats de ce rapport n’ont en eux-mêmes rien de révolutionnaire. Cela fait maintenant deux ou trois ans qu’on considère d’une façon régulière que la guerre en Afghanistan suit une évolution catastrophique, qui peut conduire à de graves déconvenues; que, dans cette aventure, l’OTAN peut perdre sa cohésion et pire encore. Mais une nouvelle évolution s’est fait jour depuis quelques semaines. Elle est marquée par des incidents tels que les déclarations de Gates, celle de Sutterfield («good war», «bad war»), voire ce rapport. Elle montre un mouvement très net aux USA pour exposer publiquement le problème de l’Afghanistan, sous des couleurs à la fois d’urgence et de gravité.

(Jusqu’ici, c’était du côté européen, dans divers pays selon les circonstances, que la gravité de la situation en Afghanistan était mise en évidence. On a vu cela, notamment, au Royaume-Uni.)

A quoi correspond cette évolution du côté US? La gravité de la situation n’est pas une réponse suffisante. La situation en Afghanistan est grave depuis 2-3 ans, on l’a dit. Par contre, cette gravité n’implique pas la possibilité pour l’OTAN d’une défaite catastrophique. L’OTAN est, comme l’U.S. Army en Irak, logiquement d’une façon similaire tant l’OTAN a été “américanisée” à cet égard, une sorte de monstre postmoderne qui se trouve, devant la guerre du guérilla moderne, ou guerre de 4ème génération, à la fois impuissante et invincible. Elle ne peut vaincre dans les conditions de combat qu’elle développe parce que ses méthodes et ses équipements sont indéquats; mais son adversaire ne peut la vaincre dans les conditions de combat qu'il développe parce que les méthodes et les équipements de l’OTAN sont trop puissants pour cela.

On dira bien sûr que cette situation où l’OTAN est incapable de gagner la guerre et où les talibans et assimilés (l’adversaire étant de moins en moins réductible aux seuls talibans) gagnent du terrain s’ils ne peuvent l’emporter complètement constitue un poids politique grandissant, mais rien ne nous dit que la tension politique est aujourd’hui insupportable. Elle le fut plus à divers autres moments dans le passé, par exemple lorsqu’il apparut possible que les Hollandais pourraient refuser d’envoyer le contingent important qu’ils envoyèrent finalement, mettant pendant plusieurs mois l’OTAN devant la possibilité immédiate d’une très grave crise conjoncturelle.

Il faut chercher une raison, non pas dans la situation en Afghanistan même, mais dans la situation des USA, – ou plutôt dans l’évolution de la position des USA eux-mêmes et dans l’évolution des USA par rapport aux alliés. Notre hypothèse principale a déjà été suggérée par des remarques ci-dessus («good war», «bad war», etc.). Elle est essentiellement d’ordre psychologique qui est cette certitude faussaire d'avoir “gagné” en Irak, et porte sur un but multiple de la part des USA:

• Redresser une image de puissance irrésistible des USA, singulièrement chez les allées de l’OTAN.

• Utiliser cette nouvelle image, ou image “relookée”, pour s’imposer parmi les alliés beaucoup plus qu’ils n’ont réussi à le faire, au niveau de la coordination militaire, de l’untégration et du contrôle. (Nous avons déjà précisé qu’à notre sens, c’est au niveau aérien qu’ils veulent essentiellement la prépondérance; d’autre part, ils veulent la fin des restrictions qui soumettent l’intervention dans les différentes zones à l’autorisation des autorités nationales des divers contingents nationaux de l’OTAN qui s’y trouvent.)

• Il est entendu, cela va de soi selon la “narrative” US, que ces évolutions permettront aux USA d’apporter la poussée décisive qui permettra à l’OTAN de l’emporter en Afghanistan. Les USA dans leur rôle favori: le 7ème de cavalerie arrivant à la rescousse pour sauver le convoi attaqué et encerclé.

Tout cela n’est possible que grâce à la “victoire” en Irak, toute faussaire et fabriquée qu’elle soit. Pour poursuivre notre hypothèse, nous pensons que les bureaucraties US ont fini par croire à la réalité de la “victoire” irakienne, selon le caractère principal du virtualisme qui veut que les faussaires soient les premiers à croire à leur montage. A cela s’ajoute le changement des préoccupations aux USA, où l’Irak est passé au second plan des préoccupations nationales. Cela libère les dirigeants américanistes de l’hypothèque irakienne qui orientait tous leurs efforts en les liant à une bataille complètement accaparante. Cela leur permet de se touner vers le théâtre afghan en arguant auprès de leurs alliés de cette “victoire” faussaire pour réclamer la prépondérance stratégique.

Car là est bien entendu l’enjeu, et c’est pourquoi cette réapparition de la question afghane concerne beaucoup plus les rapports à l’intérieur de l’OTAN que la bataille en Afghanistan. Pour les USA, le premier but est de reprendre la prépondérance sur leurs alliés en Afghanistan. Le problème est que, comme l’ont montré les réactions alliées aux déclarations de Gates, ces alliés ne sont nullement prêts à reconnaître la prépondérance US dans ce cas. Au contraire, comme le remarque une source à l’OTAN, «les remous qui ont suivi les déclarations de Gates et le climat qui s’en est suivi montrent que les alliés européens des USA à l’OTAN ne sont nullement prêts à accepter les remontrances et les pressions US. Bien au contraire, les tensions et l’acrimonie subsistent et s’amplifient».

C’est que les alliés ne sont, au contraire des bureaucraties de Washington, nullement la dupe du montage virtualiste de la soi-disant “victoire” en Irak et de la perfection militaire des USA qui serait ainsi démontrée. Au contraire, ils tiennent que les difficultés en Afghanistan sont autant, sinon plus la conséquence des erreurs et des interférences US dans la bataille (notamment la brutalité des interventions aériennes) que de leur propre insuffisance. Ils sont moins que jamais prêts à accepter les remontrances US, donc les idées tactiques et la volonté de contrôle accru des USA sur le conflit.

L’orientation actuelle ouvre plutôt ce que les Anglo-Saxons nomment une “collision course” entre les USA et leurs alliés en Afghanistan. Au-delà, cette querelle et les interférences qu’elle susciterait dans les opération auraient l’effet de démontrer l’impossibité de fonctionnement de l’OTAN dans ces opérations dépendant de la G4G, dont on voudrait pourtant faire la mission centrale de cette même OTAN. L’enjeu est désormais que cette démonstration malheureuse dépendrait moins du fait technique de l’incapacité opérationnelle de l’Alliance (bien qu'elle soit avérée) que du fait politique de l’incapacité de la coopération opérationnelle entre les USA et les autres. Le cas est très grave parce que, pour la première fois, nous quittons la situation classique de cette sorte de querelle, – où, même s’il y avait contestation entre les deux parties, les alliés européens se trouvaient en infériorité psychologique parce qu’il faisait moins que les USA. Pour la première fois, c’est le contraire. Les alliés peuvent prétendre avoir fait plus et faire plus que les USA en Afghanistan, et donc repousser les prétentions US selon un argument incontestable. Les USA, eux, ne sont pas plus prêts qu’à aucune autre occasion à accepter une telle contestation de leur leadership. Ils le sont même moins que jamais alors que leur leadership est plus contestable qu’il n’a jamais été, justement parce qu’ils croient percevoir que leur leadership est contesté.

Même si l’action des talibans y concourre, l’OTAN n’a vraiment pas besoin d’eux pour se mettre en danger de mort.