La saison du doute et du désarroi

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La saison du doute et du désarroi

3 janvier 2008 — Il n’est pas très risqué d’avancer que les présidentielles de 2008, aux USA, sont ouvertes, incertaines, importantes, sans favoris affirmés dans les deux cas, – bref, sans guère de précédent dans cet ordre du désordre et de la confusion sinon celles de 1968 pour notre époque récente. (Même celles de 1932, avec lesquelles il y a peut-être d’autres similitudes, étaient plus ordonnées à cet égard.) Cette originalité de l'élection de 2008 est accentuée par le fait incontestable que l’homme qu’il s’agit de remplacer est également sans précédent, et idem pour sa présidence, sa politique, son action. Tout est sans précédent, aujourd’hui, aux USA.

Il y a des signes significatifs pour nous confirmer l’exceptionnalité de l’année 2008. Nous avons relevé quelques-uns, ces jours derniers. Ils contribuent à décrire un paysage électoral US qui sort de l’ordinaire.

• L’affirmation des extrêmes marginaux. (Voir Ron Paul et Dennis Kucinich) Les deux candidats que doivent naturellement rejeter les deux partis, sembleraient pouvoir parvenir à tenir un certain rôle dans ces élections. Si c’est le cas, ce rôle sera assez visible pour être significatif, pas assez puissant pour entrer dans la course comme gagnant possible. Il s’agirait alors d’une présence profondément déstabilisatrice parce qu’elle serait perçue comme annonçant une candidature indépendante sérieuse (de l’un ou de l’autre, de l’un et de l’autre, qu’importe).

• L’affirmation d’inquiétudes sérieuses au sein même de l’establishment, avec la possibilité d’une candidature indépendante Bloomberg qui serait suscitée par ce même establishment. Comme on l’a vu également, les contestations de cette possibilité, également au sein de l’establishment, se développent avec des arguments révolutionnaires.

• La première élection primaire, dans l’Iowa, a commencé (aujourd’hui) dans la plus grande confusion concernant les résultats. Il n’existe aucun favori qui marque sa position. On peut très bien envisager des primaires aussi chaotiques que celles de 1968, à nouveau, avec des favoris changeants selon les résultats (en 1968, on eut successivement ou presque parallèlement, du côté démocrate, Eugene McCarthy, Robert Kennedy jusqu’à son assassinat, Hubert Humphrey, pour terminer avec une convention marqué par des incidents très violents à Chicago et un quasi-éclatement en deux du parti démocrate). D’ores et déjà, les premières indications montrent un grande intérêt des électeurs des deux partis.

The Independent d’aujourd’hui signale cet intérêt pour le vote, avec le commentaire suivant:

«Conceivably, even greater novelties are in store. The last time the American electorate was in so foul a collective mood was in 1992. That year, an eccentric Texan billionaire named Ross Perot won 19 per cent of the vote. This year's possible independent candidate is the eminently more reasonable figure of Michael Bloomberg, Mr Giuliani's successor as mayor of New York and, as of last year, no longer a member of either party. Mr Bloomberg denies such talk, but who knows?»

• En aucun cas on n’a vu décroître l’agressivité d’un camp pour l’autre et des candidats d’un même parti entre eux. C’est plutôt le contraire qui se développe, conformément à une campagne qui, dans le ton, dans la vigueur des accusations, représente une “montée aux extrêmes”. C’est justement cette situation qui est dénoncée par le regroupement signalé plus haut pour une éventuelle candidature indépendante, éventuellement celle de Bloomberg. Citons à nouveau les termes de la lettre de l’ancien sénateur Boren appelant au rassemblement signalé ici, et l’on voit bien que la démarche porte explicitement sur une tentative pour stopper l’“esprit partisan” qui déchire la campagne : «…our political system is, at the least, badly bent and many are concluding that it is broken at a time where America must lead boldly at home and abroad. Partisan polarization is preventing us from uniting to meet the challenges that we must face if we are to prevent further erosion in America's power of leadership and example. […] Today, we are a house divided. We believe that the next president must be able to call for a unity of effort by choosing the best talent available – without regard to political party – to help lead our nation.»

Une interrogation centrale sur le cœur de la crise

Il y a une chose extrêmement significative et très impressionnante, à laquelle nous ne prenons pas assez garde, dans ce début des primaires des présidentielles US de 2008. Il s’agit du changement brutal de préoccupation, disons le “thème” de l’élection. En quelques semaines, depuis novembre, nous sommes passés de l’Irak à la situation intérieure, avec l’hypothèse de la crise économique (la crise économique remplaçant l’Irak), à l’interrogation fondamentale sur le système. Comme on l’a vu ci-dessus avec le passage cité contre “l’esprit partisan”, c’est effectivement le thème central du groupe qui s’est formé pour une candidature indépendante de l’establishment (Bloomberg ou un autre).

On se retrouve avec deux groupes en action, on dirait parallèlement. D’une part, le groupe des candidats, qui ne songent évidemment qu’à une chose: le résultat des élections primaires. Aujourd’hui l’Iowa, demain le New Hampshire, etc. Leurs arguments sont de pure contingence électorale, leur attention est concentrée sur les sondages, sur les ripostes argumentées ou en forme d’anathèmes à l’un ou l’autre, etc., et tout cela d’autant plus fortement que l’affrontement partisan est vif. D’un autre côté, un groupe informel, composé de personnalités, de regroupements, de candidats marginaux pour lesquels l’enjeu est moins la victoire électorale selon les normes que la participation marquante et nécessairement critique au processus électoral du système, comme candidat ou pas. Dans un cas ou l’autre, on est proche d’une stratégie de rupture.

Ce deuxième groupe, par sa composition et sa diversité, et aussi parce qu’il retient l’attention des médias, est celui qui donne sa tonalité à la campagne. C’est ce groupe qui a placé “en haut de l’agenda” une critique du système, d’une façon d’autant plus significative que certains composants de ce groupe sont complètement partie prenante du système (Bloomberg & Cie). D’une certaine façon, ce groupe a mis à l’ordre du jour la critique du système par le fait même, simplement parce que lui-même existe dans sa diversité. Pour la première fois dans une élection présidentielle US, effectivement, cette critique anti-système forme un faisceau d’accusations venues des côtés les plus opposés qu’on imaginer. (Un Ron Paul ou un Kucinich, à côté plutôt qu’“en face” du groupe Bloomberg.) C’est cette originalité qui, sans être nécessairement formulée ou identifiée, retient de facto l’attention des médias et renforce l’orientation de la campagne.

C’est un phénomène particulièrement remarquable. Jusqu’ici, les critiques contre le fonctionnement du système étaient liées à un homme et à son administration. Bush, depuis son élection truquée de 2000, puis avec son activité depuis 9/11 écornant d’une façon plus ou moins flagrante les règles et les droits constitutionnels, était le principal objet des attaques de cet ordre. C’était plus un homme et son administration qui étaient mis en cause que le système lui-même. Au contraire, Bush était l’homme qui représentait une grave menace pour le système, impliquant que le système était par logique antagoniste entièrement vertueux. (C’est la logique-Watergate: un homme, – Nixon, – responsable des dysfonctionnement, et nullement le système puisque le système allait se débarrasser de lui après l'avoir mis en accusation.)

On pouvait penser que les élections présidentielles prolongeraient et élargiraient cette logique. Puisqu’on allait se débarrasser de Bush, le système reprendrait le dessus et les choses reprendraient leur cours normal. Dans ce cas, l’Irak ou la crise économique aurait pris le dessus et aurait servi d’exercice pratique pour la condamnation quasi-posthume de Bush, pour la plus grande gloire du système. Dans ce cas également, les républicains auraient fait le dos rond, sans vraiment pouvoir s’affirmer, et auraient été destinés à perdre sans coup férir cette élection. Il semble bien que les choses ne prennent pas cette orientation, comme on peut en juger dans ce début de campagne. (On ne parle pas de l'issue de la campagne, car une victoire démocrate reste assez probable, mais bien du déroulement de la campagne.)

Plus encore. Ce tournant est d’autant plus surprenant qu’il n’a pas de cause précise. Au contraire, les causes les plus spectaculaires pour ouvrir un débat de campagne sont circonstancielles (Irak, économie), alors que le jugement sur le statut du système était lié à un avatar humain (Bush) qui n’est certes pas nouveau et qui va disparaître. L’attitude partisane n’est pas non plus un fait nouveau, c’est même une caractéristique fondamentale du système depuis la fin de la Guerre froide. Alors, pourquoi la situation du système dans son ensemble semble devenir aujourd’hui insupportable à certains? (La réponse est par ailleurs évidente mais ne relève pas du fait politique: parce qu'elle est devenue effectivement insupportable. Comme l'écrit Steve C. Clemons à propos du sénateur Hagel: «But what is needed now are rebels. I think Hagel is that kind of rebel, though he is disgusted with Washington and both parties (perhaps a good thing)...»)

Il faut accepter l'hypothèse qu’il y a une pression générale de la situation, pression très forte mais peu identifiable, qui tend à faire évoluer les choses dans le sens que l’on voit. On pourrait penser également qu’il y a, là aussi, du point de vue psychologique comme en matière économique, une sorte de “fascination de la crise”, pour le meilleur ou pour le pire motif, plus ou moins consciemment. En effet, il va sans dire que cette interrogation centrale sur le système et son fonctionnement constitue le cœur de la crise de l’américanisme.

Bien entendu, il s’agit d’un constat de début de campagne. Nombre d’événements peuvent survenir, dans tous les sens, pour marquer une nouvelle orientation ou renforcer celle qu’on constate. Reste le fait de la surprise de voir débuter une campagne présidentielle dans un climat brusquement rendu dramatique par une interrogation aussi centrale. C’est au moins prendre une mesure de l’énorme potentiel de tension souterraine qui caractérise aujourd’hui la vie politique aux USA. C'est également avoir à l'esprit l'évidence que, si cette retrouve le moule de la normalité du système, rien ne sera résolu.