Merci, “Yo Blair”

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Merci, “Yo Blair


19 août 2007 — On a du mal à suivre les articles de la presse britannique ce matin, en se demandant où se trouve la pire catastrophe en préparation. On passe de l’Afghanistan à l’Irak, de l’Irak aux relations UK-USA… Les fruits de la politique de défense de la civilisation de Tony Blair sont déjà amers, épouvantables, insupportables, et ils attendent Gordon Brown à la rentrée en lui réservant de nouvelles mauvaises surprises. On ne peut imaginer, même dans les pires cauchemars, une politique pire pour le Royaume-Uni que celle qu’a suivie Tony Blair depuis le 11 septembre 2001, lorsqu’on en considère aujourd’hui les effets. Il s’agit, désormais, de la possibilité de “défaites” militaires majeures pour les Britanniques. (“Défaite”, — on en verra plus sur le terme, plus loin.)

• Il y a d’abord un formidable article de Mark Townsend dans The Observer d’aujourd’hui, sur l’Afghanistan, avec cette question lancinante : cette guerre est-elle gagnable?

«During weeks as the only newspaper on Afghanistan's front line, The Observer had access to those embroiled in the bitterest fighting for decades, a unique insight into a conflict more complex, ferocious and challenging than is popularly understood. Their assessments, hopes and fears offer an extraordinary, at times bleak, picture of a daunting war. No one privy to its intensity dared believe a quick-fix solution is near, but occasionally chinks of hope would appear amid the unrelenting demands of what the historians may recall as one of the most difficult campaigns in British military history.

»For now the so-called Unwinnable War remains winnable. Just. Time is tight, more troops are desperately needed and the Afghan people require convincing. All the time an enemy is evolving and, more than ever, it is events beyond the borders of southern Afghanistan that may yet conspire most against the British in Helmand.

»He thought he was safe in assuming he had witnessed the worst British fighting of modern times. A veteran of the close-quarters battle for Goose Green during the Falklands conflict, the army medic felt qualified to offer his verdict on what he had witnessed in Helmand. “Every life lost here is an utter waste,” he said in his makeshift military surgery. Day after day he watched British men, filthy and exhausted, troop home after hours of fighting. Often they could celebrate another tactical victory. Yet the enemy kept growing stronger.

»Defeated in the morning, the insurgents strengthened overnight. British infantrymen are locked in combat against a hydra: chop off one head and it sprouts two more…»

…Et ainsi de suite. L’article résonne d’une impression épouvantable d’inutilité, de vanité, dans l’action d’une guerre qui semble s’alimenter d’elle-même, qui semble s’aggraver à mesure qu’on croit progresser vers l’amélioration. C’est pourtant le “front central” britannique. L’autre n’est pas en meilleur état.

• … En effet, en même temps, plusieurs autres quotidiens londoniens s’attachent à une autre situation militaire britannique, une autre situation désastreuse, — en Irak, bien sûr. C’est The Independent qui aborde (aujourd’hui également) l’aspect opérationnel du point de vue le plus “national” (sans trop de références aux relations UK-USA). Il décrit la situation catastrophique à Basra et envisage la question du point de vue d’un retrait des forces britanniques et d’un redéploiement en Afghanistan.

«Those seeking to describe what conditions are like for the 500 British troops at Basra Palace, the last coalition foothold in Iraq's second-largest city, liken them to the US Cavalry encircled in a wooden stockade. “It's the wild, wild west,” said Kenneth Pollack, a foreign affairs expert at the Brookings Institution, a Washington think tank, who recently visited Iraq. A Labour MP, Kevan Jones, said the Basra Palace base was “surrounded like cowboys and indians”.

»This is scarcely an exaggeration. Troops inside the complex, built for Saddam Hussein on the banks of the Shatt al-Arab waterway, have told relatives and friends that they are being hit by indirect fire – rockets and mortar bombs – up to 60 times a day. It is no longer safe to sleep in tents, and all have been forced into “hard” accommodation. Every time a resupply convoy is sent from the Contingency Operating Base (COB) at Basra airport, the only other British outpost in southern Iraq, it comes under fire. As one military source put it: “People are getting killed just bringing in toilet rolls.”

»Although the constant bombardment is taking its toll of facilities and equipment at Basra Palace, the forces based there can still hit back hard: one recent firefight, in which a British soldier died and three others were seriously wounded, was unofficially estimated to have killed 30 to 40 militants. But senior commanders are telling the Government that this is not what British forces were sent into southern Iraq to do. They want to hand over the base to Iraqi forces without further delay and “reposture” the 5,000 troops remaining at the COB. That piece of military jargon obscures their real desire, which is to withdraw most of them from Iraq as soon as possible.

»Last week Major General Graham Binns took over as commander of the multinational force in south-east Iraq for another torrid six months. But this was not how the script was intended to run. His predecessor, Major General Jonathan Shaw, was supposed to be the last general to hold the post, because it was expected that during his tour he would hand over security in Basra city and province to the 10th Division of the Iraqi Army, and pave the way for full political control by the Iraqi provincial council.

»Instead, the fighting in Basra this summer has been more intense than at any time since the allied invasion in 2003. Already 41 British servicemen and women have been killed this year, more than in any other year since 2003. If losses were to continue at the present rate, they might exceed the 53 suffered four years ago, when some 45,000 British troops took part in a full-scale war. The question now is: are British soldiers dying needlessly in southern Iraq?»

• On voit dans notre Bloc-Notes de ce jour que deux autres quotidiens britanniques envisagent la question de la situation britannique en Irak surtout du point de vue des relations avec les USA. Bien entendu, le diagnostic n’est pas enthousiasmant.

• Il s’agit de savoir où, dans cet imbroglio, se situe l’essentiel. On peut raisonner en termes guerriers et croire vraiment qu’il s’agit de “guerres” au sens conventionnel du mot, où il y a un méchant et un gentil, où il y a un vainqueur et un vaincu (admirez la correspondance contradictoire des mots… Se pourrait-il qu’un méchant remportât une guerre ?). C’est un peu court pour l’imbroglio. Il y a certes des guerres, il y a même des défaites et des victoires, mais affirmer cela ne résout aucune question fondamentale. Il faut faire des choix dans l’importance des questions, pour pouvoir parler plus précisément de “défaite” et de “victoire”... Notre choix principal sera donc d’observer que la situation, déjà catastrophique pour eux en termes militaires, est, pour les Britanniques, exactement inverse à celle qu’ils souhaiteraient. Entre leur guerre afghane et leur guerre irakienne (*), c’est la seconde qui importe le plus alors qu’ils estiment absolument que la plus importante pour eux est la première. (Certes, toutes ces guerres sont absurdes, mal faites, sans perspective, chaotiques ; mais, à l’intérieur du système, il y a des nuances et des appréciations différentes d’intérêt.) L’Irak compte plus pour les Britanniques parce que leur position dans cette guerre, ou en quittant cette guerre, constitue aujourd'hui un facteur déterminant de leurs relations avec les USA. Le reste, notamment les Britanniques en Afghanistan, Washington n’en a cure.

Saïgon ou… Suez à l’envers?

“Défaite”? Ce terme, que nous utilisons plus haut, existe-t-il dans les conditions de la guerre nouvelle, la G4G, que nous imposent les politiques anglo-saxonnes parties en guerre contre un adversaire qui se fabrique à mesure qu’on avance? Ces guerres en apparence disproportionnées, où les adversaires se battent en faisant des guerres différentes, où “défaite” et “victoire” sont des termes qu’il faut redéfinir… Certes, mais les situations existent toujours.

La “défaite” existe donc toujours, sous forme d’“images” avec une force politique, dans une époque faite d’“images” contenues à l’intérieur d’une fiction (“narrative”), — la représentation virtualiste du monde qui nous sert désormais de guide et de vérité révélée par les services de la communication. Ainsi va la “politique”, dans notre temps historique, que cela nous plaise ou non, que cela nous choque ou pas. C’est à partir de ces “images” que se construisent les politiques et certains s’y entendent pour les fabriquer (les “images”).

Le Sunday Times note ce matin : «[Stephen] Biddle, a senior fellow at the Council on Foreign Relations who advised Bush on the troop surge, said Iran would use its influence with the Shi’ite Mahdi Army to exploit the situation. “It will be a hard withdrawal. They want the image of a British defeat . . . It will be ugly and embarrassing,” he said.»

… “Embarrassant“ comme une “défaite”, n’est-ce pas? Les Britanniques craignent aujourd’hui leur “Saïgon”, en référence au catastrophique retrait transformé en déroute des derniers Américains du Sud-Vietnam en 1975 (rappelez-vous les hélicoptères US en vol stationnaire happant les derniers Américains et Sud-Vietnamiens pro-US sur le toit de l’ambassade US à Saïgon). Le même article du Sunday Times, remarque :

«When the British went into Iraq they were believed to have more expertise in counter-insurgency than their US allies still learning the lessons of humiliation in Vietnam.

»But now they are facing their own “Saigon moment” with plans for a withdrawal predicted by some on the British side to be ignominious and by a US military adviser [Stephen Biddle] to be ugly and embarrassing.»

Mais non, la situation est très différente de Saïgon. La guerre ne se fait pas seulement entre Britanniques et les diverses factions irakiennes tournoyant dans le chaos qu’est devenu l’Irak, comme elle se faisait entre les USA et les communistes au Vietnam. Elle se fait aussi, et bientôt surtout, entre les deux alliés. Les Britanniques «semblent ne toujours pas avoir compris ce qu’est vraiment la guerre transatlantique» écrivons-nous par ailleurs.

C’est un grand sujet d’étonnement, cette méconnaissance de la psychologie américaniste, et, par conséquent, du comportement américaniste, de la part des Britanniques. Il y a une vanité britannique sans fin dans l’idée qu’ils se sont faite depuis la Deuxième Guerre mondiale, qu’en établissant ces fameuses “relations spéciales” ils allaient pouvoir manipuler les Américains à leur guise et utiliser à leur profit les avantages de la puissance US dont ils seraient les alliés privilégiés. Peut-être les Britanniques n’ont-ils pu imaginer, — et c’est là leur défaut de vanité, — qu’ils trouveraient plus retors qu’eux dans le sens de l’hypocrisie, de la satisfaction de soi et de l’ingratitude inconsciente (par satisfaction de soi justement). C’est pourtant le cas, par cousinage aggravé par la distance et l’isolement, et par la psychologie systémique qu’avait devinée Tocqueville. (Nous passons sur les évidentes vertus américanistes, par contraste. Pour en savoir plus, consultez votre quotidien MSM le plus proche.) Le comble de la vanité britannique a été de croire que les Américains étaient des naïfs manoeuvrables à souhait ; cela confine à de la naïveté de la part des Britanniques, — mais peut-être le comble de la vanité se nomme-t-il naïveté ?

Les Américains ont besoin à la fois de boucs émissaires pour détourner les accusations lancées par les événements du monde réel contre leur exceptionnalité et de souffre-douleur pour retrouver toute leur vertu ainsi écornée. Les Britanniques font l’affaire. Comme nous ne parlons pas de la scène internationale, dont les Américains se foutent du tiers comme du quart, mais de la scène washingtonienne, c’est donc à Washington que sera monté le procès du Royaume-Uni-sans-Blair. Ce sera un procès pour haute trahison et désertion devant l’ennemi, il va sans dire.

Le dossier sera fourni. Bush et Washington n’ont pas oublié le refus de Gordon Brown de prendre à son compte le concept de “guerre contre la terreur”. Dans l’imaginaire bushiste et washingtonien, le retrait britannique probable d’Irak prendrait bien l’allure de la preuve irréfutable de la faute. Et s’il y a “déroute”, s’il y a l’équivalent du “Saïgon moment”, ce ne sera rien de moins que la confirmation divine de la faute par punition instantanée. Un bonheur: faute révélée et punition appliquée dans le même événement. Il y a effectivement du divin là-dessous, — ou, plutôt, là-dessus.

L’hypothèse nous conduit sur notre chemin favori, qui est la difficulté considérable du maintien en l’état de la relation intime établie entre Bush et Blair, — et l’impossibilité quasi-biologique d’en fabriquer, en douceur, une autre qui soit moins intime et tout aussi avantageuse (ce qui est l’idée de Gordon Brown). Le comportement des Britanniques en Afghanistan, le fait qu’ils portent l’essentiel du poids de cette guerre ingagnable, n’importent pas, pour l’essentiel, au système de l’américanisme. Cela ne rattrape en rien le péché britannique en train de se faire en Irak. (Cloisonnement des crises, bien entendu.)

Certains historiens, essentiellement anglo-saxons, font l’analogie entre l’attaque de l’Irak et la crise de Suez. A notre sens, ils se trompent. Mais l’“image” persiste et l’on pense aujourd’hui en termes d’“images”. Alors, barbotons un instant en milieu anglo-saxon, adoptons l’image et poursuivons l’analogie, — mais d’une plume critique, naturellement. Plus qu’un “Saïgon moment” pour les Britanniques, la phase qui semble débuter (retrait britannique, précipité éventuellement) serait l’achèvement d’un Suez à l’envers. Si l’on s’en tient au seul aspect anglo-saxon (Français mis à part), la crise de Suez vit les Britanniques s’embarquer dans cette expédition sans les Américains et même contre eux, et en ressortir la queue basse, “récupérés” par ces mêmes Américains avec l’aide de quelques amis (MacMillan). Cette fois, ils y sont allés avec les Américains et ils songent à s’en retirer, la queue encore plus basse, en laissant les Américains dans la nasse. C’est une situation qui pourrait conduire à un terrible affrontement avec les Américains. Voilà ce que nous nommons “un Suez à l’envers”.

… Et la porte ouverte à bien des bouleversements.


(*) Notre lecteur Hashem Sherif a raison. Erreur d'inattention de notre part car c'est bien comme il dit que nous voulions dire. Notre pensée a donc été rétablie avec la rectification, conformément au sens du texte et comme le dit ce qui suit aussitôt après la parenthèse.

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