L’Amérique cadenassée, ou la démocratie dictatoriale à la recherche d’un “dictateur à rebours”

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L’Amérique cadenassée, ou la démocratie dictatoriale à la recherche d’un “dictateur à rebours”


5 septembre 2006 — Cinq années après l’attaque du 11 septembre 2001, les USA se trouvent dans une étrange situation. Les analyses tant conceptuelles que plus précisément juridiques tendent à nous donner de cette situation américaniste la vision d’un système bloqué, enfermé dans une logique qu’on qualifierait, de façon bien surprenante, dans tous les cas de “dictatoriale”, voire de “totalitaire”. Les événements et les mesures prises depuis 5 ans nous conduisent à ce constat.

L’atmosphère est de plus en plus tendue et dramatique. L’administration est en état de siège autant à cause de cette situation intérieure tendue qu’à cause d’une situation internationale plongée dans un grand désordre dont elle est essentiellement, voire exclusivement responsable. Un phénomène intéressant est que la référence à l’Allemagne nazie est désormais partout présente dans le débat politique aux USA, aussi bien du côté des critiques de l’administration que du côté des “offensives” médiatiques et virtualistes de l’administration (voir l’“offensive finale” de von Rumsfeld).

La situation structurelle autant que conjoncturelle du pouvoir américaniste est marquée par quelques grands points.

• Le cadre juridique a été bouleversé de fond en comble par le “Patriot Act”. Comme l’on sait, certains auteurs, comme Jacob G. Hornberger, le comparent à l’ensemble législatif dit “Enabling Act”, imposé par Hitler après l’incendie du Reichstag en 1934. (Dans cette étonnante comparaison, Hitler apparaît plus “libéral” puisque sa loi devait être renouvelée annuellement, à la différence du “Patriot Act”. On n’arrête pas l’ironie sacrilège.)

• Le cadre stratégique de l’action du pouvoir est verrouillé par une notion étrange : la “guerre contre la terreur”, qui est inéluctablement présentée comme une “guerre sans fin”. Cette guerre n’est pas officiellement déclarée mais n’en est pas plus illégale pour cela, puisqu’il n’y a pas d’Etat, ni d’entité juridique reconnue à qui “déclarer” la guerre. C’est le paradoxe absurde de la “guerre contre le terrorisme” : comment peut-on concevoir de déclarer la guerre à une méthode, à une tactique, à une façon de se battre, etc.? Paradoxe suivi de son contraire, tout autant absurde : comment dénier formellement qu’il y ait une guerre si cette guerre déclarée part tant d’autorités officielles ne peut être, par définition, formellement déclarée par absence d’entité juridique adéquate chez l’ennemi? Quelque chose d’extrêmement concret et formel (une “guerre déclarée”) dépend par conséquent d’une perception interprétative marquée par l’émotion, la panique, l’hystérie, la trouille carabinée, etc. (9/11 est un acte de guerre, donc il y a guerre, et le Président des USA déclare : “Je déclare la guerre…”).

• Le tissu officiel de communication et d’information des USA (la MSM, ou MainStream Media, les think tanks et leurs experts, etc.) a en général complètement adopté la façon de voir et d’agir de l’administration (mesures de restriction des libertés aux USA, “guerre sans fin”). L’auto-conditionnement de la presse officielle est intense, très efficace, encadré par un réseau serré de commentateurs et d’experts qu’on pourrait comparer à des “policiers de la pensée” puisqu’une part de leur travail est de veiller à ce que les normes de la doctrine soient respectées par la presse MSM. Il ne s’agit pas d’une spéculation ou d’une interprétation. Cette situation résulte d’un bouleversement complet de l’orientation de ce domaine dans les 30 dernières années, conduit exactement pour ce qu’il est, dans le but avoué de modifier l’opinion générale. Il s’agit bien d’un “complot” à ciel ouvert, qui a obtenu un résultat retentissant d’efficacité, au vu et au su de tous. On respecte en général cette réussite sans trop y trouver rien à redire, et on sacrifie religieusement, et avec une conviction vertueuse, à ce nouveau conformisme.

• Le Président est le commandant en chef des armées et il a la responsabilité de la sécurité de la nation. Tant que la guerre n’est pas “finie”, il doit veiller à ce que toutes les diverses mesures en place perdurent et fassent sentir leurs effets. La guerre ne peut être finie puisqu’elle est “sans fin”. Cette notion, éventuellement contestable au départ, a été confortée jusqu’à devenir une vérité nationale par les soutiens unanimes de toutes les autorités, du parti démocrate à l’opinion publique.

• L’opposition officielle n’existe pas en tant que telle. Le parti démocrate ne fait pas d’opposition, il collabore, éventuellement d’une façon critique, à la politique de l’administration. Il ne conteste ni le cadre juridique nouveau (qu’il a soutenu par son vote) ni la “guerre contre la terreur” (qu’il critique seulement comme étant menée maladroitement ou pas assez vigoureusement). Pour corroborer cette impression de blocage, également du côté démocrate, on a vu hier le cas de Hillary Clinton, envisageant d’abandonner ses ambitions présidentielles pour 2008 selon l’idée que le système fonctionne trop mal pour l’instant («  “I would not be surprised if she were to decide that the best contribution she can make to her country is to forget about being president and become a consensus-maker in the Senate,” said a leading Democratic party insider. “She believes there is no trust between the two political sides and that we can’t function as a democracy without it.” »)

• Bien sûr, il peut y avoir un changement de majorité en novembre prochain. Il aura lieu, sans doute. Et alors ? Bush va être encore plus critiqué, parce qu’il fait mal la guerre, parce qu’il ne contrôle rien, parce qu’il est nul, parce qu’il est corrompu, parce qu’il entend de travers les consignes que Dieu a la grande bonté de lui envoyer. L’exécutif sera un peu plus bloqué et poursuivra ses manigances. Le Congrès prendra les mesures qu’il faut : augmenter encore le budget du Pentagone, par exemple, pour satisfaire quelques groupes de pression dans des Etats-clés. Sur le fond, rien de changé : toujours le cadre restrictif de libertés et la “guerre sans fin”, puisque le terrorisme n’est pas réduit. Mais certes, toujours plus de désordre (voir plus loin).

“La démocratie passe, la dictature demeure”

La question qui vient à l’esprit alors est celle-ci : les USA peuvent-ils, — s’ils le veulent — sortir de ce cadre tentaculaire où ils se sont placés ? Hornberger, déjà cité, observe:

« Bush’s rationale for his omnipotent powers, on the other hand, is that, as the nation’s military commander in chief in the “war on terrorism,” his omnipotent powers will last as long as the war continues. Of course, since it is impossible to know with any degree of certainty when the last terrorist is exterminated or neutralized, that means that for all practical purposes the “war on terrorism” is perpetual, which means that Bush’s powers are perpetual as well (and will as well be held by his democratically elected successor in 2009). »

Nous avons souligné le point qui nous paraît important, qui correspond à l’idée implicite du texte de Hornberger, résumée par son titre : « A Democratic Dictatorship. » La vertu même, — vertu proclamée, dans tous les cas, — de l’américanisme devient la prison où l’américanisme s’est enfermé. Il faut en effet peser tout le sens de l’expression : ce sont les mécanismes mêmes de la démocratie qui interdisent de sortir de la “dictature”. Ces mécanismes ont permis que le cadre dictatorial soit installé, — tant le cadre juridique que le cadre spéculatif et de l’évaluation, que le cadre de la communication. Ce que la démocratie a fait, seule la démocratie peut le défaire, — ainsi nous dit, stricto sensu, la pure vertu de ce système qui fait béer d’admiration la plupart des milieux intellectuels d’Europe occidentale. Ainsi Hornberger nous dit-il à nouveau l’essentiel et le fondamental lorsqu’il écrit: « …which means that Bush’s powers are perpetual as well (and will as well be held by his democratically elected successor in 2009). »

Cela signifie que l’élection de 2008 ne changera rien par elle-même. GW parti, le cadre dictatorial qu’il a établi avec la complicité générale et à la demande générale reste en place. En un sens, c’est une drôle de formule, une formule à contre-emploi — “la démocratie passe, la dictature demeure”. Le Président n’est pas un dictateur, il est le premier officier de la République au service du cadre que la République veut pour elle-même, — fût-ce un cadre dictatorial. On voit bien que GW ne compte pas pour grand’chose, non plus éventuellement que son successeur, fût-ce un successeur femme, — et l’on comprend alors les hésitations d’Hillary.

Car la question devient alors: que peut ce successeur? Peut-il bouleverser de fond en comble la scène américaniste pour briser le cadre dictatorial où elle s’est inscrite depuis 9/11? Il faudrait d’abord qu’il le veuille. Rien n’est moins sûr. Admettons pourtant cette hypothèse extrême : il le veut, — le pourrait-il pour autant?

La scène américaniste est un imbroglio de forces plus ou moins concurrentes tactiquement, liées par un intérêt stratégique fondamental commun. Le premier point (tactiques concurrentes) implique par la résultante de forces qui s’annulent une absence de changement d’orientation fondamental des événements courants, notamment par le surgissement d’un acteur plus puissant que les autres imposant sa volonté aux autres ; le second point implique une fidélité générale au cadre commun. (Les deux points s’additionnent pour créer cette constante écrasante du caractère américaniste : un conformisme de fer.) Le cadre américaniste a été bouleversé de fond en comble avec 9/11 et aussitôt après ; puis il s’est figé. Les concurrences tactiques jouent à nouveau et empêchent un changement d’orientation. Même si certains s’en émeuvent, reste la fidélité générale au système.

Un nouveau président qui voudrait changer radicalement le cadre actuel (restriction des libertés publiques, “guerre sans fin”) se heurterait à des coalitions ad hoc rassemblant la bureaucratie, l’industrie, les experts, le monde de l’information et des communications qui dispense un effet terroriste d’obligation de conformisme. Il faut admettre que n’importe pas le contenu des choses, — par exemple, l’absurdité de la “guerre sans fin” — mais importe la nécessité de ne rien modifier de fondamental dans l’équilibre des forces. La restriction des libertés publiques et la “guerre sans fin” forment le mot d’ordre du nouveau conformisme. Aucun président post-GW ne pourra briser cela, il y perdrait son autorité, sa puissance, peut-être sa position.

Conclusion : il faudrait un coup de force pour changer l’orientation du système à partir de 2009. Il faudrait… un dictateur ?! Exactement : disons, un “dictateur à rebours” pour défaire le cadre dictatorial qui a été démocratiquement imposé par le système de la Grande République. Si ce n’est un blocage, c’est au moins son jumeau.

Perspective : la Grande République va-t-elle devenir une dictature ? Pas du tout. Elle l’est déjà au plus qu’elle peut l’être. Elle garde d’autres structures essentielles, basées absolument sur la liberté et qu’il est impensable, absolument impensable de restreindre (la privatisation, le marché libre, Wall Street, Halliburton et les lobbies, les parlementaires qu’il faut arroser, le fric partout, tout cela se nourrit de liberté). La Grande République va donc continuer à marcher en boitant, en claudiquant, en se contredisant, en fulminant, en dénonçant le Rest Of the World, en faisant erreur sur erreur, en proclamant partout la liberté et la démocratie radicale avec des actes et des mesures dictatoriales. Ne cherchez aucun machiavélisme, vous trouveriez porte close et cerveaux absents. Par contre, vous aurez du désordre, encore du désordre, toujours du désordre. La tension continuera à monter, les psychologies à s’exalter. Et le système, le pauvre, qui n’aime pas le désordre.

Le jeu passionnant est celui de la “Fin Dernière” : qu’est-ce qu’il se passe au bout de tout cela ? Langue au chat.