Le JSF et le “chaos créateur”

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Le JSF et le “chaos créateur”

24 avril 2006 — L’étonnante saga du JSF continue, avec des nouvelles venues alternativement et successivement de l’un et l’autre pays engagés dans le programme. Il s’agit à nouveau de l’Australie, qui s’était signalée, notamment le 14 mars et 21 mars, par des inquiétudes concernant des caractéristiques techniques de l’avion, ses capacités opérationnelles, son coût, etc. Il est manifeste, observions-nous, qu’un puissant courant est en train de naître dans ce pays pour mettre en question le choix du JSF, et que cette affaire devient un débat national.

D’autre part, les événements alimentent et justifient ce courant. Après les nouvelles polémiques du Royaume-Uni, de Norvège et d’Italie, l’intérêt et la polémique reviennent en Australie. Cette fois, il s’agit nettement de la question du prix du JSF.

Plusieurs articles de la presse australienne ont exposé ces derniers jours la question du coût de l’avion. Nous citons essentiellement le Sidney Morning Herald, du 16 avril et du 20 avril. Nous savons par ailleurs qu’une augmentation du coût du programme a d’ores et déjà été annoncée.

Du côté australien, tel que les informations nous détaillent le cas très récemment, plusieurs points sont mentionnés. Le constat semble être que le coût général du programme pour 100 avions, annoncé à $12 milliards (tous les prix sont en dollars australiens, sauf mention “$US”) en 2002, serait désormais évalué à $16 milliards, et peut-être $18-$20 milliards.

Plusieurs points détaillant ou explicitant ce constat, ou l’enrichissant, doivent être mentionnés.

• Une déclaration de départ, rendue publique le 16 avril: «  “The total cost of the JSF project has already increased significantly, with the US General Accounting Office revising the cost upwards this year from $US256 billion ($351.8 billion) to $US276 billion,” [ Australian Flight Test Services chief executive Peter Goon] said. “Our estimates indicate that another very significant cost increase will be announced within the next three to five weeks.” » (Signalons que la première augmentation signalée par Peter Goon, — de $US256 milliards à $US276 milliards pour tout le programme, — ne vient pas, selon nos informations, d’une prévision du GAO mais bien d’une évaluation interne du Pentagone, le processus SAR.)

• Dans le même article du Sidney Morning Herald est rapportée cette déclaration d’un porte-parole de Lockheed Martin, — déclaration étonnamment candide, qui se place après l’annonce de la première augmentation du coût officiel depuis quelques jours : « Andrew Sloan, a spokesman for JSF manufacturer Lockheed Martin, conceded that it was likely that further cost estimates would be announced. “We currently estimate the planes will cost around $100 million each, but then you have servicing, maintenance, training and other costs on top of that which you can usually estimate to double to cost of the plane which then brings you up to around the $18 billion to $20 billion mark for Australia,” Mr Sloan said. »

• Le 20 avril, des précisions nouvelles concernant le coût sont annoncées, avec cette précision étonnante pour les pays “favorisés” qui seront les premiers à acheter le JSF, — par conséquent, éventuellement les pays non-US d’ores et déjà engagés dans le programme, s’ils maintiennent leurs engagements, — qu’ils payeront l’avion plus cher que ceux qui l’achèteront plus tard… « Separate figures from the US Government Accountability Office, released in March, showed the cost of the Joint Strike Fighters would be much higher for those, like Australia, who are buying planes produced early in the manufacturing cycle. Australia wants 100 planes and will order its first batch in 2010 for delivery in 2012. According to the US figures, the average cost of Joint Strike Fighters produced this year will be $US125 million. That cost gradually decreases over the 20-year life of the program. »

• Enfin, cerise sur l’imbroglio australien du JSF, l’annonce que le F-22A, évidemment reconnu comme supérieur au JSF et que le lobby anti-JSF australien préconise d’acheter à la place du JSF, coûterait de moins en moins cher et se rapprocherait du JSF de ce point de vue… « The problem [of the F-22] has always been price. Australia's military has insisted it is at least three times as expensive as the Joint Strike Fighter and simply unaffordable. But the latest US Department of Defence selected acquisition report, released earlier this month, shows that the F-22A can be bought for $US127 million ($172 million) each. That is down 17 per cent on figures quoted two years ago. »

Fin de notre tentative de détailler l’imbroglio.

La danse de Saint-Guy du coût du JSF

Ces nouvelles si diverses, souvent inattendues et souvent étonnantes, laissent une étrange impression. La question qui vient à l’esprit est de savoir si le programme JSF existe vraiment en tant que “programme”, — c’est-à-dire quelque chose d’organisé, de coordonné, avec éventuellement des perspectives de contrôle acceptables.

Combien coûte le JSF aujourd’hui, selon ce que rapportent les indications ci-dessus? $US70 millions (équivalent de $100 millions australiens), selon les évaluations initiales de 2002 entre l’Australie et Lockheed Martin ? Ou bien le double, selon le constat étrangement impavide du porte-parole de Lockheed Martin ? Ou bien $115 millions, selon le processus SAR du Pentagone ? Ou bien $125 millions, prévision d’aujourd’hui pour 2012, selon le GAO ? Ou bien, de moins en moins cher avec le temps qui passe, comme l’annonce le GAO ? Ou bien, plus cher que le pharamineux F-22, dont on apprend qu’il n’est pas si cher que cela puisque son prix baisse ? Et tout cela, en attendant la très prochaine augmentation, annoncée par Peter Goon et confirmée par Andrew Sloan.

Étrange impression, disions-nous, parce qu’il semblerait d’abord que non seulement plus personne ne sache exactement ce que coûte le JSF, mais qu’en général on finit par baisser les bras pour y comprendre quelque chose ; parce qu’il semblerait également que les Américains eux-mêmes, — et Lockheed Martin en premier, — ne sont plus guère intéressés à tenter de faire taire les bruits alarmistes et à démentir les estimations inquiétantes ; parce qu’il semble enfin que nous soyons entrés dans un domaine extraordinaire marqué par la plus complète contingence, voire par un “laisser-faire” intégral des estimations et des projections de coût. Le programme JSF semble avoir conquis sa complète indépendance et ne plus dépendre des lois habituelles de la production industrielle et de la comptabilité courante mais de ses propres caprices interprétés aux vents mauvais qui soufflent dans ce domaine.

Une hypothèse nous vient à l’esprit, qui nous paraît en accord avec l’état d’esprit général qui règne outre-Atlantique. Notre impression finale est plus globale que le seul cas du JSF, et nous verrions alors le programme JSF comme une application de plus des conceptions en cours à Washington. Cela n’aurait rien d’illogique car l’énormité du programme, son ambition initiale, son contenu hautement politique dès l’origine rencontrent finalement parfaitement cet état d’esprit.

Si l’on veut une analogie, le programme JSF, c’est comme les “plans” américanistes pour envahir l’Irak, c’est comme l’Amérique depuis la fin de la Guerre froide de façon ouverte. L’idée est de frapper un énorme coup initial, de tout le poids de la puissance américaniste. Par tous les moyens, on investit l’objectif avec cette force extraordinaire, quitte à briser les structures existantes. C’est bien le cas du JSF qui fut dès l’origine présenté comme “une stratégie industrielle à lui tout seul” (voir Aboulafia et le groupe Teal) qui allait révolutionner le marché en le brisant pour qu’il se recompose de lui-même aux normes du JSF. Cette recomposition, comme l’après-guerre en Irak, devrait se faire comme on l’a écrit naturellement, d’elle-même, selon les normes américanistes agissant comme évidentes inspiratrices mais sans orientations, sans plan particulier. Le programme JSF, c’est donc l’application ultime du “chaos créateur” cher au capitalisme américaniste. Rien n’est prévu, c’est-à-dire que tout se déroulera selon l’absence de plan prévu.

Rien n’est prévu, certes, mais on comprend la destinée de la chose. Pour ce qui concerne les coûts, la tendance est “haussière”, systématiquement “haussière” comme disent les experts boursiers. Nous aurons des surprises stratosphériques — il reste des années pour cela.