De la QDR à la “Long War”

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De la QDR à la “Long War


8 février 2006 — L’univers schizophrénique dans lequel a basculé Washington, sans la moindre discussion possible, rend délicat le commentaire au jour le jour. Ainsi le mélange d’une part du lancement dans le public de la notion de “Long War”, assorti d’un tableau surréaliste de la ‘feuille de route’ qui nous attend, et d’autre part la publicité faite à la QDR 2005 dans sa version définitive, conduit à des amalgames évidemment surréalistes. Nous nous déplaçons dans un univers de faux semblants, de miroirs déformants, et, pour tout dire, dans un univers transformé en asile d’une schizophrénie collective évidemment sans précédent.

(Sur le fond statistique de cette schizophrénie : nous verrons vendredi, lorsque nous publierons un rapport sur la réalité chiffrée du terrorisme, le contraste entre cette réalité et l’interprétation qu’en fait Washington. Il y a de la place pour mille diagnostics de schizophrénie, dont le notre après tout. Ou bien, si l’on veut un énoncé plus docte de ce diagnostic, relire les appréciations de Peter Van Ham, de l’Institut des Relations Internationales néerlandais de Clindendael : «  America has declared itself at war, and is closing itself off from the rest of the world, physically as well as psychologically. [...] The rising tide of anti-Europeanism in the United States is a clear sign that America's foreign policy is becoming autistic, unwilling to listen to its own friends. [...] Rising anti-Europeanism indicates the closing of America's mind, and we won't see a festive reopening any time soon. »)

Sur ce que nous nommons le “tableau surréaliste de la ‘feuille de route’ qui nous attend”, nos lecteurs peuvent trouver notamment dans le Washington Post du 1er février et dans le New York Times du 5 février, c’est-à-dire les deux “journaux de référence” de service, les salades dont ils (nos lecteurs) feront leurs choux maigres. Quant à nous, inutile de nous demander de nous pencher là-dessus. Ce serait faire un peu trop d’honneur à ces élucubrations bureaucratiques concernant une guerre qui n’existe pas, contre un ennemi dont la réalité, telle qu’elle est présentée, est le seul fruit des constructions fiévreuses des ateliers du Pentagone. Si le terrorisme international existe, il n’a pas la figure et la structure des plans de Washington qui sont réalisés avec une indifférence complète pour la réalité. Il faut laisser aux analystes officiels ou proches le soin de commenter doctement ces plans pour la “Long War” réalisés par leurs collègues du Pentagone. C’est un travail en commun, une sorte de circuit fermé où la soi-disant planification renvoie à la soi-disant analyse critique de la planification ; on est dans le même univers fabriqué.

A côté de cela, certains points nous apparaissent remarquables.

• En même temps que le Pentagone lançait l’expression “The Long War” comme on lance la dernière marque de savonnette en vogue, il rendait public la nouvelle QDR, la QDR 2005, un document de 90 pages. Nos lecteurs ont suivi l’évolution de la QDR, entre les espoirs (utopiques, nous le reconnaissons) de réforme et le constat de l’irrémédiable échec, jusqu’aux derniers spasmes. La QDR 2005 est un échec total, complet, absolu, et le requiem politique d’un homme, Donald Rumsfeld. (C’est nous qui le disons et d’autres font de même.) Rumsfeld méritait mieux, comme il l’avait montré et comme nous n’avons cessé de le rappeler. Mais il portera le travers de s’être lui aussi laissé emporter par la schizophrénie de 9/11 et après.

• La proximité des lancements publicitaires des deux documents et la confusion perverse entretenue par la bureaucratie ont ajouté un effet à l’autre et chargé la QDR de vertus auxquelles elle est totalement étrangère. (Car, bien entendu, l’absence totale de substance réelle de la QDR a été voilée par une dialectique virtualiste extrémiste, maximaliste, etc.) Cela nous vaut d’étranges réactions, de commentateurs en général plus avisés. C’est le cas de Simon Tisdall, dans The Guardian de ce jour. Tisdall écrit : « The Bush administration's re-characterisation of its “global war on terror” as the “long war” will be seen by critics as an admission that the US has started something it cannot finish. But from the Pentagon's perspective, the change reflects a significant upgrading of the “generational” threat posed by worldwide Islamist militancy which it believes to have been seriously underestimated.

» The reassessment, contained in the Pentagon's quadrennial defence review presented to Congress yesterday, presages a new US drive to rally international allies for an ongoing conflict unlimited by time and space. That presents a problematic political, financial and military prospect for many European Nato members including Britain, as well as Middle Eastern governments.

» According to the review, a “large-scale, potentially long duration, irregular warfare campaign including counter-insurgency and security, stability, transition and reconstruction operations” is necessary and unavoidable. Gone is the talk of swift victories that preceded the 2003 Iraq invasion. This will be a war of attrition, it says, fought on many fronts.

» Donald Rumsfeld, the US defence secretary, suggested at the weekend that western democracies must acknowledge they are locked in a life or death struggle comparable to those against fascism and communism. “The enemy have designed and distributed a map where national borders are erased and replaced by a global extremist Islamic empire.” »

• Tout cela — tout ce qui écrit dans la QDR comme dans les documents du Pentagone sur The Long War — est à la fois pompeux, infondé et plutôt l’indice d’une lâcheté bureaucratique remarquable. Le QDR 2005 est un non-document témoignant de la paralysie du système américaniste. Il ne dit rien des énormes problèmes budgétaires auxquels le Pentagone est confrontés. Comme, à partir du budget de l’année 2007, les coûts de la “Long War” seront inclus dans le budget général du Pentagone (au contraire de ce qui est fait jusqu’ici, où ces sommes sont votées à mesure par le Congrès), ce même Pentagone se trouvera obligé de financer ses guerres. Cela se fera aux dépens des grands programmes auxquels la QDR n’a pas touchés. C’est alors que des mesures de réductions, voire de suppression seront prises, dans le plus grand désordre. La QDR est un document classique du type “reculer pour mieux sauter” (ou plus mal sauter…).

• La “Long War” est un slogan de bande dessinées, recyclant les mêmes choses dites depuis 9/11. Contrairement à ce que nous dit Tisdall (et tous les généraux US transformés en agents de propagande), la perspective de la “guerre contre la terreur” depuis 9/11 n’a jamais été celle d’une “swift victory” (encore un autre slogan publicitaire, des neocons cette fois, pour forcer à la guerre en Irak). On a toujours, depuis 9/11, privilégié les hypothèses des plus longues guerres possible jusqu’à la guerre sans fin, et cela dans l’habituelle intention de l’establishment d’entretenir la mobilisation. On rappellera un avis immortel de Colin Powell, du 22 septembre 2001, onze jours après 9/11, cité de la sorte par le Scotland on Sunday du 23 septembre 2001 : « Le secrétaire d’État américain a averti que la guerre de l’Amérique contre le terrorisme réussira mais qu’elle pourrait ne jamais finir. » — Brave Powell, l’homme qui annonçait la victoire dans une guerre qui ne finirait jamais…

• En tournée de propagande dans les Terres Extérieures sur tous ces sujets hollywoodiens, le brigadier général Mark Kimmitt (« a key strategist in the US central command covering the Middle East », notait le Guardian du 7 février) est venu parler à Londres le 6 février au soir. Il a admis que « the presence of more than 300,000 foreign troops in the Middle East, most of them American, was a “contributory factor” to instability in the region. » Il y a eu même ces étonnantes remarques sur l’aspect “culturel” de l’action US : Kimmitt « suggested that the US had learned from past mistakes and that in future it would be “more sensitive to [the] culture” of the people who lived in the Middle East. He referred, as British military commanders have traditionally done, to the need to attract “hearts and minds”. The US army was setting up a corps of officers, he added, which would “understand the Middle East”. » Inutile de rappeler à Kimmitt les objurgations de Wolfowitz annonçant que la guerre serait vite expédiée en Irak, non seulement grâce à la formidable technologie US, mais aussi parce que les G.I.’s y seraient accueillis en libérateurs, car l’un des aspects essentiels de leur mission serait “ to win hearts and minds ”. En ressortant ce slogan archivé sur son disque dur, Kimmitt a du oublier de noter qu’il était de seconde main. Bref, la question culturelle est réglée puisque, par une pirouette technologique exceptionnelle et grâce à deux ou trois discours de GW, « [t]he US army was setting up a corps of officers, he added, which would “understand the Middle East” ».

• A part cet aspect folklorique et ahurissant de légèreté à l’égard du problème essentiel de ces aventures (l’aspect culturel), Kimmitt expose un “plan” qui revient à dire qu’il faut confier une plus grande partie de la “Long War” à venir aux pays concernés, sous la direction de fer du Pentagone bien entendu, en même temps qu’il faut rendre les forces US plus légères et plus rapidement déployables. C’est une rengaine qu’on entend depuis un demi-siècle (la “Doctrine Nixon” de 1970 ne disait rien d’autre) et qui n’a jamais pu se concrétiser de quelque façon que ce soit. C’est encore plus vrai aujourd’hui, où le Pentagone est dans l’état de désordre et de gaspillage où on le voit, et les forces US dans l’état de décrépitude où elles sont. « Kimmitt, […] said winning the “long war” would necessitate increased “security assistance, intelligence-sharing and advice” for allies. “Regional nations must participate and lead the fight,” he said.

» A revived, enlarged international coalition would enable the US to “re-posture” its Middle East ground forces once stability in Iraq and Afghanistan was achieved, he said. Ground forces that remained would be quickly deployable elsewhere; and their area of operations would grow to include old and new theatres in south-east Asia and east and north Africa. »

• L’intervention de Kimmitt est surtout une indication politique basée, comme d’habitude, sur un constat grotesque de la réalité (“nous avons fait le travail en Irak, maintenant encourageons les autres à faire de même dans leurs zones et occupons-nous d’autre chose”). Kimmitt nous a simplement dit est que les militaires américains en ont assez de l’Irak et qu’ils veulent à tout prix éviter un nouvel Irak, où ils seraient engagés directement. Le slogan “the Long War” leur permet d’affirmer que l’Irak n’est qu’un épisode, sur le point d’être clos par le triomphe qu’on sait, et qu’il est temps de passer à autre chose.

• En attendant, nous reviendrons sur le terrain, en Irak, et nous constaterons comme chaque jour que les Américains, les militaires en premier, ne sont pas encore partis ni sortis de l’auberge… Tant pis pour Kimmitt et “the Long War”.