En passant par l’Île Longue…

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En passant par l’Île Longue…


23 janvier 2006 — La “sortie” de Jacques Chirac à l’Île Longue, à propos de la dissuasion, en a remué beaucoup sans éclaircir beaucoup à première vue. La variété des interprétations répond-elle à l’éventuelle obscurité du propos? C’est à voir. (Ou bien c’est tout vu, — on verra.)

Les interprétations ont été nombreuses, diverses, un véritable patchwork. Voici une petite revue de presse.

• L’AFP, relayée par Defense News, rapporte quelques avis d’experts. « Chirac’s unexpected warning to “rogue” states was intended to show that “one does not leave the monopoly of deterrence to the Americans”, argued Dominique Moisi, of the French Institute of International Relations (IFRI). ”It was a Gaullist-inspired speech aimed at giving renewed legitimacy to France’s deterrent arsenal, within the context of Europe,” he said. » Autre expert en stratégie, Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS, qui présente une approche européenne: « Jacques Chirac wants to give credibility to the European Union’s strategic autonomy. »

• Interviewé par le journal suisse Le Temps, François Heisbourg, directeur de la Fondation des Etudes Stratégiques, cultive une approche plus circonstancielle et intimiste : « Le discours lui-même n'a été précédé d'aucun effet d'annonce. La veille, le chef d'état-major des armées laissait entendre qu'il s'inscrirait dans la continuité de ce qui existait. Tout le monde a été pris au dépourvu. Il y a donc recherche d'un effet de surprise, ce qui dans les affaires de dissuasion nucléaire est quelque chose de délicat. […] Je pense plutôt que le président a voulu rappeler qu'il est aux commandes, qu'il est toujours le président et qu'il est d'une autre stature que ceux qui voudraient être président et ne le sont pas. »

• Il est manifeste que Le Guardian de Londres est tout sauf satisfait. On lit dans son éditorial du 21 janvier : « Nuclear issues can be extremely arcane. But there is a simple point here: how can countries such as Iran and North Korea be persuaded not to seek the bomb if the ''official'' nuclear powers flaunt their double standards and issue threats? As President Chirac quipped memorably of someone else in a different context: he missed an excellent opportunity to shut up »

• Le site trotskiste WSWS.org a une approche extrêmement critique et conforme à la doctrine. Il s’agit d’un acte d’une puissance colonialiste, avec du sang impérialiste sur les mains, puissance habituée à protéger avec brutalité ses intérêts :

«  Chirac’s threats must therefore be taken seriously. The ruling class of France, which has a long history of imperialist crimes and bloody colonial wars, would not be deterred from the nuclear devastation of large areas if it saw its “vital interests” endangered. […] …it is clear that Chirac is not prepared to be outdone by US President Bush when it comes to the defence of his country’s own imperialist interests. The French government — alongside Germany — did not oppose the Bush war against Iraq out of consideration for international law or any abhorrence of the brutal aggression by the US, but because it saw its own imperialist interests endangered. 

• Le Monde publie un éditorial sur la question, le 22 janvier, où il résume ce qu’il perçoit des réactions extérieures et de la signification de l’événement. Il y ajoute une réserve connue, mais toujours fondée, derrière la crise entre l’Occident et l’Iran : « Les observateurs étrangers ne s'y sont pas trompés. Qu'ils s'en félicitent, comme les Américains et les Britanniques, ou qu'ils le déplorent, comme les Allemands, ils tiennent le discours prononcé par Jacques Chirac sur la dissuasion nucléaire pour une étape importante dans l'évolution de la pensée stratégique française. […] Un rapprochement a été fait un peu rapidement entre le discours de Jacques Chirac et la crise avec l'Iran. Même si le moment où elle est publiquement exprimée n'est pas innocent, l'évolution de la pensée militaire française n'est pas liée à tel ou tel événement. Elle était indispensable, sauf à rendre obsolète la dissuasion nucléaire et inutiles les moyens qui y sont consacrés. Mais la question posée par la rupture actuelle entre Téhéran et les Occidentaux est de savoir au nom de quoi la dissuasion nucléaire serait un privilège réservé à quelques puissances et interdit aux autres. La réponse apportée est que, pour la France, le nucléaire ne saurait servir à des fins militaires lors d'un conflit. Il n'est pas sûr qu'elle convainque les aspirants à la bombe.< »

• La réaction en Allemagne a été extrêmement vive dans les milieux où l’on n’est pas tenu à une certaine solidarité. L’opposition s’est déchaînée dans le sens d’une critique pacifiste, montrant par là que peu de choses ont changé en Allemagne, avec un pacifisme qu’on retrouve aussi viscéral qu’au temps de la Guerre froide. Le gouvernement a cherché à expliquer qu’il n’y avait rien de nouveau dans l’attitude française. Le Figaro du 22 janvier relève la quasi-unanimité hostile de la presse, avec le contraste suivant entre un des rares cas approbateurs et un exemple de condamnation abrupte : «  Seule exception notable dans une presse souvent déchaînée, le quotidien conservateur Die Welt va jusqu'à “remercier” Chirac d'avoir ainsi imposé “une analyse de la menace et une stratégie d'autoaffirmation” des cibles potentielles du terrorisme. Les autres journaux abondent en commentaires critiques, à l'instar du constat de “désastre” de la Berliner Zeitung. Particulièrement virulent, le Frankfurter Rundschau, proche du SPD, estime qu'on ne pouvait “rien attendre d'autre” de la part d'un “président qui a érigé tout et son contraire en vérité immuable”. Dans son analyse, Jacques Chirac a annoncé cette “approche flexibilisée» du recours au nucléaire “parce qu'il ne veut pas entrer dans l'histoire comme le président qui a aboli la force de frappe dont l'absurdité est pourtant établie”.  »

• Autre exemple de réaction, celle de la presse espagnole, telle que rapporté par le quotidien australien Herald Sun, le 21 janvier : « But Spanish press commentators were less restrained. « Whether he wanted to or not, Chirac is playing the game of the Bush administration,” which would like to make it diplomatically easier to envisage nuclear action, said the daily El Pais. The French leader's comments “do little for the fight against proliferation” of nuclear arms “at a delicate time faced with the challenge of Iran,” it added. »

Cette diversité des réactions et des interprétations, qui n’est certainement pas exclusive, rend compte de l’éventuelle obscurité du propos quant à sa signification circonstancielle et événementielle, — obscurité voulue, peut-être, et alors on se trouverait sur le terrain de la dissuasion par la sémantique (l’adversaire éventuel ne comprenant pas grand chose à ce qui était dit peut toujours craindre que c’est contre lui que sont dirigées les foudres présidentielles). Qu’importe, au demeurant. Ce qui importe, au contraire, c’est de connaître l’effet obtenu, dont on ignore s’il fut voulu, et dans ce sens, — et dans quel sens d’ailleurs ? Nous voici sens dessus dessous…

Il y a bien la manière de Chirac, son goût pour les “coups” imprévisibles et incontrôlables (voir le récit de Heisbourg). La solennité du propos et l’apparent aspect révolutionnaire vont dans ce sens. Pourtant, on ne sait ce qu’il en reste, et toutes les interprétations sont bonnes : Chirac fait-il le jeu de Bush ou bien s’affirme-t-il contre Bush? Ou bien fait-il une opération de politique intérieure? Ou bien fait-il tout cela ensemble, et le reste en plus?

C’est dit, à la confusion possible du propos présidentiel répond sans aucun doute la confusion certaine des réactions. Il est donc temps de tenter de se dégager de ces contingences, pour essayer d’atteindre à l’essentiel. Il s'agit d'observer la signification objective et l'effet objectif de la substance du discours. Ajoutons qu'il va de soi que ce qu’il restera de ce discours et de son effet ne sera pas dans les commentaires médiatiques, sauf exception confirmant la règle. Rien de plus normal.

• La première chose, c’est la réaffirmation tonitruante que la puissance nucléaire française existe et qu’elle est totalement indépendante, et qu’elle est intégralement modernisée par les seuls moyens français. Seule la France, en plus des Etats-Unis, peut dire cela dans le monde développée occidental. (Notez le silence officiel britannique et rappelez-vous cette observation de Cole Moreton, dans The Independent du 6 novembre 2005, pour juger de l’indépendance britannique dans la matière du nucléaire: « So MPs can rage all they like about not getting a vote, and the Prime Minister can warm his hands on Britain's apparent status as a nuclear power, but when it comes to replacing Trident, whatever the cost, one outcome is more likely than anything else: we will wait and see what America does. Then copy it. »)

• ... Cela implique que, dans ce domaine, les Français sont qualitativement et en termes d'autonomie de décision, l'alter ego des Américains (par définition, le seul alter ego dans le camp occidental). Pour approuver ou pour contester les démarches américaines. Dont acte.

• Notez aussi la rage allemande, qui en appelle aussitôt à l’irrépressible tendance pacifiste de la pensée politique allemande d’après-guerre, surtout au SPD. (Cela mesure en passant ce qu’il faut penser de l’alliance Chirac-Schröder des années 2002-2005.) Le commentaire de Frankfurter Rundschau, proche du SPD, sur “l’absurdité établie” de la force de frappe française nous en dit long là-dessus. Comme exemple de rage impuissante, ce jugement d’“absurdité établie” fait l’affaire… (Cette rage impuissante rappelle celle du négociateur allemand, le maréchal Keitel, arrivant à la table de négociation pour signer la capitulation allemande le 7 mai 1945 et constatant la présence des Français.)

• ...Et l'on pourrait penser que le discours puisse être perçu, en Allemagne, comme un rappel de la situation stratégique européenne: qui, en Europe, possède la puissance stratégique suprême? Rappel intéressant pour le chemin à faire avec Merkel. Dont acte, là aussi.

• Par conséquent, le discours est un fait majeur d’au-delà de la spéculation politique, outre la spéculation politique qu’il suscite. Son effet est de remettre les idées en place pour ce qui est des puissances respectives aujourd’hui, s’agissant de l’essentiel qui est la puissance nucléaire ; cet effet sera silencieux et dissimulé mais il fera son chemin et s’inscrira dans les consciences. La puissance nucléaire indépendante de la France est un fait majeur des grands courants historiques, et sa remémoration dans tous les esprits qui comptent vaut bien un discours aux interprétations diverses, puisque l’essentiel a été atteint grâce à l’effet spectaculaire. On ignore si Chirac a voulu cela, et l’on dira que cela n’a aucune importance : cet effet-là dépasse la personne, la pensée et les calculs d’un président pour toucher au fondamental de la situation historique.

• Par conséquent, s’il fallait faire un choix dans les commentaires cités, nous choisirions ce commentaire que cite AFP/Defense News : « It was a Gaullist-inspired speech aimed at giving renewed legitimacy to France’s deterrent arsenal… » (Dominique Moïsi, de l’IFRI). Effectivement, une re-légitimation, un acte essentiel d’autonomie et de souveraineté. Cela valait bien une ballade à l’Île Longue.


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