Un silence assourdissant

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Un silence assourdissant


14 juillet 2004 — Nous ne sommes pas des spécialistes de la revue de presse mais il n’est point nécessaire de l’être pour constater combien la presse non-américaine est restée particulièrement indifférente aux bruits assourdissants quoique dissimulés, d’origine états-unienne, sur l’éventualité d’un report de l’élection présidentielle US. Mentionnons tout de même un commentaire de The Independent sur la question. On appréciera qu’il reste prudent même s’il nous dit l’essentiel du point de vue des faits.


« Tom Ridge, the Secretary for Homeland Security, has asked legal experts in the US Justice Department to examine what changes may be needed in law to give the government the power to put off voting in case of disruption by al-Qa'ida or other terrorist groups.

» The idea, first reported by Newsweek magazine, was floated several weeks ago by the US Election Assistance Commission. Members of the commission were spurred by events in Spain in March when terror attacks on the train network just before national polling helped oust the sitting government.

(…)

» Political reaction to the idea was mixed, however, especially among Democrat members on Capitol Hill. “That would be the ultimate surrender to terrorism for a democracy,” argued the Massachusetts Representative William Delahunt. »


En Europe, rien de significatif sur les grandes chaînes TV à notre connaissance, rien de significatif non plus dans les quelques grands médias que nous avons consultés. Aux USA, les “grands” journaux ont répercuté la nouvelle mais, le plus souvent, comme dans le cas du Washington post, en minimisant les possibilités qu’une telle mesure soit considérée. (Le titre du Post suffit pour montrer l’approche : «  Lawmaker Doubts U.S. Warnings of Possible Attack to Stop Elections. ») D’une façon générale, on met l’accent dans ce type de présentations sur les déclarations de Candy Rice disant qu’il n’est pas dans l’intention de l’administration de prendre une telle mesure. Sans préjuger de l’avenir qui peut changer bien des prévisions, chacun sait qu’un officiel de l’administration GW a eu comme spécialité, depuis trois ans, de nous dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

Les analyses ne manquent pourtant pas, et les faits eux-mêmes, avec une réunion d’officiels de l’administration sur la question la semaine prochaine. On sait aussi que la question de la suspension de l’élection est venue d’une voix officielle, et toute acquise à l’administration GW Bush (la commission électorale nouvellement installée qui a demandé qu’on examine ce problème du report a été nommée par l’administration). Il y a donc des indices sérieux de l’existence d’un réel problème dont l’une des solutions extrêmes s’appelle : suspension de l’élection présidentielle.

Les réactions si contrastées de la presse à une information si sensationnelle en essence, quelles qu’en soient les suites, sont à la mesure de l’embarras que provoque ce débat. De plus, ce débat n’est pas une surprise. Il est assuré qu’il n’apparaît pas brusquement, qu’il est au contraire latent depuis longtemps, depuis que le général Tommy Franks a évoqué la question, en novembre dernier. Épisodiquement, il est redevenu à plusieurs reprises d’actualité. Aujourd’hui, l’actualité de cette question est passée de l’épisodique au structurel (recherche d’inscrire une telle possibilité de suspension de l’élection dans des textes). Qu’importe, toujours pas de réactions marquées et à la mesure de l’événement des grands canaux d’information.

Pourtant, répétons-le, la perspective est tout simplement sensationnelle (d’un point de vue journalistique) et extraordinaire (d’un point de vue politique). Le site WSWS.org, qui fait une longue analyse de cette affaire

une analyse contrastée et dure mais très solide, et dont l’intérêt apparaît évident lorsqu’on a écarté les sempiternelles références trotskistes, désigne exactement ce dont il s’agit  : « a Washington coup d’état », évidemment. Peut-être est-ce la crudité de cette perspective qui effraie.

Cette abstention de ce qu’on doit nommer “la presse officielle”, ou “la presse du Parti”, comme on disait du temps de l’URSS, peut s’expliquer par deux hypothèses.

• Son caractère irrationnellement incroyable. En effet, et malgré tout ce qui a été fait (par l’Amérique) et dit justement (sur l’Amérique), — malgré tout, c’est l’Amérique tout de même ! Dans l’imaginaire de nos élites, l’Amérique reste le parangon, la référence, l’ultime modèle de la démocratie. Évoquer la seule possibilité de ce qui pourrait être assimilé, comme l’écrit WSWS.org, à « a Washington coup d’état » représente une souffrance psychologique insupportable. D’où la prudence, l’ignorance, l’abstention. Nos élites sont très fragiles.

• Comme nos élites ont des cerveaux puissants et capables d’élaborer plusieurs pensées inconscientes, il y a également la volonté inconsciente de ne pas soulever l’aspect politique de la question posée par cette possible décision de suspension de l’élection, d’en rester à son aspect technique, juridique (texte à élaborer en cas d’une attaque/d’une menace d’attaque, etc). Ainsi, on exorcise un peu plus le démon du soupçon fondamental contre l’Amérique, notamment en faisant de facto porter toute la responsabilité, sans aucune restriction, au concept général dit “attaque terroriste” (annoncée, réelle, probable, envisageable, fabriquée, imaginée, manipulée, virtualisée enfin).

Les réactions du monde occidental devant ces diverses nouvelles venues d’Amérique méritent donc, d’abord, une psychanalyse. Ensuite, il y a des constats politiques.

Cette réaction n’est pas, objectivement considérée, parmi les meilleures qu’on puisse imaginer. L’absence de protestations contre l’aspect douteux de la possibilité de suspension, notamment, est une victoire pour la bande à GW. Ainsi donne-t-on à l’administration l’indication d’une certaine impunité dans la voie où elle pourrait s’embarquer. (Mais ce n’est pas nouveau : tout le comportement de nos élites occidentales, surtout les plus libérales, vis-à-vis de GW, depuis le 11 septembre 2001, est marqué par ce trouble d’inconscient et se traduit par la plus stupéfiante lâcheté intellectuelle de toute l’histoire de la démocratie et de la presse libre.)

Le premier à avoir lancé l’affaire de la possible suspension, c’est Michael Isikoff, de Time (on l’a vu dans notre précédent F&C). En réalité, il y a eu une fuite organisée par la Maison-Blanche, — pour tester le public, la presse, les protestations éventuelles. Test réussi : les réactions sont, du point de vue fondamental des relations publiques, modérées, voire négligeables, on a vu comment et pourquoi. Cela fait tomber quelques arguments de plus contre un coup de la sorte, dans le débat en cours au sein de l’équipe GW. On ne dit pas que l’affaire est faite mais on s’en rapproche avec ce dernier épisode, dont l’importance est indéniable, voire décisive, à cause de la tentative réussie de “banalisation” juridique de la possibilité de ce « Washington coup d’état ». Demain, le 3 novembre, si effectivement il s’est passé ce qu’on distingue désormais comme une possibilité (la suspension de l’élection), la presse chic et “de référence” de nos belles démocraties triomphantes n’y verra, après tout, qu’une mesure “technique” et juridique ; accessoirement, elle y verra une belle victoire remportée sur l’omniprésent et indestructible Ben Laden, privé ainsi des effets de déstabilisation de la démocratie américaine ; finalement, elle y verra, comme toujours dans les films hollywoodiens, un happy end de plus pour la démocratie, c’est-à-dire pour “notre Amérique” à nous.