Un président-poire au Pentagone...

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Un président-poire au Pentagone...

On commence à connaître assez Carter pour apprendre à se rappeler de son prénom (Ashton, dit Ash) et ne pas le confondre avec l’ancien président qui s’est montré si actif depuis qu’il ne l’est plus. Ashton Carter est, depuis mars, le nouveau secrétaire à la défense des États-Unis. Ces derniers jours, il s’est déchaîné contre la Chine, au cours d’un voyage en Asie, au point où certains, très prompts à la prospective, jugent que l’on est proche d’un conflit entre les USA et la Chine. Dans tous les cas, on peut s’étonner de la vindicte exceptionnelle dont fait preuve Carter, qui a affirmé ce week-end lors du Shangri La-Dialogue de Singapour qu’il était “personnellement engagé” dans ce que WSWS.org résume assez justement comme la “prochaine phase du réajustement des forces militaires US pour l’encerclement de la Chine”. Voilà un Carter bien plus assuré de lui que celui qui répondait (voir le 16 mai 2015) au sénateur Cruz du Texas, à propos de l’exercice JD15 organisé notamment au Texas par les forces armées US qu’il commande bien entendu : “On nous assure qu’il s’agit d’un exercice militaire d’entraînement. Je n’ai aucune raison de douter de ces assurances...” Fera-t-on alors l’hypothèse que le secrétaire à la défense Carter, que nous verrions comme le parfait SecDef-Système, parle dans un cas (la Chine) sans dissimuler d’un mouvement dont il connaît le but parce qu’il est bien informé par le Système, tandis qu’il évoque dans l’autre (RD15 au Texas) des intentions qu’il ne connaît pas très bien, – “parce qu’il est bien informé par le Système”, c’est-à-dire informé selon ce que le Système veut bien lui permettre de connaître ...

Quoi qu’il en soit, voici donc l’aventure chinoise du moment. Les USA, sous la forme d’un Ashton Carter déchaîné, entendent bien appliquer les pressions militaires les plus patentes et les plus dangereuses contre la Chine, selon une conception où les USA ont tous les droits de la puissance sans s’occuper de leur responsabilité, tandis qu’ils laissent aux autres le devoir d’allégeance et d’alignement pour ne pas risquer un affrontement dont l’enchaînement pourrait conduire à un conflit. WSWS.org décrit bien cela, le 1er juin 2015 :

«It does not require a great deal of imagination to work out how the United States would respond to China sending its aircraft carrier into the Gulf of Mexico to assert its “right” to “freedom of navigation”, or Russia dispatching military reconnaissance aircraft just outside the 12-mile territorial limit off the coast of New York State. Such actions would immediately be denounced as flagrant aggression, if not acts of war. US warships and aircraft would—at the very least—closely shadow the “intruders”. And, a clamour would erupt in the media demanding American retaliation and preparations for war.

»Yet that is exactly what the US is doing thousands of kilometres from the nearest American territory. State-of-the-art surveillance aircraft now routinely patrol close to Chinese-controlled islands in the South China Sea. Last month the littoral combat ship, the USS Fort Worth, prowled around the same atolls. Now the Pentagon is provocatively preparing to directly challenge China’s territorial claims by sailing or flying within the 12-mile limit. These reckless military actions are being accompanied by a mounting propaganda campaign in the American and international press branding China’s land reclamation in the South China Sea as illegal, aggressive and aimed at securing control of the strategic waters. The United States is transforming “freedom of navigation” into a casus belli for war with China.

»US Defence Secretary Ashton Carter exploited last weekend’s Shangri-La Dialogue in Singapore—a security forum originally established to ease regional tensions—to condemn China for being “out of step with international rules and norms” and to solicit further participation from other Asian countries in the massive US military build-up throughout the Indo-Pacific. Carter declared that he was “personally committed” to the next phase of the US military “rebalance” aimed at encircling China. The Defence Department, he said, “will deepen longstanding alliances and partnerships, diversify America’s force posture, and make new investments in key capabilities and platforms.”

»He continued, “The Department is investing in the technologies that are most relevant to this complex security environment, such as new unmanned systems for the air and sea, a new long-range bomber, and other technologies like the electromagnetic railgun, lasers, and new systems for space and cyberspace, including a few surprising ones.” Carter emphasised that the US would “bring the best platforms and people forward to the Asia-Pacific.” These include “the latest Virginia-class [nuclear] submarines, the Navy's P-8 Poseidon surveillance aircraft, the newest stealth destroyer, the Zumwalt, and brand-new carrier-based E-2D Hawkeye early-warning-and-control aircraft.”

»Having outlined this vast array of military might, Carter went on with a straight face to declare that the US opposed “any further militarisation of disputed features” in the South China Sea—a reference to two small mobile artillery guns that Washington claims China has placed on one of the islets. While Carter declared that “there is no military solution to the South China Sea disputes,” the US has exploited these same disputes to secure new military basing and access arrangements with countries directly adjacent to its waters—the Philippines, Singapore and Vietnam.

»US imperialism is now actively preparing for war with China...»

• Cette agitation guerrière est effectivement appuyée par une campagne de la presse-Système parfaitement synchronisée, – on dirait automatiquement synchronisée, comme par réflexe pavlovien dès que l’on parle de menaces, d’armements et de pressions militaires actives dans le chef des USA (Who else ?). L’évocation générale n’est pas moins que celui d’une guerre généralisée avec la Chine. WSWS.org cite le Wall Street Journal, dans son éditorial où l’on parle de “la marine du Kaiser Xi”, selon l’analogie avec la Première Guerre mondiale, avec le président chinois Xi déguisé en Guillaume II, et l’affirmation que les USA se préparent à un renforcement de leurs forces navales “pour convaincre la Chine qu’elle a perdu d’avance dans une course à la puissance navale”. David Chang, dans The Daily Beast (de tendance neocon) explique d’une façon beaucoup plus révélatrice qu’il y a vraiment deux conceptions du monde qui s’affrontent : “La Chine a déclaré que ses revendications sur la Mer du Chine du Sud font partie de ses ‘intérêts fondamentaux’ qui ne sont pas négociables. Les USA qui assurent le contrôle des mers depuis les débuts de cette nation, ne peuvent compromettre leur défense des intérêts communs (à toutes les nations). Chaque côté peut effectuer des retraites tactiques mais aucun ne peut longtemps rester sur cette position. [...] Il s’agit de deux visions antagonistes du monde et une seule peut s’affirmer...”.

• Le plus remarquable dans les interventions d’Ashton Carter, et dans un sens ce qui peut être considéré comme le plus menaçant selon les habitudes des échanges diplomatiques, c’est le luxe de détails techniques menaçants qu’il donne en décrivant les intentions opérationnelles US, aussi bien dans la situation présente que dans le cas de la possibilité d’un conflit. Il s’agit de pratiques très inhabituelles, indiquant effectivement de la part du secrétaire à la défense ce qu’il désigne comme “un engagement personnel”. Il va même jusqu’à agiter le spectre d’armes nouvelles, pour l’instant inconnues du public autant que, espère-t-il, de ses adversaires potentiels ... “Le département [de la défense] investit dans le développement de technologies qui sont les plus adaptées à cet environnement complexe de sécurité, tels que de nouveaux systèmes guidées aériens et navals, un nouveau bombardier à long rayon d’action, et d’autres technologies comme le canon électromagnétique, les lasers, et de nouveaux systèmes pour l’espace et la cyberguerre, dont certains qui seront des surprises désagréables pour nos adversaires...”

... On voit bien que, s’il s’agit d’un antagonisme en théorie connu avec la Chine, il est poussé à des limites inattendues, et sous une forme extrêmement provocatrice par l’homme qui les dit. Cela mérite que l’on prolonge cette présentation des événement sino-américanistes par quelques observations sur Ashton Carter lui-même, d’autant qu’on le connaît encore bien peu même si on commence à le connaître. Il faut chercher quelques vérités utiles derrière les apparences, d'autant que son portrait, tout comme les nouvelles armes qu’il nous promet, réserve des surprises par rapport au discours qu’il développe.

Il suffit de consulter la page Wikipédia de Carter pour admettre que l’homme, scientifique de formation, est un brillant très bon élève du Système. Il est couvert de diplômes, de récompenses, de postes de haute tenue dans le monde scientifico-universitaire puis à la tête de diverses bureaucraties du Pentagone spécialisées dans des matières scientifiques, technologiques et gestionnaires. Il n’a guère d’idées politiques originales, si bien qu’il développe, conformément au mainstream-Système de Washington, une sorte de “feuille de route” des conceptions extrémistes dans toutes les affaires, comme l’on est une sorte de neocon par défaut (ce sont les plus redoutables) : sur l’Iran (contre l’Iran), sur l’Ukraine (contre la Russie), etc., et comme on l’a vu, contre la Chine plus précisément et plus intensément, parce qu’il est un véritable croyant comme peut l’être un esprit scientifique de la doctrine de l’“Asian Pivot” de l’administration Obama. Personnage effacé, sans charisme, homme d’appareil au cœur de l’appareil le plus puissant et le plus pompeux du Système (celui des USA), Carter est donc pour nous une sorte de “Hollande américaniste”, avec cette apparence terne et faussement bonhomme, et délibérément exempte d’originalité ; avec une laborieuse posture rationnelle au milieu du grand désordre du monde, – et voici donc notre titre justifié et la scène du théâtre washingtonien remise en perspective. Comme Hollande, Ashton Carter est de la sorte dont l’absence de personnalité peut l’amener à épouser, avec d’autant plus de passion que la chose serait nouvelle pour lui, une cause guerrière, dans ce domaine qui semble aujourd’hui la principale manifestation concevable pour qui veut faire croire qu’il fait de la politique avec un grand esprit (on se rappelle l’enthousiasme et le zèle de néophyte, ainsi que les postures à mesure, du président-poire transformé en conquérant couvert de gloire lors des débuts de son expédition au Mali).

Ce secrétaire à la défense par raccroc (il a eu le poste de Chuck Hagel, démissionnaire, après plusieurs refus de personnalités plus affirmées) est en réalité, justement par son absence d’idées et sa médiocrité derrière son parcours de très bon élève, avec le supplément de l’esprit scientifique particulièrement attiré par les structures dominantes d’apparence stable, le réceptacle idéal pour l’esprit-Système. Ainsi épouse-t-il parfaitement les conceptions du Système, de l’extrémisme systématique des neocons à la “politique-Système”, rompant avec une certaine tendance à la modération qu’on a souvent identifiée dans la politique du Pentagone, surtout entre 2006 et 2014, et même dans une occasion ou l’autre, sous la direction de Rumsfeld en 2001-2006, qui était opposé à un engagement trop marqué et trop prolongé en Irak après la victoire initiale.

L’installation de Carter et son affirmation comme “faucon bruyant” et provocateur coïncide depuis trois jours avec une circonstance fortuite qui peut avoir des conséquences importantes. La quasi-élimination de Kerry, qui devrait être immobilisé pendant plusieurs mois après sa chute de vélo et sa fracture du fémur, place le département d’État devant une période d’incertitude dont les “seconds couteaux” (Nuland en tête) devraient profiter pour pousser plus avant leurs politiques déstructurante. Cela laisse la direction de l’appareil de sécurité nationale US de l’administration Obama dans une situation inhabituelle, sans esprit dominant, sans personnalités affirmées, avec à la direction des situations d’absence, de carence ou de transition, ou bien, comme avec Ashton Carter, des situations où des amateurs de la politique peuvent trouver dans des causes jusqu’alors éloignées d’eux des motifs d’exaltation et de zèle guerriers. Cette circonstance apparaît au moment où les tensions sont multiples, dans des zones très différentes, selon des intensités très hautes et équivalentes ; un esprit un peu fécond et à peine imaginatif peu parler des prémisses de la Troisième Guerre mondiale, aussi bien en Mer de Chine qu’à la frontière de l’Ukraine, que sur les territoires contestés de la Syrie et de l’Irak, avec tel ou tel appendice, vers le Yémen ou vers l’Iran... (On pourrait presque ajouter “etc.”) Cette situation de multipolarité des risques et des crises actives se développe avec une superpuissance elle-même en pleine crise ; une superpuissance en plein déclin et qui tient plus que jamais à affirmer sa position contre cette tendance, et aussi bien son exceptionnalisme avec un activisme absolument échevelé ; avec une superpuissance dont l’administration qui naviguait déjà en ordre dispersé, avec des centres de pouvoir assumant des politiques propres, au moment où les directions de ces centres étaient plus stables, et qui serait donc encore plus incontrôlables dans la situation qu’on vient de décrire... Il s’agit d’une occurrence remarquable pour que l’influence de la dynamique surpuissante du Système se fasse sentir à plein, et par conséquent pour le développement d’une politique-Système dont on sait parfaitement la finalité déstructurante et dissolvante, mais aussi la tendance irrépressible de la transformation de sa dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction.

C’est un lieu commun d’observer qu’il est toujours difficile de déterminer si l’on approche de la possibilité d’un point de rupture, encore plus dans cette époque qui n’est pas avare de telles possibilités. (Il peut d’ailleurs y avoir plusieurs points de rupture successifs avant la rupture finale.) On peut tout de même observer qu’existent actuellement des conditions objectives, d’un nombre inhabituellement élevées dans une époque qui n’en est également pas avare, pour favoriser un tel événement. En attendant, une certitude est que ces évènements autant que les possibilités qu’ils font naître entretiennent une pression terrible sur les psychologies et accentuent les conditions de désordre et d’erratisme du jugement. Cela peut constituer d’ailleurs, en soi, à un certain moment, une forme de rupture.


Mis en ligne le 2 juin 2015 à 12H58