Taedium vitae, USA

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 2003

Taedium vitae, USA

22 juillet 2009 — Qui ne connaît l’expression latine qui désigna, dans les temps de basses eaux de l’Empire, le “dégoût de la vie” qui s’empara de la plus grande ambition politique et culturelle que la terre ait portée jusqu’alors? Le tædium vitae, identifié par Sénèque sous cette forme qui semble brutalement mélanger le destin politique contrariée et l’équilibre de la psychologie menacée pour former une pathologie historique, n’est-ce pas ce qui s’est emparé de l’Occident au sommet de la puissance d’une civilisation qui n’a plus de sens? (D’ailleurs, comment imaginer qu’une psychologie collective puisse résister bien longtemps à cet amalgame insupportable d’excès de puissance et d’absence de sens?) Pire encore, notre tædium vitae semble se manifester sous une forme si pernicieuse, où la conscience elle-même ne mesure plus le dégoût de la vie où elle est plongée, continuant à le dissimuler sous les artifices que sa puissance technologique lui permet de disposer, comme d’une drogue mécanique à la mesure d’un univers.

Bien sûr, parce que les USA sont en avance sur tout, et parce qu’ils sont par essence le pays de la volonté de modernité et peut-être (c’est notre conviction) d’une essence différente à cet égard, c’est chez eux que se manifeste le plus vivement, le plus mortellement, cette pathologie vécue inconsciemment. (L’Europe, qui gémit sur son sort et sur sa décadence, et la France première en cela, a au moins cette paradoxale vertu que ses gémissements signalent, sinon identifient une certaine conscience de la chose. C’est en cela qu’elle diffère des USA.)

Cette longue introduction parce que le texte de Neal Gabler, dans le Boston Globe, repris le même jour (21 juillet 2009) sur CommonDreams.org, suggère un tel désespoir fait d’abord du vide d’espérance né de l’absence de sens. Il mérite effectivement quelques observations. Son titre lui-même, assez étrange finalement, qui nous parle d’une sorte de “désespoir par obstruction” («Hope, Caught Up in a Sea of Obstruction»), qui nous suggère effectivement la situation d’une humanité, d’une civilisation enfermée dans une machine, – dans un système, pardi, – qui la paralyse peu à peu, c’est-à-dire de plus en plus vite aujourd’hui, lui inoculant une sorte de poison de la volonté, pour qu’elle finisse par mourir complètement paralysée. Effectivement, dans cette situation absolument terrifiante, le tædium vitae effectivement ressenti comme tel, s’il l’était, deviendrait presque un moindre mal parce qu’il s’agirait au moins d’une manifestation de la conscience.

Mais revenons sur terre, made in USA, là où règne l’absence de conscience, – Washington, D.C.

«Here's the situation: President Obama maneuvered a stimulus package through Congress that, after being reduced to attract additional senators, has proven insufficient to stimulate the economy. Now, given the political calculus, it would be nearly impossible for him to introduce an additional boost. He also proposed a regulatory scheme for Wall Street that was so riddled with compromises and concessions that it was unlikely to prevent another economic meltdown. And he has pushed a national healthcare plan that is almost certain to be eviscerated, and that even in its disemboweled form may not pass Congress.

»Obviously, we face daunting problems, but we nevertheless continue to operate with a kind of hopefulness that we will meet the challenges and triumph. Historically, we have reason to feel this way. In the last 70 years , this country faced down the Great Depression, Nazism, and Jim Crow. The system, however balky and tardy it may have been, has always worked.

»But today, beneath the optimistic rhetoric, lurks another possibility that no politician and few pundits want to admit: that the system is no longer up to the task and that the factors that once brought relief are no longer operable. There is the real possibility that this time we will not win but rather founder the way Japan has done since its economic catastrophe. There is the possibility that this time it is hopeless.»

La description que fait Gabler de l’Amérique d’aujourd’hui marque l’agonie d’un système et explique effectivement combien il est logique que le tædium vitae de notre civilisation frappe d’abord l’inconscient de l’Amérique. Ce système fut célébré à son origine comme une sorte de quasi-perfection retrouvant la sagesse antique. «Si vous parvenez à détruire l’esclavage dans le Midi, il y aurait au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir», écrivait en 1816 Germaine de Staël à Jefferson. Ils sont parvenus à “détruire l’esclavage” dans leur Midi et voyez ce qu’il leur reste. Gabler décrit la situation de Washington D.C., complètement bloqué au cœur de la crise la plus grave, mangé par la corruption du lobbying dont le même Jefferson écrivait dès 1791 à Washington (George) qu’elle gangrenait le cœur du système, paralysé par le jeu de ce mal terrible, ce tædium vitae transcrit en termes politiques, – l’obstructionnisme, comme Gabler le nomme, qui semble en voie de devenir le parti unique le plus en vogue à Washington, D.C.

Gabler cite le comédien Bill Maher, qui semble avoir trouvé après tout la définition politique qui pourrait faire l’affaire: “Les démocrates sont passés à droite et la droite est passée dans un hôpital psychiatrique”.

«What those Fathers could not have anticipated was a political party dedicated to total obstructionism – dedicated to making certain that the government would fiddle while the nation burned. For this we have the Republicans to blame for their actions and the Democrats to blame for their inaction. As comedian Bill Maher recently put it, “The Democrats have moved to the right, and the right has moved into a mental hospital.”»

Neil Gabler est un universitaire et un auteur célébré, spécialiste de la culture cinématographique et hollywoodienne; spécialiste de la “culture” hollywoodienne précisément, de ce qu’il nomme lui-même l’“hollywoodisme”, qui est la branche en celluloïd de l’idéologie de l’américanisme, de la création de l’illusion paradisiaque à cinq sous de l’usine à rêves qu’est Hollywood; spécialiste et hagiographe de ce système (notamment Life the Movie: How Entertainment Conquered Reality en 1998, et Walt Disney: The Triumph of the American Imagination en 2006), qui a participé si puissamment à la situation que Gabler contemple aujourd’hui d’un regard désolé. Nous ne pouvons avoir qu’une immense compassion pour son désespoir; nous ne pouvons nous empêcher de nous demander, à côté de cela, s’il a conscience d’avoir dépeint en le magnifiant, en Hollywood, l’un des virus les plus puissants de ce tædium vitae dont il mesure aujourd’hui les effets terrifiants.

Les temps “bénis” de la Grande Dépression

Voilà qui les ferait s’interroger, tous ces veilleurs attentifs des manigances américanistes, des entreprises de subversion, des manifestations insensées d’une puissance sans retenue, sans considération, des arrangements de subversion, de complot, des attaques agressives et sans respect d’aucune règle… Voilà qui nous fait nous interroger, de lire ce digne professeur et auteur célébré, Neil Gabler, leur parler et nous parler de la “timidité” américaniste, de la petitesse de ses rêves et de ses ambitions, de l’espèce de paralysie de la volonté et de l’impuissance d’agir qui en découlent…

«And so we are now a nation with great professions of faith that we will succeed but little real confidence that we will, a nation that focuses more on what can go wrong than on what can go right, a nation that can't seem to get action. We are a timid nation with small dreams and even smaller plans – a nation that seems to have lost its capacity to do big things.»

…Et tout cela se terminant par ce déni de toute espérance, – nous savons tous que nous sommes brisés, mais il semble bien que nous n’ayons plus la volonté ni les moyens de nous guérir. «We all know the nation is broken, but we may no longer have the will or the institutions to fix it.»

Effectivement, quand toutes les analyses ont été faites, quand toutes les explications ont été avancées, il ne reste plus que le constat de l’échec et la mesure de leur tædium vitae post-moderniste. Gabler, qui ne peut manquer, comme par réflexe, pour exprimer son propre dégoût, de se tourner vers la contre-référence universelle de l’américanisme qu’est la France («On healthcare, for example, the press has yet to ask one simple and critical question: Why can France have vastly superior care at half the cost per person of ours?»), Gabler en vient à regretter les temps qu’on dirait presque “bénis” de la Grande Dépression. Les citoyens, au moins, avaient conscience de leur souffrance et de leurs maux, et l'on pouvait ainsi espérer les éveiller de leur sommeil de mort, leur tædium vitae, pour ressusciter le goût de la volonté de vivre.

«…Rahm Emanuel, the president's chief of staff, has said that crisis creates opportunity, but he is only partly right. Crisis creates pain. It is the pain that creates the opportunity.

»The New Deal, that great spasm of political initiative, arose out of a national agony: 25 percent of Americans were unemployed, and with absolutely no safety net to catch them. There is plenty of agony now, but it is not as deep nor as wide, in part because of the programs of the New Deal, including unemployment insurance. President Roosevelt had the advantage of an angry citizenry who wanted him to do anything to rescue them. Obama has the disadvantage of a passive citizenry that, frankly, may never hurt enough to demand what might finally cure what ails them.»

Le tædium vitae post-moderniste, c’est la perte du sens sacré de la tragédie, résumant ainsi en lui restituant sa substance la question de l’absence de sens qui est bien entendu le point central de notre crise de civilisation, ou de la fin de notre civilisation. Il y a longtemps qu’existe ce sentiment de l’absence de sens en Occident, tant d’artistes et d’écrivains, tant d’historiens et de moralistes l’ont exprimé durant les deux derniers siècles. Aujourd’hui, nous l’expérimentons in vivo, nous expérimentons la tragédie de l’absence de sens fichée dans le cœur même de notre psychologie. La plainte de Neal Gabler, qui a lui-même contribué au montage général en célébrant ce qu’il nomme l’“hollywoodisme”, concerne l’absence complète de conscience de la tragédie que nous vivons, qui caractérise aujourd’hui le citoyen démocratique de l’occidentalisme, et plus précisément certes, de l’américanisme.