Savoir la crise et dire la crise

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Savoir la crise et dire la crise

8 février 2013 – Nous vivons semaine après semaine, jour après jour… Nous parlons de nous-mêmes à l’égard des événements, et pour ceux qui ont ce que nous jugeons être la lucidité d’accepter ce que nous apprécierions comme “l’hégémonie de l’événementiel lorsque l’événementiel dépasse l’événement” (nous verrons cette formule apparemment énigmatique plus loin). Mais il ne s’agit pas seulement de ceux qui se tiennent en marge du Système et contre le Système ; il est question également de dirigeants et de responsables politiques et surtout de sécurité nationale de divers pays, – inutile de nous perdre dans les méandres de l’identification. Il existe aujourd’hui ce que certains, qui appartiennent à des organismes publics de cette sorte (européens, par exemple), décrivent comme un état qui est à la fois celui de la panique, de l’incompréhension et du découragement (devant l’impossibilité de contrôler et, par conséquent, de comprendre les événements). (Il faut noter que ce constat ne fait que poursuivre en l’amplifiant celui que nous faisions déjà, le 2 novembre 2011. La tendance n’a fait, depuis, que s’accentuer et s’aggraver.)

Le constat qui se généralise, qui ne cesse de se documenter, est que plus la dynamique politique avance dans l’initiative, plus elle s’enfonce dans l’impuissance ; ou bien, dit plus crûment, plus elle construit, plus elle détruit, y compris les projets les plus élaborés du paradoxe à la mode dans le parti des salonnards universel du “chaos contrôlé”, – puisque personne ne contrôle plus rien, y compris et d’abord le soi-disant “chaos contrôlé” destiné à se transmuter en ce fleuron très sophistiqué de la pensée moderniste qu’est le “chaos créateur”. (Nous abandonnons là cette formule, y compris le mot de “chaos” pour celui, plus approprié, de “désordre”)… C’est le constat que le vaste mouvement qu’on pourrait décrire comme néo-libéral, humaniste, droitdel’hommiste, etc., – ce que certains désignent comme la “globalisation”, ce qu’on pourrait aussi nommer la “démocratisation générale”, etc., et ce que nous appelons, nous, politique-Système, – que ce vaste mouvement ne cesse d’enfanter le désordre et la perte de contrôle de lui-même. Nous ne parlons pas de la réalité de la chose, qui est désormais avérée, mais bien de la reconnaissance de la chose par ces milieux-Système qui, il y a 15 ans, 10 ans, 5 ans encore, ne pouvaient considérer autre chose que le triomphe du Système. D’autre part, la thèse générale du “complot” qui se voudrait antiSystème (et qui ne l’est pas), illustrée par des dizaines, des centaines, des milliers de descriptions de “complots”, de plans, de manœuvres, etc., qui sont en général et nécessairement contradictoires et vont dans tous les sens, rejoint en fait la thèse selon laquelle le sapiens, fût-il détestable, n’a pas perdu le contrôle du destin du monde (et puisque ce sapiens-là est détestable, nous le combattrons en dénonçant ses turpitudes et, dans la perspective d’une victoire, ce sera toujours le sapiens contrôlant le destin du monde). Cette thèse a perdu tout crédit sur un plan général et global, par le seul fait de la description des événements et des conséquences catastrophiques que ces événements empilent dans tous les sens, sans qu’aucune situation décisive ne vienne confirmer, dans n’importe quel sens, les hypothèses développées. La conclusion à cet égard est là aussi que le même sapiens a effectivement perdu le contrôle du destin du monde.

Certes, le “printemps arabe”, avec ses enchevêtrement Libye-Mali d’une part, Syrie et autour de la Syrie d’autre part, et avec même éventuellement les crises égyptienne et iranienne d’une façon annexe ou périphérique, a développé la démonstration la plus éclatante de cette perte de contrôle. La conscience de cette réalité est aujourd’hui extrêmement forte dans nombre d’ensembles de sécurité nationales, essentiellement dans les pays de ce que nous appelons le bloc BAO. Les bureaucraties elles-mêmes, dans leurs échelons intermédiaires, connaissent un désarroi grandissant devant ce qu’elles perçoivent être l’impuissance et le découragement de leurs directions. Imperceptiblement apparaissent des cas où les directions ne demandent plus à leurs bureaucraties une méthode d’opérationnalisation de leurs décisions, mais une explication ou une justification de leurs décisions, voire des suggestions de décisions alternatives. Le désarroi de ces bureaucraties naît en réalité de la perception du désarroi de leurs directions et complète le diagnostic de la totale perte de contrôle des événements. Cette situation fait naître angoisse, interrogations fondamentales sur les moyens de tenter d’affronter d’une façon ou l’autre le problème ainsi posé, voire interrogations secrètes sur l’impossibilité d’“affronter d’une façon ou l’autre le problème ainsi posé”.

Un seul pays parmi ceux qui sont très actifs sur la scène internationale échappe à ce schéma. On ne sera pas étonné que nous citions la Russie, bien entendu, à cause de diverses raisons dont celle que ce pays est à la fois en-dedans et en-dehors du Système. (C’est la position ontologique et métahistorique de la France, et ce devrait être sa position opérationnelle si ce pays n’avait pas basculé, à l’image de ses élites et de ses directions politiques, complètement phagocytées par le Système dans un exemple exceptionnel et tragique de puissance des effets de l’affaiblissement dramatique de la psychologie.)

On aurait pourtant tort de classer la Russie comme un pays qui offre une alternative valable et applicable à la politique générale et incontrôlée (la politique-Système) qui se développe aujourd’hui. La Russie est remarquable par son attitude critique à l’encontre de cette politique, et critique au nom d’arguments extrêmement structurés et respectables, – notamment les arguments qui prennent en compte les principes évidemment structurants, tels que la souveraineté et la légitimité. Pour le reste, elle est incapable, d’ailleurs d’une façon logique et compréhensible si l’on considère la puissance des forces surhumaines en action, d’offrir une alternative dans l’état actuel des choses et au niveau “normal” de la politique générale ; sa vertu, d’ailleurs considérable, est justement de faire constater, d’une part qu’une alternative est impossible à cause du comportement général dans les relations internationales (particulièrement les pays du bloc BAO), d’autre part que la crise en cours est sans précédent et interdit la possibilité d’organiser une alternative “au niveau ‘normal’ de la politique générale”. C’est bien entendu pour cette raison que la Russie est, de loin, dans notre revue générale, le pays le plus intéressant. Les diverses remarques que nous offrent certains de ses dirigeants permettent sans aucun doute de faire avancer notre réflexion.

On a d’innombrables déclarations du ministre des affaires étrangères Lavrov, essentiellement à l’occasion des développements de la crise syrienne, concernant le comportement de ses “partenaires” des pays du bloc BAO. On peut lire diverses déclarations où le ministre russe dit sans ambages ce qu’il pense de ce comportement, dans les termes les plus crus, mais, surtout, des termes qui ne laissent aucun doute sur sa capacité de compréhension de la couardise et de la bassesse intellectuelle de ce comportement (le 25 décembre 2012 : «No one has any appetite for intervention. Behind the scenes, I have a feeling they are praying that Russia and China go on blocking intervention, as sanctioning it would mean they must act – and they are not ready…»). Mais on retiendra surtout, pour notre propos et ce qu’il nous intéresse de développer à propos de la crise générale du Système (donc la crise dans laquelle la Russie, bon gré mal gré, est partie prenante puisqu’inscrite dans les grands courants des relations internationales) ce qu’il déclarait le 4 décembre 2012 :

«Foreign Minister Sergey Lavrov defined the current historical period as “a time of change that has developed contrary to all forecasts” and stressed the ongoing adjustment in international relations cancels all traditional models. At the same time, the period allows all nations to form completely new images, work from the blank page, combining the “hard” and “soft” power approaches. Not all of the rules that are applied to international politics today will be also used in the future, Lavrov also said. “We can expect that in the next 20 years a new world order will be formed,” the minister noted.»

Il ne s’agit ni d’un accident, ni d’une exception, dans le chef de Lavrov et d’un ministre membre de gouvernement russe. Ce qu’il dit dans ce cas rejoint ce que disait Poutine en juillet 2012, qui revenait à estimer que la crise que nous traversons est absolument sans précédent, à ce point que nul (et pas plus lui-même, Poutine), ne peut prétendre connaître ce qu’il en sortira… Nous notions à ce propos, dans un texte qu 11 juillet 2012 :

«Poutine, selon le classement de RT, commence par un constat qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : nous sommes dans une crise considérable et personne n’en connaît la sortie. Dit officiellement et de la bouche d’un dirigeant d’un tel poids, c’est un constat d’un énorme poids et, surtout, la confirmation que les Russes mesurent la gravité très profonde de la situation, ce que nous nommons “crise terminale” ou “crise haute », c’est-à-dire bien au-delà des contingences iranienne, syrienne, etc. A notre connaissance, c’est la première fois qu’un dirigeant de cette importance déclare que la crise actuelle est sans issue… (“Pour l’instant” ? Cela va de soi, pour un dirigeant politique, mais la nuance pourtant de taille apparaît si complètement contestable qu’elle en devient dérisoire.)»

Pour autant, nous ne pensons pas que la direction politique russe soit elle-même exceptionnelle, dans tous les cas par rapport au pays lui-même qu’elle conduit. Nous ne parlons pas ici de ces sornettes qu’on nomme “démocratie” et le reste, dans le climat d’effondrement du sens des mots, de la tenue de l’intelligence et de l’esprit, etc. Il n’empêche, le phénomène que nous ne cessons de souligner de l’intervention grandissante des parlementaires russes, dont nous parlons souvent, qui dominent aujourd’hui de la tête et des épaules, en responsabilités et en conceptions leurs vis-à-vis américanistes, révèlent que la perception du sens de la gravité de la situation, que la perception du sens de la crise du monde ne sont certainement pas limitées aux seuls dirigeants de l’exécutif ; et cela révèle également, à notre avis, la transmission du même sentiment, sans doute plus confusément ressenti, qui habite les Russes eux-mêmes.

Pour quelles raisons ? Nous en sommes réduits aux hypothèses, – ou bien devrions-nous plutôt dire que nous en sommes grandis par les hypothèses ? Nous parlerions alors d’un pays qui a intensément souffert, sans doute comme nul autre au XXème siècle, ayant subi successivement ou parallèlement le communisme, les invasions allemandes (27 millions de morts entre 1941 et 1945, et la guerre contre l’Allemagne remportée pour l’essentiel, contre toutes les narrative de relations publiques des historiens assermentés, par le peuple russe), l’effondrement de la fin des années 1980 (on y reviendra), la mise à l’encan et la déstructuration du pays par le capitalisme en fin de siècle…Et nous parlerions par conséquent de la survivante, de l’“âme russe”, qui accueille cette connaissance de la crise par une perception intuitive de la profondeur de la crise, et renforce cette connaissance comme on l’a vu. Nous ne dirions pas que l’“âme russe” est l’inspiratrice de la situation que nous décrivons, mais que ce que nous décrivons ranime et remet à sa vraie place l’“âme russe” avec son inspiration, – c’est-à-dire au-dessus, dépassant les fardeaux épouvantables des diverses tragédies endurées. Ainsi est-ce la raison, à notre sens, de l’avance russe dans la prémonition et la reconnaissance de la catastrophe. Encore une fois, cette “avance” s’arrête là : la Russie ne propose rien, ni modèle, ni politique alternative, ni rien de cette sorte. Les diverses initiatives auxquelles elle participe, – OCS, BRICS, etc… – ont leur valeur temporaire mais sont des bagatelles de circonstance à côté du formidable changement qui est en train de se faire, sous nos yeux aveugles, sous nos pieds insensibles, malgré les cris d’orfraie des raisons subverties qui réclament un plan, une “feuille de route” et cette sorte de chose, pour “après la crise”. Le modèle russe est donc celui de cette perception et, surtout, surtout, d’une certaine façon de ne pas craindre de dire tout haut, même si avec précaution (pour l’instant ?), ce que dit et veut dire cette perception.

L’“hégémonie de l’événementel…”

L’exemple russe nous donne un “modèle” de ce qui serait une façon de percevoir intuitivement la crise (par la psychologie nourrissant la dimension spirituelle) plutôt que de l’appréhender (“Saisir par l'esprit, comprendre”) ; et ce “modèle”, s’il était développé d’une façon naturelle et autonome par d’autres, irait sans doute bien au-delà de lui-même. Le “modèle russe”, tout attachant et remarquable qu’il soit, ne résout rien, non pas d’un affrontement de la crise et d’une “sortie de crise”, – il ne saurait en être question au seul niveau des sapiens ; il ne résout rien de la nécessité d’une façon constructive de percevoir la crise. La raison en est qu’il touche une population ouverte à cette sorte de perception parce qu’encore avec quelques ressources spirituelles, et donc qu’il n’introduit pas un élément fondamentalement nouveau, voire révolutionnaire, d’une part ; une population de peu d’influence et de poids, et accablée de clichés faussaires certes mais acceptés, dégradants et méprisants, dans le système de la communication du Système d’autre part. (Les flics-Système ne devraient-ils pas s’interroger parfois sur l’existence d’un “racisme” antirusse ?)

L’essentiel, en effet, est bien le bloc BAO. Ce que nous nommons “bloc BAO” constitue la source opérationnelle, – systèmes de technologisme et de la communication mêlés dans leurs divers états, – de cette surpuissance qui constitue elle-même l’un des deux termes de l’équation surpuissance-autodestruction du Système. Ce résidu d’une civilisation trahie et perdue, matrice de tous les aspects de la crise, de toutes ses perversions, absolument soumis au Système jusqu’à paraître l’incarner, inverti jusqu’à la moelle par rapport à ses ambitions, détient évidemment et nécessairement la clef de ce qui constituerait pour la crise générale de l’effondrement du Système ce que nous avons nommé en une autre occasion (voir le 12 novembre 2012) le “point Oméga inverti”, – et ainsi définie : «un point décrivant une erreur, une malformation, une inversion complète de toute la puissance déchaînée du Système, au travers de tous ses réseaux, de tous ses services, de toutes ses opérations secrètes, manipulations, machinations, corruptions, etc.» Dans ce cas, l’idée du “point Oméga inverti” est bien plus large et décisive, jusqu’à une différence de nature, que l’analogie choisie (l’assassinat de l’ambassadeur US en Libye), puisqu’il s’agit de la perception de la crise d’effondrement total.

Nous avons commencé cette réflexion avec le constat que l’on relevait de plus en plus de cas d’autorités diverses dans les divers pays du bloc BAO qui ressentaient le poids formidable de la crise. Nous avons parlé du “désarroi” de certaines directions dans des domaines tel que celui de la sécurité nationale, de la perception “de la totale perte de contrôle des événements”, des sentiments terribles que fait naître cette sorte de situation, “angoisse, interrogations fondamentales sur les moyens de tenter d’affronter d’une façon ou l’autre le problème ainsi posé, voire interrogations secrètes sur l’impossibilité d’‘affronter d’une façon ou l’autre le problème ainsi posé’”. Nous pensons que cette sorte de crise psychologique est évidemment inéluctable, inévitable, qu’elle ne cesse de se renforcer, qu’elle va frapper de plus en plus fort, que nul n’y échappera. La raison évidente est que la crise générale ne s’arrêtera pas avant de s’être pleinement réalisée, que nul ne pourra réellement l’affronter ni encore moins la contrôler, que la perte de contrôle des événements ne cessera par conséquent pas de s’accentuer. En mettant à part la gestion quotidienne et en général catastrophique des événements sur lesquels les directions politiques ont prise, – c’est-à-dire leurs propres décisions selon les circonstances, – on peut dire que l’on se trouve devant un cas fondamental où les directions politiques ne sont plus utiles qu’à mesurer leur propre impuissance et à en identifier la cause… Ainsi en revient-on au “modèle russe”.

Au lieu de la question “Imagine-t-on l’équivalent du ‘modèle russe’ dans le bloc BAO ?”, il faut envisager la proposition selon laquelle l’évolution de la situation forcerait effectivement à une évolution similaire au sein du bloc BAO, mais dans des conditions nécessairement différentes puisque les situations et les mentalités sont différentes. Il ne s’agit ni d’une prévision, ni d’une planification, mais bien de l’esquisse d’une possibilité à partir des différents constats sur le désarroi, sur l’impuissance, sur le désespoir devant l’évidence de la perte de contrôle des événements, suscitant des réflexions les plus larges possibles. Autrement dit et plus audacieusement dit, nous envisageons l’hypothèse d’une situation où l’accumulation des échecs, des catastrophes, des impuissances, etc., finit par susciter une prise de conscience de la globalité de la crise, de l’impossibilité avérée de la contrôler, enfin de la nécessité de le dire pour décharger sa propre psychologie du poids insupportable de tous ces constats négatifs dont on a la charge apparente de la responsabilité alors qu’on n’en est aucunement responsable puisque la crise générale dispose de tout.

Nous développons cette hypothèse parce qu’elle constitue à notre sens la seule voie d’un développement décisif de la crise en un événement rupturiel capable d’apporter des changements décisifs, d’organiser l’effondrement du Système, ou plutôt de rendre possible un effondrement du Système qui a besoin de cette possibilité pour se réaliser. Il s’agit donc, pour ceux qui sont prétendument en charge de la puissance, de mesurer leur impuissance ; de comprendre que cette impuissance est la seule issue pour leur action puisque la crise est globale et qu’il s’agit d’une crise d’effondrement du Système, et qu’un tel événement rend effectivement vain d’espérer le moindre effet constructif d’une manifestation des puissances en place. A partir de cette réalisation, la démarche hypothétique que nous envisageons est que des responsables, des dirigeants politiques, etc., soient conduire à reconnaître publiquement ce fait qu’ils ont constaté, qu’ils soient donc amené à dire la crise. Un tel événement dans le bloc BAO, à l’imitation adaptée du “modèle russe“, aurait des conséquences considérables au niveau de la communication, par l’écho dont elles disposeraient par les canaux divers de l’information qui en dépendent, et susciterait des prolongements psychologiques considérables au niveau des populations.

On notera que notre hypothèse est l’exact contraire de la prolifération inouïe des diverses hypothèses de catastrophes (de l’effondrement du système financier vécu comme une catastrophe spécifique au calendrier des Mayas), d’un effondrement extérieur à nous et qui nous est imposée, etc., qui constituent le courant des hypothèses catastrophiques prenant en compte ce que nous désignons comme l’effondrement du Système. Notre hypothèse n’est donc pas de dire “une catastrophe va arriver” mais bien que nous allons devoir admettre que la “catastrophe” (la crise générale de l’effondrement) est en cours et qu'elle est quasiment en nous, que nous la vivons littéralement “semaine après semaine, jour après jour”. Notre hypothèse est bien que l’effondrement est en cours sous la forme de la crise générale de l’impuissance des directions politiques et de toute politique en général, avec le désordre qui s’ensuit, et que le seul événement rupturiel qui puisse donner corps à cette crise est l’acceptation par la psychologie de sa réalité, de sa puissance, de son inéluctabilité, sous une forme telle que se crée un courant collectif, lui-même psychologique certes, dans ce sens de l’acceptation collective de la chose. Nous avons esquissé l’hypothèse la plus simple du moyen de parvenir à une telle situation, à partir du constat de l’évolution de la perception de la situation dans les sphères de direction politique, – cela n’excluant pas d’autres voies, bien entendu. C’est une façon pour nous de substantiver notre démarche, dont la conclusion finale est effectivement que l’issue de la crise, c’est-à-dire la réalisation générale de la crise, se trouve dans l’acceptation générale et collective par la psychologie humaine de sa réalité.

Il s’agit donc de savoir la crise puis de dire la crise pour ouvrir les psychologies à la réalité. Il y a, selon nous, la probabilité quasiment inéluctable qu’un tel événement constituerait un bouleversement tel pour la conscience et pour l’esprit, que se créeraient nécessairement des conditions absolument nouvelles, qui donneraient effectivement toute sa dimension à la crise en mettant en place les conditions psychologiques non seulement pour accepter, mais pour susciter les changements que cela implique. Il s’agit donc d’une libération du Système, d’une révolte psychologique inconsciente contre le Système en voie d’autodestruction par ceux-là même qui, jusqu’ici, en acceptent la loi et la servitude. Le “point Oméga inverti” est aussi le point où le processus d’autodestruction du Système devient insupportable à ceux qui servent ce Système, et déclenche chez eux une réaction libératoire, les conduisant à exprimer la réalité de la crise, et transformant par cette information les psychologies dans le sens de l’acceptation et de la substantivation de la crise, et de la condamnation implicite du Système que cela implique.

Notre hypothèse se termine alors sur l’idée que seraient établies des conditions pour des changements fondamentaux de la psychologie collective, par ce biais d’une extension, des changements psychologiques individuels et leur répercussion par le système de la communication. Ces changements fondamentaux ouvriraient eux-mêmes des perspectives complètement différentes, engendrant des conditions également inédites qui transformeraient toute la problématique de l’effondrement du Système telle qu’on la développe aujourd’hui, – jusqu’à l’extrême de la thèse TINA (“There Is No Alternative”) qui constitue le principal frein, et le dernier frein en même temps que la ruse ultime du Système à l’expression opérationnelle de la crise de l’effondrement du Système. Il est bien entendu évident, par définition, qu’on ne peut connaître par avance ce que seraient ces “conditions également inédites qui transformeraient toute la problématique de l’effondrement du Système”. La nécessité est bien dans l’effondrement du Système exclusivement, la perception et l’acceptation de l’événement étant seules capables de créer ces “conditions inédites”…

Au reste, c’est en revenir à une autre sorte de “modèle russe”, dans sa version gorbatchévienne, ou “modèle Gorbatchev” : le fait pour le dirigeant soviétique des années 1980 de “savoir la crise” le conduisit à “dire la crise” (la glasnost). On connaît la suite, la substantivation de la crise, son accélération phénoménale par rapport à ce qu’on en pouvait attendre, si rapide que l’effet produit fut une implosion plus qu’une explosion. La chose parut catastrophique dans l’immédiat parce que l’URSS n’était pas le cœur du Système et que le Système récupéra l’événement à son avantage ; mais aujourd’hui, c’est la Russie qui est dans la position de la plus grande lucidité, avec sa conscience de la situation de la crise d’effondrement du Système, tandis que le bloc BAO, asservi au Système, est confronté à l’épreuve ultime de la nécessité de s’en libérer. (Même la question “un Gorbatchev [pour le bloc BAO] est-il encore possible ?” reste ouverte. L’URSS d’avant Gorbatchev présentait comme absolument impensable l’idée qu’un Gorbatchev tel qu’il se révéla put effectivement accéder au pouvoir. Il y accéda pourtant.)

D’une façon plus générale et pour fixer notre perception du sens des choses dans cette conclusion, nous reviendrions à cette phrase énoncée en début de texte : “accepter… l’hégémonie de l’événementiel lorsque l’événementiel dépasse l’événement”. Cette phrase implique pour nous que le sens même de ce qui est événementiel a dépassé les événements eux-mêmes tels que nous acceptons encore de les considérer, sans leur donner leur vraie dimension, ; le courant événementiel a dépassé notre propre action sur les événements et notre capacité à créer des événements ; l’“événementiel”, comme décisivement séparé de toutes les actions politiques humaines qui prétendent créer des évènements, domine impitoyablement ces actions et les rend dérisoires. (Cela explique que l’effondrement du Système soit en cours alors que nous n’acceptons pas nécessairement la chose, alors que nous l’ignorons, etc.) Accepter cette “hégémonie…” implique d’accepter l’idée que l’histoire que nous vivons et percevons est devenue directement une métahistoire, car ce que nous nommons “courant événementiel” n’est pas autre chose que l’opérationnalisation de la métahistoire. C’est le sens profond de cette démarche hypothétique que nous détaillons de “savoir la crise” et de “dire la crise” : accepter que “notre histoire” que nous croyons contrôler est devenue une métahistoire qui nous dépasse. Dans ce cas, accepter c’est déjà se hausser vers ce niveau métahistorique.