Constat du cul-de-sac du monde…

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Constat du cul-de-sac du monde…

Nous allons nous permettre de rassembler deux déclarations fort distantes, dans l’esprit et dans la forme, voire dans la mesure qu’on peut leur donner en fonction de ceux qui la disent. Mais elles ont leur contenu, qui n’est pas rien, et leur portée symbolique. Mises ensemble, presque comme un dialogue, ou comme un mélange, elles nous disent tout de la situation du monde.

• D’abord, il s’agit d’un extrait de cette déclaration qu’a faite le président russe Vladimir Poutine à ses ambassadeurs réunis à Moscou. Russia Today en rapporte l’essentiel, ce 9 juillet 2012. Il s’agit, comme toujours dans cette circonstance, d’un tour d’horizon des grandes questions du monde. Poutine, selon le classement de RT, commence par un constat qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : nous sommes dans une crise considérable et personne n’en connaît la sortie. Dit officiellement et de la bouche d’un dirigeant d’un tel poids, c’est un constat d’un énorme poids et, surtout, la confirmation que les Russes mesurent la gravité très profonde de la situation, ce que nous nommons “crise terminale” ou “crise haute », c’est-à-dire bien au-delà des contingences iranienne, syrienne, etc. A notre connaissance, c’est la première fois qu’un dirigeant de cette importance déclare que la crise actuelle est sans issue… (“Pour l’instant” ? Cela va de soi, pour un dirigeant politique, mais la nuance pourtant de taille apparaît si complètement contestable qu’elle en devient dérisoire.)

«In discussing the global economic situation, Putin warned on the depth of the crisis and the lack of strategies to confront it. “It should be recognized that no reliable options for overcoming the global economic crisis are in sight,” he stated. “The debt troubles of the Euro zone which is gradually sliding into recession is just the tip of an iceberg of unresolved systemic problems faced by the global economy.”

»Putin provided a stinging rebuke of “the West’s” handling of the economic crisis, which, he says, has “eroded” the leadership roles of major western powers, including that of the United States. “The deficit of new development models against the background of eroding leadership of traditional economic locomotives such as the United States, the European Union and Japan is slowing down the dynamics of global economy,” Putin emphasized.

»Meanwhile, the increasing quest for decreasing energy resources is leading to market confusion.“The ongoing struggle for access to resources has intensified, provoking fluctuations in mineral commodities and energy markets,” he added. This convulsion is pushing western governments into prescribing what Putin describes as a “bombs and missile democracy” around the world, and particularly in the Middle East, which is grappling with fallout from the so-called Arab Spring…»

• La seconde intervention est d’un ambassadeur US… Au départ, il s’agit d’une interview donnée par l’ambassadeur des USA en Suisse Donald S. Bayer, ambassadeur à ce poste depuis le printemps 2009, au quotidien Der Bund de Berne, le 8 juin 2012. La déclaration fut aussitôt reprise par le site PressTV.com, le 8 juillet 2012. Le site iranien donnait notamment les précisions suivantes :

«In an interview with the Swiss daily Der Bund, Beyer pointed out that the US overall debt has exceeded USD 16 trillion and the country’s unemployment rate stands at 8.2 percent. Noting that the low-spending level in the US budget over the past two years has been unprecedented since the World War II, the American envoy went on to say that there is an implicit consensus among Democrats and Republicans that the country’s military budget needs to be reduced.

»With 900 military bases abroad, the US has the highest military expenditure in the world; however the matter is no longer acceptable, he added. Beyer contended that under the prevailing circumstances, no one considers war with Iran as an option and ruled out the possibility of another Cold War in the future.»

• La dernière phrase, surtout, était remarquable : aucun officiel US n’a jamais avancé une telle affirmation. Quelques heures plus tard, ce même 8 juillet 2012, un commentateur US, J. G. Caesearea, rectifiait la traduction de PressT.V.com, dans cette dernière phrase justement. Le texte, en allemand, était le suivant : «Niemand erwartet, dass aus dem Konflikt mit dem Iran ein Krieg wie im Irak wird, und es wird daraus auch kaum einen neuen Kalten Krieg geben.» La traduction donnait en réalité ceci, notablement différent de la version de PressTV.com : «Nobody expects from the conflict with Iran a war as in Iraq, and there will hardly come from it a new Cold War.» Caesearea introduisait un commentaire hostile à la déclaration de l’ambassadeur Beyer, estimant que la “catégorisation” par avance d’un conflit avec l’Iran limitait par avance l’action des USA, – ce qui lui semblait extrêmement dommageable.

Dire que les USA ont une économie dans en état beaucoup trop faible pour se lancer dans une guerre contre l’Iran n’est pas un argument nouveau. On l’entend chez des experts, ou chez certains extrêmement rares parlementaires (Ron Paul, certes), qui sont tous caractérisés par leur opposition à la politique officielle, expansionniste et belliciste, des USA, alias le Système. Mais qu’un diplomate US en activité fasse quelques confidences qui aille dans ce sens (incapacité de lancer une guerre de la dimension de celle de l’Irak), ainsi que sur d’autres aspects de la politique de défense et de sécurité nationale des USA allant également dans ce sens de limitations considérables, cela présente un cas plus remarquable et d’une réelle importance. La chose est évidente lorsque Brayer observe que le niveau actuel du budget US de la défense est trop élevé et laisse entendre que le réseau de 900 bases US à l’étranger fait partie d’un niveau de dépenses qui n’est plus soutenable. Par contre, lorsqu’il affirme que ce constat est partagé autant par les démocrates que par les républicains, il s’avance sans doute un peu trop, dans l’opérationnalité du fait ; peut-être est-ce le cas en théorie, quoi qu’il est soit dit fort peu publiquement dans ce sens, mais la pratique qui est démagogie pure à Washington conduit à observer que les actions parlementaires vont toujours dans le sens des augmentations budgétaires. L’automatisme de réduction de $500 milliards pour dix ans du budget du Pentagone (le cas de la sequestration) qui doit en théorie intervenir à la fin de l’année est considéré comme une catastrophe par le Pentagone lui-même, bien sûr, mais également par nombre de parlementaires, notamment du côté républicain, et la bataille en cours se conduit pour tenter à tout prix d’empêcher cette réduction. D’une façon plus générale, on observera qu’il s’agit d’une double impasse que décrivent ces constat, ceux de l’ambassadeur et ceux auxquels force la réalité : d’une part, les USA n’ont plus les moyens économiques de mener une guerre “de basse intensité” normale (type Irak), et cela malgré les retraits d’Irak et d’Afghanistan ; d’autre part, ils ne parviennent pas, à cause de la crise de leur direction politique, à mettre en place une entente réelle pour réduire leurs dépenses militaires. La corruption du personnel politique joue son rôle, mais également et surtout la paralysie gestionnaire du Pentagone qui ne peut envisager de réductions, uniquement pour tenter de maintenir son niveau actuel d’activité, sous peine de faillite…

Ainsi, les propos de l’ambassadeur, qui sont effectivement inédits quant à la nécessité de réduction des dépenses militaires, constituent-ils une démonstration politique du constat fait par Poutine : la crise est profonde et, surtout, il n’y a pas (aujourd’hui…) de “stratégie de sortie” de cette crise. L’ensemble de ces observations confirme évidemment le caractère systémique et fondamental de la crise, dont il est entendu qu’il doit être étendue à tous les domaines des activités du Système, pour constituer effectivement ce que nous nommons la crise haute à son niveau extrême du Système dans son entièreté. Ces aveux d’impuissance de source officielle sont de factures différentes ; l’un, de Poutine, est furieux dans la mesure où il attribue la responsabilité de cette crise à l’ensemble du bloc BAO, et cela avec les meilleures raisons du monde, en plus avec le facteur aggravant de voir ce bloc BAO aggraver lui-même les conditions de la crise en développant des politiques déstructurantes et déstabilisatrices (c’est-à-dire, en favorisant la dynamique d’autodestruction dans le cours de la dynamique de surpuissance, – mais qui s’en étonnerait, certes ?). L’autre, de source moins impérative et, disons, plutôt par inadvertance, fait un constat assez neutre mais qui, lorsqu’il est considéré à la lumière de la vérité de la situation que nous connaissons, confirme complètement quoique indirectement, pour la partie US, le propos de Poutine.

Ces deux observations sont de positions et de points de vue très différents, l’une venue d’un dirigeant politique à la fois dans le Système et à la fois dans une posture antiSystème (Poutine), l’autre venue de l’intérieur du Système (l’ambassadeur US). On observera qu’elles confirment ce que nous constatons de plus en plus souvent, à savoir que les dirigeants politiques sont obligés, avec plus ou moins d’“entrain” selon les nécessités, de suivre la course du Système tant est irrésistible son cycle surpuissance-autodestruction ; qu’en même temps, ils prennent conscience, avec plus ou moins d’acuité et de vélocité, que l’on se trouve dans un cul-de-sac. Poutine lui-même, lorsqu’ils déclarent à ses ambassadeurs, dans un autre passage de son discours, qu’ils faut qu’ils se tiennent prêts à toutes les situations, y compris les plus graves, fait implicitement l’aveu de son incapacité, d’ailleurs complètement évidente et compréhensible, à peser de manière décisive sur cette course du Système. Lorsqu’il précise que “la bataille en cours pour l’accès aux ressources s’intensifie”, provoquant des fluctuations sur la situation et les marchés de ces matières premières qui aggravent encore la crise de toutes les façons, il constate de facto que la tendance actuelle n’est nullement pour la recherche d’une issue à la crise mais pour son aggravation sans aucune perspective de sortie, c’est-à-dire le renforcement et le verrouillage du “cul-de-sac du monde”. C’est effectivement ce qu’il y a de plus impressionnant, et cela rejoignant évidemment notre analyse générale constante : les remous actuels, souvent chaotiques, qui sèment un désordre général et aggravent la crise psychologique (terrorisation, narrative, etc.), et où nombre de commentateurs veulent distinguer des grands plans hégémoniques ou autres, constituent en vérité, hors de toutes ces spéculations rationnelles et donc dérisoires, une course nihiliste à l’aggravation des choses par la surpuissance autodestructrice du Système, vers le but aveugle et automatique de l’entropisation du monde. On comprend évidemment que la consigne de Poutine soit de tenir autant que possible en protégeant l’indépendance de la Russie, – mais on comprend également qu’il n’y a aucune réponse possible, ni de la part de Poutine ni d’aucune autre, à la question ultime : tenir certes, mais pour quelle issue ? Nous en sommes arrivés, même du point de vue des directions politiques, au niveau des interrogations métahistoriques sur le fondement et la validité du Système, et ces interrogations toutes marquées de l’adage courant que “poser la question c’est y répondre”. Nous sommes directement confrontés au néant nihiliste de l’achèvement de la course du Système.

...Et se justifie alors l'autre voie de raisonnement du même constat général : puisque nous y sommes, certes, autant laisser aller, et même favoriser cette oeuvre finalement salutaire d'autodestruction. Le “il faut tenir” de Poutine devient le conseil habituel du capitaine à ses matelots pendant la tempête : mettons-nous à la cape pour tenir le mieux possible pendant la tempête. Quant à elle, la tempête, on sait bien qu'elle ne dépend en rien du sapiens ; ce n'est pas du fatalisme anémiant, une trahison de la si belle “philosophie de l'optimisme” du Système (voyez où elle nous a menés), – c'est simple réalisme et lucidité de l'évidence.


Mis en ligne le 11 juillet 2012 à 06H04