R2P en Syrie, rien d’une promenade de santé

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R2P en Syrie, rien d’une promenade de santé

Depuis le début de l’année à peu près, l’idée d’une intervention étrangère en Syrie est envisagée. Il s’agit bien entendu, d’une idée du bloc BAO, qui ne se tient plus d’aise pour cette perspective, depuis l’affaire libyenne, – du moins, pour ce qui est de ses idéologues et des commentateurs de la presse-Système. Il s’agit donc, en général, d’une hypothèse de type “modèle libyen”, d’une intervention rapide, décisive, très efficace et à peu de frais (peu ou pas de pertes, essentiellement, cela, pour les intervenants et agresseurs puisqu’il s’agit de la préoccupation essentielle des dirigeants politiques et de leurs divers généraux).

La formule de départ est bien connue, pour ce qui est dans tous les cas du bloc BAO strictement limité à ses membres “à parts entières” (Europe et UE) : intervention quasi uniquement aérienne pour la partie visible de la chose (on laisse de côté les innombrables interférences et expéditions d’infiltrations de diverses forces spéciales, supplétives, etc., d’ailleurs d’ores et déjà en cours). L’idée générale de base reste l’établissement d’un “corridor humanitaire” qui constitue également, comme chacun s’en doute, une formidable instrument de pression politique puis, peu à peu, ou même rapidement, de pression militaire pur et simple, tout cela pouvant déboucher sur une transformation du dispositif en une opération offensive par simple élargissement de l’espace contrôlé et modification du sens des missions. La transmutation peut être extrêmement rapide, comme on l’a vu en Libye.

Bref, l’idée générale, la “philosophie” est un classique de la pensée américaniste-occidentaliste réduite aux acquêts de la formule “droitdel’hommisme + R2P” (“R2P” pour “Right To Protect” en charabia bureaucratique anglosaxonisé), cela permettant une variante de l’agression : “agression humanitaire”, figurant comme complément de l’“agression douce”. Cet arsenal conceptuel diversifié fonctionne en complément d’un activisme de communication extrêmement puissant.

Il n’empêche : la dimension militaire, bien réelle, prend une importance de plus en plus grande selon le gabarit du théâtre d’intervention. Le “modèle libyen” constituait un gabarit idéal à cet égard ; la Syrie n’y correspond guère… Les militaires US ont déjà dit leurs craintes et réticences à cet égard (voir le 8 mars 2012 et le 8 mars 2012). On dit que la planification précise du Pentagone pour une éventuelle intervention est bouclée, mais cette information est pour l’instant sujette à caution, peut-être réduite à une simple action de communication, – une indication à cet égard est qu’aucune “fuite” n’est parvenue au public, ce qui entretient effectivement le doute. Par contre, un premier document privé, des milieux académiques, vient d’être publié, détaillant les conditions d’une telle intervention. Steve Chapman, du Chicago Tribune le signalait le 17 juillet 2012.

Il s’agit donc d’une analyse circonstanciée d’une telle opération, faite par Brian T. Haggerty, expert du Security Studies Program Department of Political Science du fameux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il y a tout lieu de penser que ce document, sans être d’inspiration officielle directe (aucun élément non public provenant du Pentagone n’a été utilisé), représente une perception raisonnable et assez courante d’une telle opération, telle qu’elle existe dans l’establishment de sécurité nationale à Washington. Le document est disponible en pdf, à la date de parution de juillet 2012. Voici un extrait substantiel de l’abstract qui résume les principaux points du travail.

«The analysis presented here suggests an intervention in mid-2012 to establish safe havens in Syria defended from the air would be a major military undertaking, likely requiring greater resources, facing greater risks, and with a lower probability of success than any of NATO’s previous air campaigns in response to humanitarian crises in Bosnia, Kosovo, or Libya. The establishment of safe havens around those Syrian cities and towns in the northwest of the country facing the brunt of the al-Assad regime’s crackdown, and linked by a humanitarian corridor to the Turkish border to allow for the provision of humanitarian aid, would require cordoning off a sizeable piece of Syrian territory. The establishment of only a few “safe havens” would thus be tantamount to the establishment of an entire “safe zone” in the country’s northwest, all of which would be off limits to Syrian fielded forces.

»Using air power to prevent Syrian forces from entering this zone would first require the establishment of air superiority. Yet given the capabilities of Syria’s ground-based air defenses, achieving air superiority over this zone would require suppressing or destroying such defenses over an even greater expanse of Syrian territory, and quite likely over the entirety of Syria itself. Establishing any additional safe havens in the south or east of the country would make this possibility a necessity. Given these considerations, achieving air superiority over Syria would likely require at least as many aircraft as NATO committed to the opening phases of operations over Serbia in Operation Allied Force, and almost certainly more so than were required to achieve command of the skies over Bosnia or Libya.

»Even after achieving air superiority at mid- to high-altitudes, defending safe havens from the air would require a significant number of aircraft attempting a mission the U.S. Air Force and its allies have typically performed with little success, all while exposing NATO aircrews to greater risks than those experienced in previous “humanitarian” air campaigns. For despite developments in technology and doctrine over the previous decade to address the shortcomings of NATO operations in Kosovo, attempts to detect, identify, and engage elusive mobile targets such as small units of Syrian fielded forces or mobile surface-to-air missile (SAM) systems under restrictive rules of engagement—all while airborne—would pose a serious challenge for NATO air forces. Without assistance from professional, highly-trained forces on the ground capable of identifying targets, directing air strikes and providing some minimum of protection to Syrian civilians, it is unlikely NATO could protect safe havens and aid corridors from deter-mined elements of the al-Assad regime.

»Moreover, the notion that Syrian air defenses are “five times” more sophisticated than Libya’s or “ten times” more than Serbia’s should not be understood as an indication of the time it would take to neutralize Syria’s by comparison, but as an indication of the high level of persistent threat NATO would likely face from a moderately capable adversary for the duration of any air campaign. Thus, depending on how adept Syrian forces are in handling mobile air defense systems, a NATO intervention limited to defending safe havens from the air could still pose quite significant risks to coalition aircrews. Facing such risks and a limited ability to defend Syrian civilians, NATO would have to decide whether to escalate to a broader campaign of coercion that might include strategic bombing, robust assistance to Syrian rebels, or the introduction of ground forces in order to alleviate the suffering of Syrian civilians. The original “low-risk” rationale for humanitarian intervention from the air thus appears far less persuasive for this particular form of intervention in Syria.»

On comprend à la lecture de ces précisions combien la perception d’une intervention du bloc BAO est perçue comme potentiellement très lourde, sinon comme potentiellement catastrophique dans certains de ses développements. On relèvera quelques points d’importance, qui substantivent ce constat.

• Le premier est l’évaluation qu’une telle intervention en Syrie serait au moins du niveau de l’intervention au Kosovo, en 1999. Quel fut ce niveau ? Pour le rappeler précisément, on cite ici un rapport de la sous-commission des appropriations de défense de la Chambre des Représentations, de juillet 1999 (texte repris dans la Lettre d’Analyse de defensa du 10 septembre 1999) ; le président de cette sous-commission, le député Jerry Lewis (hors de toute prétention comique) et son co-président Jack Murtha en donnèrent les grandes lignes sous forme d’une lettre rendue publique. «Notre force aérienne a engagé plus de 40% de ses capacités au Kosovo, un pourcentage plus important que celui qui fut engagé durant la guerre du Golfe… […] Nous avons engagé près de 100% de nos capacités opérationnelles de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, avec des avions tels que les U-2 et les AWACS, et engagé tant de nos avions de guerre électronique que la Corée n’avait plus de couverture de cette sorte. Des officiels du Pentagone nous ont dit que nous avions utilisé jusqu’à nos limites extrêmes notre force de ravitaillement en vol. La pénurie en pièces de rechange est devenue si grande pour le bombardier B-1B que le taux de cannibalisation a atteint 99%. Ainsi, un des cinq avions déployés dans l’opération Allied Force ne servit qu’à la fourniture de pièces de rechange aux quatre autres.» On ajoutera que l’U.S. Navy, qui déploya deux porte-avions supplémentaire autour des Balkans pour participer à l’attaque, se trouva, pour la première fois, depuis 1945, sans porte-avions dans le Pacifique occidental (VIIème Flotte).

• On mesure les conditions de contrainte de la guerre du Kosovo qui est offerte comme référence, et l’on doit évidemment garder à l’esprit que les capacités générales US aujourd’hui, sont largement inférieures à ce qu’elles étaient en 1999 (une réduction de 30% de ces capacités, toutes références étant considérées par ailleurs, est une mesure minimale de cette situation comparative). Les armes dites “de choc” et de précision habituellement utilisées pour les campagnes US, tel le missile de croisière, se trouveraient confrontées à de nouvelles armes anti-aériennes de fabrication russe (Pantsir S1), mixant des canons et des missiles sur un seul affut mobile, et spécialement conçu pour leur interception comme pour celle des objectifs évoluant à basse altitude ; d’autre part, ces armes ne sont que d’une utilité réduite dans une campagne de “sécurisation” de l’espace aérien (air dominance) qui est la condition sine qua non du type d’opération envisagée en Syrie, et qui implique une confrontation directe avec la défense anti-aérienne, point fort des défenses syriennes.

• On voit que le rapport arrive à la conclusion qu’une telle opération que celle qui est envisagée en Syrie ne saurait parvenir à son rendement efficace qu’en s’élargissant continuellement par rapport au format initial, c’est-à-dire en passant à l’échelon stratégique général sans pour autant fournir des résultats et des avantages stratégiques, alors qu’il s’agit au départ d’un engagement tactique limité. D’autre part, cet élargissement impliquerait sans doute une certaine incursion dans la dimension terrestre autre que ce qui est en cours, avec des unités structurées régulières. Toutes les prémisses sont réunies pour faire envisager un engagement majeur, de type stratégique selon des paramètres improbables. Ces conditions font évidemment venir à l’esprit l’hypothèse du “bourbier”, qui est l’une des terreurs des états-majors, aussi bien militaires que politiques, à cause de l’écho dévastateur de cette situation dans l’opinion publique. D’une façon plus générale, un tel élargissement de l’engagement pose tout simplement la question des capacités, non seulement militaires, mais économiques et financières, des pays du bloc BAO à soutenir un tel effort, voire seulement à l’envisager.

• Il ne fait guère de doute que ce type de scénario et de projection, dont le rapport du MIT est certainement un reflet acceptable, est d’ores et déjà dans ses grandes lignes dans l’esprit des responsables. Sa perception constitue un handicap formidable dans la conduite et l’évolution du bloc BAO dans la crise syrienne. Plus que jamais, on constate que le seul acteur extérieur important qui ait les moyens, les canaux et les opportunités pour s’engager d’une façon efficace, c’est la Russie. Le bloc BAO est donc coincé entre sa critique forcenée de la Russie, la perception de sa quasi-incapacité de mener une opération militaire en Syrie, et sa dialectique furieuse contre Assad et réclamant une intervention militaire, – et, au-dessus de tout cela, l‘impossibilité dialectique où il se trouve, à cause de l’exacerbation du cas syrien depuis des mois, de retraiter vers un compromis acceptable.


Mis en ligne le 20 juillet 2012 à 13H19

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