Les convergences de l’“apocalisme”

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1595

Les convergences de l’“apocalisme”

4 juillet 2011 — Il y a ce qu’on pourrait nommer “un sentiment d’apocalypse”, ou, pour trouver un néologisme déjà utilisé, une sorte d’attitude ou de tendance qu’on nommerait “apocalisme”. Les caractéristiques du temps historique sembleraient y inviter, cela proposé comme un jugement au moins euphémistique. Un article publié par Robert C. Koehler, le 30 juin 2011 sur CommonDreams.org, ouvre et suscite des perspectives et des réflexions intéressantes, qui permettent de se dégager des pesanteurs sarcastiques, éventuellement sardoniques, qui s’attachent en général au commentaire de cette sorte de sujet… En d’autres termes, cette question : peut-on parler sérieusement de ce “sentiment d’apocalypse” ou d’“apocalisme” ? (Dito, – “sérieusement”, c’est-à-dire en écartant, au départ, les normes de la modernité et de sa critique réductionniste, fascinée par la chute dans la bassesse ; par conséquent en évitant le discrédit réducteur du sarcasme éventuellement sardonique, pour ensuite développer une réflexion intéressante après s’être ainsi évadé de cette prison arbitraire et illégale de la dialectique moderniste réduite au ricanement.)

Koehler démarre son propos en citant une phrase d’un tract des Témoins de Jéhovah : «All the evidence shows that we are nearing the end of man’s tragic experiment in independence from God.» Il développe ensuite la remarque que cette affirmation, complètement liée à des jugements sceptiques pour le moins, ironiques et pleins de dérision plus généralement pour leurs auteurs, n’en rencontre pas moins dans l’esprit, dans une évolution complètement contraire, d’autres jugements venus de milieux et de modes de pensée complètement différents sinon antagonistes.

«There are other ways to express the urgency of our situation, leaving God out of it. An eco-conscious soul might warn that the human species must reconnect with indigenous wisdom and the circle of life. But no matter. What strikes me is the growing recognition, in so many quarters, of the unsustainability of our global culture and the need for, and inevitability of, profound change.

»Indeed, it’s more than mere “recognition” — it’s a primal disorientation. The culture of moneyed interests, war and techno-diversion, which is global in scope, is killing us at the same time that its media apologists, and the anonymous experts and authorities they quote, reassure us that everything is fine and under control.

»I think the Christian End Times movement (the message of my Jehovah’s Witness tract), the growing buzz over the Mayan calendar prediction (we shift into a new age on Dec. 21, 2012 . . . you can even order end-of-world mugs and T-shirts) and the science-based urgency of climate-change warnings all emanate from the same rawly intuitive sense: An unprecedented planetary shift is under way, which we can aggravate and perhaps turn into Armageddon if we continue ignoring our own thoughtless contributions to the situation.»

Le propos général se résume finalement à une analogie résumant l’idée que nous avons proposée ci-dessus…

«“All the evidence shows that we are nearing the end of man’s tragic experiment in independence from God.”

»Here’s another way this thought gets put: “The world’s oceans are faced with an unprecedented loss of species comparable to the great mass extinctions of prehistory, a major report suggests today. The seas are degenerating far faster than anyone has predicted, the report says, because of the cumulative impact of a number of severe individual stresses, ranging from climate warming and sea-water acidification, to widespread chemical pollution and gross overfishing.”

»Thus began an article last week in the U.K.’s Independent by environment editor Michael McCarthy, on the recently issued report of a panel of leading marine scientists convened in Oxford earlier this year by the International Programme on the State of the Ocean and the International Union for the Conservation of Nature.»

A ce point, nous avançons deux précisions qui seront exemplaires, pouvant s’appliquer à d’autres cas similaires, aussi bien qu’aux deux réactions détaillées, qu’à l’analogie que Koehler fait entre elles deux. La première de ces deux précisions est que nous n’avons rien de commun avec l’attitude de discipline aveugle, la foi dévorante et assurée, l’entêtement prosélyte infatigable, l’espèce de possession tranquille et jugée vertueuse qu’on subit, qui caractérisent les Témoins de Jéhovah. La seconde est que nous n’avons rien de commun avec une fonction qui affiche hautement ses vertus pour dénoncer dans les termes les plus vifs une situation qui le mérite bien, mais qui n’a été rendue possible que par le développement exponentiels des mécanismes et des processus dont cette même fonction porte la responsabilité. (Tout scientifique, – c’est de la fonction scientifique moderne que nous parlons, – qui s’alarme à juste titre de l’évolution des choses porte ce fardeau, à l’image du groupe de physiciens de génie inspiré par Einstein et mené par Oppenheimer, qui s’exclama, lors de la première explosion atomique  : “mon Dieu qu’avons-nous fait !”, – et qui, d’ailleurs, ne reçut nulle réponse de Dieu, sinon, pour certains d’entre eux, celle d’une angoisse métaphysique qui ne devait plus jamais les laisser en paix.) Nous ne condamnons aucun de ces deux groupes, en aucune façon, mais nous constatons que nous n’en faisons pas partie et, pour le cas de cette analyse, nous nous forçons à l’indifférence à leur égard. Cette objectivation forcée et temporaire, qui ne contient aucun jugement répétons-le, nous paraît nécessaire pour poursuivre notre réflexion.

En effet, il y a une situation sans doute proche d’être unique dans cette convergence d’avis, de sentiments intuitifs, d’alarmes fondamentales et objectivement documentées, sur le devenir, à échéance de plus en plus proche, de cette contre-civilisation. Cette convergence émane de groupes que tout sépare dans leur constitution, leurs convictions et leurs croyances, leurs raisons d’être et leurs perceptions du monde. Lorsqu’un philosophe diablement expérimenté et au caractère certainement teinté d’amertume comme Régis Debray écrit Du bon usage des catastrophes, il ouvre sans s’en douter, ou poursuit en s’en doutant précisément bien sûr, un débat intéressant dont les développements devraient s’avérer embarrassants pour la raison elle-même et le soi-disant “bon sens” qui l’accompagne fidèlement , – le tout résumé par la formule devenue extrêmement suspecte depuis deux siècles du “il faut savoir raison garder”, – dont le même philosophe s’institue de facto le défenseur autant que le promoteur.

(Voir par exemple la critique de ce livre dans Le Point du 9 juin 2011. Ce magazine hautement représentatif de notre civilisation, – sans “contre-”, pour l’occasion, – l’approuve sans réserve, ce qui est un peu inquiétant pour Régis : « Régis Debray contre les prophètes de malheur […] Dans “Du bon usage des catastrophes” (Gallimard), le philosophe condamne le prêt-à-penser apocalyptique».)

Poursuivons en nous référant à cette phrase qui a toutes les raisons d’être dans ce débat, “contre les prophètes de malheur”… Le problème très spécifique à notre époque, en effet, est que “les prophètes de malheur” ne constituent pas un groupe autonome, identifiable et pourvu du même “prêt-à-penser”, comme ils disent, mais d’une multitude extrêmement composite, qui se recrute un peu partout. Le problème est que cette “multitude” est composée d’éléments d’origines très diverses, comme on a vu plus haut, dont une part très importante est faite de cohortes d’honorables savants et de représentants non moins respectables de la raison, brusquement précipités dans l’enfer des “prophètes de malheur”. C’en est au point qu’il faut bien constater ce problème que ceux qui se dressent contre “les prophètes de malheur”, – sauf le philosophe, blanc comme neige, – sont plus qu’à leur tour, disons euphémistiquement, “parfois suspects”. Faut-il citer le Dr. Soon, qui reçoit $1 million en dix ans, de Exxon Mobil, pour n’être pas “prophète de malheur” dans le domaine de la crise climatique, ce qui fait cher la vertu ; ou bien Exxon Mobil soi-même ; ou bien les lobbies de Washington, grassement payés par l’industrie pétrolière ; ou bien, les excités de l’ultra-droite US, – les idéologues de l’hyper-libéralisme ou les allumés de certains populisme américanistes… Comme un chat n’y retrouverait pas ses petits, on doute que le philosophe y retrouve les siens.

Par conséquent, on se bouscule au portillon des “prophètes de malheur”, et cela est une occurrence pour le moins inhabituelle. Qui plus est, et comme signe à la fois de la vigueur du sentiment et de son incontestable universalité, voire de sa modernité (!), ceux qui se bousculent au portillon sacrifient en général à l’un des travers le plus courant de cette modernité qui est le cloisonnement. Ils voient tous l’apocalypse mais ils ne voient pas tous la même apocalypse. (Ils voient l’apocalypse financière, environnementale, technologique, énergétique, alimentaire, démographique, etc.) Cela signifie que l’idée d’apocalypse n’est absolument pas du “prêt-à-penser”, mais, exactement le contraire, la conclusion imposée par les divers constats fractionnels et cloisonnés qui sont faits d’une évolution vers la catastrophe pour chacun des domaines envisagés. Chacun, cloisonné dans son domaine, comme s’entend à l’imposer le Système, conclut à l’apocalypse dans son domaine, ce qui a contribué à former, par simple évolution logique, l’idée de l’apocalypse générale… Ainsi la cohorte des gens sérieux, raisonnables, brillants et avancés, rejoint-elle celle des Témoins de Jéhovah.

Un autre aspect, complémentaire du précédent et qui apporte quelque gêne supplémentaire aux chasseurs de “prophètes du malheur”, c’est le mélange des genres. En général, le “prophète du malheur”, pour bien figurer comme cible de la critique moderniste, devrait se cantonner aux catastrophes naturelles (cela, d’autant plus que les religions présentent effectivement les soubresauts de l’Apocalypse sous cet aspect) ; il est alors plus facile de ridiculiser sa prétention à faire de ces catastrophes naturelles des signes d’une quelconque colère divine, annonciatrice de l’Apocalypse ; encore plus facile et arrangeant, qu’il ne s’y trouve aucune mise en cause de la modernité et de ses étincelantes merveilles, œuvre de sapiens et de sa “raison humaine”. Le problème qui complique diablement la tâche des critiques de ce qu’on nommerait effectivement “apocalisme” pour désigner cette tendance, – plutôt que “catastrophisme”, justement, – c’est ce que nous nommons l’“eschatologisation” des crises. Concrètement il s’agit de l’intégration de plus en plus grande entre “catastrophes naturelles” et “crises humaines”, – qu’on pourrait aussi bien nommer “catastrophes humaines”, tandis que les “catastrophes naturelles” ont de plus en plus des allures de “crises”. La crise climatique, dans le cadre de la crise environnementale avec la question de la responsabilité humaine, est le grand thème de cette évolution ; Fukushima est l’événement le plus récent à rencontrer cette intégration : une “catastrophe naturelle” (un tremblement de terre déclenchant un tsunami, d’ailleurs l’un et l’autre peut-être influencés par la crise environnementale) prenant des allures “apocalyptiques” à cause de l’élément humain, trop humain (technologisme), des centrales nucléaires touchées par le séisme… Ainsi la cohorte des gens sérieux, raisonnables, brillants et avancés, rejoint-elle encore plus celle des Témoins de Jéhovah.

Cela ne nous dit rien de précis de plus à propos de “cohortes des gens sérieux…” ou des Témoins de Jéhovah, mais beaucoup à propos de l’idée d’apocalypse dans le cadre du temps historique présent. Cela nous conduit à donner à l’idée d’apocalypse une valeur intrinsèque, per se, une valeur substantielle et une essence indiscutable, alors que les chasseurs de “prophètes du malheur” en font le simple produit de psychologies excessives ou allumées et ne s’intéressent qu’aux récipiendaires de ces psychologies. (Vieille habitude de la modernité, caractérisée par la politique de la paille et la poutre et l’habitude opérationnelle de flinguer le messager des mauvaises nouvelles.)

Une réplique décisive de la crise de la Renaissance

Le fait est que, contrairement à ce que laisse penser l’agitation du philosophe à la grande culture, l’époque présente est, par définition, celle qui ne devrait pas céder à l’idée de l’apocalypse. L’hermétisme du Système en est le garant, la subversion de la raison au profit du Système également, et leur police de la pensée qui remplit sa mission avec zèle. Le fait est pourtant que l’époque a cédé et cède de toutes parts au concept d’apocalypse pour substantiver les perspectives d’avenir, voire d’avenir proche, qu’elle voit pour elle-même. Il n’y a pas de “prophètes de malheur” à la base de l’actuel mouvement, c’est-à-dire dans ce que l’actuel mouvement d’“apocalisme” a de sérieux, mais bien une crise de l’esprit, une crise de la civilisation, qui arrive à maturation comme le montrent une multitude d’événements depuis quelques années, dont la transformation des relations internationales en “structure crisique” puis en “chaîne crisique” et l’“eschatologisation” des crises humaines.

On trouve une situation similaire et extrêmement révélatrice par la chronologie et les liens conceptuels, d’une crise générale et globale de l’esprit, contre les clichés reçus à cet égard, au début de la “seconde Renaissance” (début du XVIème siècle). C’est alors que la Renaissance se définit précisément, du point de vue des idées, comme une révolte générale contre la raison humaine dans son activité d’assèchement, par la scolastique médiévale de la fin du Moyen Âge, de l’idée divine qui supportait la société. L’atmosphère de cette époque est décrite en ces termes (dans Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, de Charles Nauert, éditions Devy, 2006) :

«Ceux qui vivaient effectivement au début du XVIème siècle avaient une toute autre vision de leur époque. Leurs élans d’optimisme étaient égalés, peut-être même surpassés, par de sombres crises de pessimisme. Ils assistaient à la dégénérescence des systèmes intellectuels dominants de la scolastique médiévale qui se transformait en causeries purement futiles ou empreintes du désespoir intellectuel et de l’appel à la foi aveugle. […] …ce mouvement plus général d’où se dégageait une sensation de débilité, de déclin culturel et de décadence, le sentiment que la société occidentale traversait une crise terrible, peut-être son agonie, et que le Jugement Dernier était proche.» (On observera combien cette description conviendrait, mot pour mot, à notre époque.)

La différence avec notre époque était dans ce fait qu’un certain nombre de pensées radicalement différentes de l’activité rationnelle de la scholastique médiévale étaient possibles, y compris, comme la première et la plus importante réaction (dès le XVème siècle et l’école florentine du néoplatonisme), le retour vers la philosophie hermétique grecque du platonisme et du néoplatonisme, et la Tradition. Le bouillonnement qui suivit ce début du XVIème siècle, avec l’interférence majeure de la Réforme et des guerres de religion, aboutit paradoxalement, dans un mouvement qui constitue à notre sens une récupération par un courant déstructurant conduisant au “déchaînement de la matière” de la fin du XVIIIème siècle, au retour du triomphe de la raison humaine (sciences modernes), mais sans la référence divine. L’inversion avait triomphé : alors que l’adversaire dans la scholastique médiévale était le fait même, le rôle asséchant et débilitant de la raison humaine, l’inversion réussit à transférer la responsabilité sur l’objet de la scholastique médiévale, la référence divine. La crise avait été “résolue” par son aggravation radicale, par l’inversion fondamentale.

Aujourd’hui, nous nous trouvons à nouveau devant une révolte contre la raison humaine, cette fois non pas essentiellement à cause d’une scholastique quelconque, mais plus directement à cause des productions monstrueuses de cette raison humaine, qui nous menacent de la destruction de la civilisation (contre-civilisation), de l’univers physique lui-même (crise environnementale) et de l’esprit humain (abaissement quasiment entropique des conceptions et des manifestations sociales et culturelles, avec une crise psychologique à mesure). Au contraire de la Renaissance, nous ne disposons plus d’alternative de débat à l’intérieur de la société (du Système), puisque la référence divine, ou spirituelle, est absolument mise à l’index hors du cadre discrédité des religions, celles-ci quasiment exclues du monde actif des idées par la modernité et réduites à leurs manifestations les plus basses possibles et d'ailleurs elles aussi inverties (manipulations politiques du fondamentalisme, de l’intolérance, des fièvres religieuses primaires, etc.). On peut d’ailleurs dire que cette crise générale que nous subissons, qui duplique celle du début du XVIème siècle parce qu’elle ne fait que la poursuivre, a réellement commencé au début du XXème siècle, aussitôt après la Grande Guerre (voir La crise de l’Esprit, de Valéry), qu’elle s’est désespérément ébrouée et débattue tout au long de ce XXème siècle avec des expériences totalitaires effrayantes et un Système général finalement consolidé, dont nous goûtons aujourd’hui l’hermétisme et la folie déstructurante. Ces remous ont permis de mesurer qu’il était impossible de trouver une voie de changement à l’intérieur du Système.

Aujourd’hui, toujours, nous nous trouvons pressés par des événements qui n’attendent plus et qui, tous, suggèrent une perspective proche de la catastrophe apocalyptique, ainsi de plus en plus conduits à la conclusion que rien n’est possible à l’intérieur du Système, par conséquent à l’intérieur d’une construction qui s’est faite, du point de vue humain (il y a d’autres dimensions présentes, à notre sens), sous l’empire de la seule raison humaine. Ainsi, et pour en rester aux seuls éléments terrestres, la révolte actuelle contre l’empire de la raison humaine perçue comme subvertie implique-t-elle, au contraire du cas de la Renaissance, la nécessité absolue de la rupture avec le cadre existant (le Système pour nous) ; c’est-à-dire une échappée dans l’inconnu qui prend naturellement le contour d’une apocalypse, c’est-à-dire une évolution sans doute catastrophique mais absolument régénératrice. (On sait évidemment que ce terme apocalypse, du grec apokalupsis, signifie “mise à nu”, “enlèvement du voile”, “révélation”). La référence est tout à fait inévitable et n’a pas besoin de “prophètes” pour s’imposer. Nous dirions même qu’il n’y a pas de quoi lever le drapeau de l’anathème, que la raison humaine est si prompte à déployer, contre les “prophètes” en question, tant la pente de cette orientation s’impose comme de plus en plus naturelle, – et, d’ailleurs, qui nous a d’ores et déjà dépassé, et nous entraîne, – et les “prophètes du malheur” ne sont alors que des épiphénomènes qui ne valent pas le souci du philosophe, des productions inévitables des événements qui nous précèdent et nous emportent.