Les confidences de Kerry...

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Les confidences de Kerry...

Dans son interview du 6 juin au Corriere della Sera, le président russe Poutine n’apporte guère d’éléments nouveaux et s’emploie d’une façon générale à tenter sans grande illusion ni angoisse excessive de redresser la perception que le bloc BAO, particulièrement la presse-Système, entretient à l’égard de la Russie. Un passage paraît pourtant intéressant, si l’on s’emploie à “lire entre les lignes“, avec à l’esprit d’autres indications. C’est un passage qui est mis en évidence par le compte-rendu de cette interview, sur Sputnik-français, le 6 juin 2015, avec son titre «Poutine: l'Occident a perdu le contrôle de la situation en Ukraine». (L’idée est reprise, sous une forme actualisée et substantivée par l’évocation de confidences précises, dans un passage du texte : «Selon [Poutine], plusieurs responsables européens et américains reconnaissent que la situation en Ukraine est actuellement hors de leur contrôle.»)

Le texte, assez court, de Sputnik-français, porte effectivement sur cette question de l’Ukraine et sur les circonstances où la responsabilité des pays du bloc BAO est engagée : «La crise en Ukraine a été provoquée par les “démarches non professionnelles” de la part de l'Occident, qui a perdu le contrôle de la situation dans le pays, a déclaré le président russe Vladimir Poutine. “Je crois que l'origine de cette crise réside dans les démarches non professionnelles [posées] par nos partenaires... [...] Je souhaite de nouveau souligner que ce n'était pas notre choix, nous ne le voulions pas et nous sommes aujourd'hui contraints de réagir à ce qui se passe”, a expliqué le chef du Kremlin dans une interview accordée au journal italien Corriere della Sera. [...] “Il fallait à l'époque œuvrer pour appliquer l'accord [conclu entre le président Ianoukovitch et l'opposition], qui a été en plus signé par trois ministres européens des Affaires étrangères en tant que garants de sa réalisation", a indiqué le dirigeant russe.

»Dans le même temps, M. Poutine a estimé que la Russie n'était pas responsable de la dégradation des relations avec l'Union européenne sur fond de conflit ukrainien. “Nous n'avons pas été les premiers à décréter des restrictions dans les domaines du commerce ou de l'économie. On a introduit ces mesures à notre encontre, ce qui nous a contraint à prendre des mesures de protection en réponse”, a rappelé le numéro un russe.»

Le terme de “démarches non professionnelles” pour qualifier l’action BAO/US en Ukraine, ainsi que la mention de contacts récents avec des dirigeants du bloc BAO, dont les USA certes, sur l’incapacité du bloc de contrôler la situation en Ukraine, nous ramènent à la rencontre-surprise de Sotchi du 12 mai, entre Kerry et Poutine-Lavrov. A l’issue de près de sept heures d’entretien (moitié Kerry-Lavrov, moitié Kerry-Lavrov-Poutine), Kerry avait fait une remarque qui a beaucoup été citée depuis, notamment pour la façon dont le secrétaire d’État parlait, pour la première fois aussi nettement et durement, des dirigeants ukrainiens (de Porochenko). Il s’agit du passage où on le questionne sur l’annonce par Porochenko de son intention de reprendre par une attaque l’aéroport de Donetsk, et la réponse de Kerry disant qu’il n’avait pas lu précisément cette déclarations, qu’il en restait à une sorte de ouï-dire, mais qu’en tout état de cause il conseillait fermement à Porochenko “d’y réfléchir à deux fois” avant de prendre une telle décision qui risquerait de mettre complètement en cause l’accord de Minsk dont lui-même (Kerry) jugeait impérativement qu’il devait être respecté. Le passage de la conférence de presse qui concerne ce point précis est le suivant. (Site du département d’État, le 13 mai 2015.)

Question : (Via interpreter) «Now the question of the Russian mass media. (Inaudible), TV Channel Russia. If you don’t mind, let me continue the topic of Minsk agreements. Mr. Kerry, you’ve said several times that Minsk agreements is the best way to proceed to settle the Ukraine conflict. What can you say about what Mr. Poroshenko said when talking to the representatives of Kyiv army when he said that they are going to gain back the Donetsk airport? [...] »

Secretary Kerry : «Well, thank you very much. I have not had a chance – I have not read the speech. I haven’t seen any context. I have simply heard about it in the course of today. But if indeed President Poroshenko is advocating an engagement in a forceful effort at this time, we would strongly urge him to think twice not to engage in that kind of activity, that that would put Minsk in serious jeopardy. And we would be very, very concerned about what the consequences of that kind of action at this time may be.

»Now, it may be he was talking about in the long term. He may have been talking about the context of a final resolution or settlement; I don’t know the answer to that. But I do know that resort to force by any party at this point in time would be extremely destructive at a moment when everyone has brought together the working groups, the working groups have met, and the working groups have an ability to try to provide a path forward on all of those issues that many of us have been concerned about over the course of the last months. My strongest urging would be for everybody to give the working groups their effort, to stay invested in the Minsk agreement, to continue to push for the political resolution, and to hold back anybody from engaging in self-help through force...»

Donc, tout le monde s’était attaché à la ferme condamnation de la déclaration de Porochenko par Kerry («...we would strongly urge him to think twice not to engage in that kind of activity») et beaucoup moins, si pas du tout, au fait que le secrétaire d’Etat admettait ou plus précisément avouait n’avoir pas lu, ou eu une information exacte de cette déclaration de son “protégé” que la presse russe et ukrainienne connaissait déjà ; mais qu’il venait simplement d’entendre quelques mots à ce propos “dans la journée” («I have not read the speech. I haven’t seen any context. I have simply heard about it in the course of today...»). Comme cet “aveu” n’est pas fait pour éviter d’avoir à commenter cette déclaration mais qu’au contraire Kerry la commente fermement sinon durement, on est conduit à accepter son explication et à se demander si les quelques mots qu’il en a entendus ne sont pas venus de ses interlocuteurs du jour, Lavrov et Poutine, tandis que ses services avaient omis de l’en informer précisément, si même ils étaient au courant, – la question reste ouverte à cet égard, dans notre hypothèse, de savoir si l'“absence de contrôle” dont parle Poutine renvoie à une situation (l'Ukraine) ou à certains segments de l'une ou l'autre administration (celle du département d'Etat dans ce cas) impliquée dans cette situation. Nous avons déjà écrit plutôt d’une plume critique que Kerry était un “personnage léger” (voir notamment le 20 novembre 2014 et le 6 février 2015), mais cela peut également vouloir dire, – chaque défaut a son double en qualité, comme vice-versa, – qu’il n’hésite pas parfois à dire nettement certaines choses d’une façon qui sort des sentiers battus de la diplomatie type-narrative.

Dans une autre occasion, déjà, nous avions eu l’occasion de commenter un a-parte de Lavrov et de Kerry, lors d'une rencontre du printemps 2013 du Russe avec le nouveau secrétaire d’État. Notre commentaire, venue d’une “confidence” de Lavrov à des parlementaires de la Douma, sonnait au désavantage de Kerry, alors qu’on peut aujourd’hui avancer une autre interprétation. Lavrov lui-même peut avoir modifié son avis, par rapport aux circonstances où il rapporta cet épisode une première fois, à propos d’une de ses premières rencontres (peut-être la prermière) avec Kerry, alors que les deux hommes ne se connaissaient pas et avaient nécessairement une attitude de retenue l’un par rapport à l’autre. On pouvait lire ceci, le 21 avril 2015, qui rapportait cette “confidence” de Lavrov faite près de deux ans plus tôt aux parlementaires russes :

«Le Russe Lavrov a raconté comment, lors d’une de ses premières rencontres avec le nouveau secrétaire d’État au printemps 2013, il avait félicité Kerry pour avoir “liquidé” Victoria Nuland de sa position de porte-parole du département où l’avait installée Clinton ; Kerry lui avait répondu qu’il l’avait au contraire promue (comme assistante au secrétaire d’État pour l'Europe et l'Eurasie), ajoutant qu’il aurait ainsi, à ses côtés, une diplomate expérimentée pour conduire une politique d’entente, notamment et précisément avec la Russie. Lavrov avait considéré Kerry pour tenter de distinguer dans ses paroles quelque ironie ou sarcasme, pour n’y trouver qu’un sérieux ingénu et désespérément naïf, – et peut-être, même, volontairement naïf. La question se pose en effet, dans ce cas de Kerry comme dans tant d’autres, et dans le cas d’Obama comme dans celui de Kerry, s’il existe une conscience réelle de la signification des actes ainsi posés, par rapport à ce que tout homme normalement informé doit en savoir, à la lumière de la personnalité et de l’activisme bien connues d’une Nuland. Lavrov rapporte que Kerry ne semblait pas vraiment comprendre ce que signifiait, en termes de perspectives politiques, la nomination de Nuland à un tel poste, – non plus que, dans un autre contexte, celle de Power à la tête de la délégation diplomatique US aux Nations-Unies.»

Le développement de notre hypothèse à partir de ces divers éléments nous conduit à penser que la remarque de Poutine lors de son interview au Corriere della Sera renverrait essentiellement à sa longue rencontre avec Kerry et Lavrov, au cours de laquelle le secrétaire d’État aurait exposé à ses interlocuteurs qu’“il ne contrôlait pas (directement ou indirectement) la situation en Ukraine”. La méconnaissance de Kerry de la déclaration de Porochenko, dont probablement Lavrov et Poutine l’ont informé, serait alors un signe de cette absence de contrôle, qui serait également, et plus gravement encore, une mésinformation de la situation en Ukraine. La “légèreté” de Kerry dont nous parlons plus haut, la légèreté avec laquelle Kerry recommande (à Lavrov) de ne pas prendre au sérieux les déclarations d’Obama (voir le 20 novembre 2014), signifie plus que de la légèreté, mais également une confidence cachée selon laquelle nombre de déclarations officielles doivent être prises en tenant compte de pressions bellicistes auxquelles cèdent Obama, et son administration derrière lui ; de même pour la nomination de Nuland, qui lui aurait été imposée ou qu’il se serait jugé contraint d’accepter ... Dès lors, la déclaration de Poutine (“les démarches non professionnelles” des USA qui sont “à l’origine de ” la crise ukrainienne) renvoie évidemment et notamment au rôle de Nuland (avec l’ambassadeur US à Kiev), non supervisé, non contrôlé par Kerry, – ce qui a toujours été l’hypothèse que nous privilégions ; et “l’absence de contrôle” décrit par Poutine concerne aussi bien la position de la direction US par rapport à son administration, son autorité sur elle, chose mise en évidence (déclaration de Porochenko) lors de la rencontre de Sotchi, et que Kerry lui-même aurait reconnue.

... Et puis John Kerry tomba de son vélo, comme dans une vulgaire étape de tour de France. Il vient d’être opéré à l’hôpital de Baltimore et devrait avoir effectué ses premiers pas ce week-end. Il devrait reprendre un peu de son travail dans le courant de la semaine prochaine, sa chambre d’hôpital puis son vaste domaine privés transformés en mini-département d’État de campagne. On pourrait penser aventureusement que ce serait le moment pour lui de tenter de fomenter un coup d’État contre ceux et celles qui, paraît-il, agissent en sorte qu’il ne parvient pas à contrôler son département à Washington, sans parler de contrôler l’Ukraine... Car, pour l’essentiel de cette hypothèse que nous faisons, si Kerry a confié à ses “partenaires” russes qu’il n’était pas libre de ses actes et qu’ils devaient en tenir compte pour entendre ce que lui-même dit publiquement, nous pensons qu’il ne leur a pas dit qu’il pourrait jamais se libérer à cet égard.

 

Mis en ligne le 8 juin 2015 à 05H04