Kerry, ou l'infortune de la réalité

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Kerry, ou l'infortune de la réalité

Le Secrétaire d’État Kerry, en balade du côté de Kiev, rend visite aux amis, le Premier ministre Iatseniouk en priorité. (Iatseniouk, plus que jamais l’“homme de Washington”, beaucoup plus que Porochenko, soupçonné de mollesses coupables et qu’on juge, à Washington, un peu trop proches des Européens type-Merkel-Hollande.) Au cours de deux conférences de presse, hier à Kiev, la même question a été posée à Kerry qui affirmait que les troupes russes se trouvent en Ukraine, du type “avez-vous des preuves de la présence de troupes russes en Ukraine”, et la même réponse a raisonné haute et claire : «Les réseaux sociaux sont pleins de reportages et de photos de soldats russes, qui sont ramenés morts en Russie. Et les parents de ces soldats sont informés que leurs enfants ont été tués quelque part dans un accident... Il y a aussi des prisonniers de guerre qui ont donné des preuves de leur participation au conflit [dans le Donbass.] Et c’est suffisant»

Le texte de FortRus, qui rapporte (le 5 février 2015) ces détails à partir d’une nouvelle (en russe) de Russia Today nous rappelle que, le 31 janvier 2015, le chef d’état-major de l’armée ukrainienne, le général Victor Moujenko, avait déclaré lors d’un briefing pour la presse qu’il n’y avait pas d’unités régulières russes au combat dans les engagements en cours dans le Donbass. Ces précisions étaient données par Moujenko moins d’une semaine après que Porochenko ait déclaré, à Davos, qu’il y avait neuf mille soldats russes engagés dans l’actuelle bataille dans le Donbass. Dans l’entretemps (entre les 24 et 31 janvier), on était passé de 9.000 à 12.000 soldats russes dans la bataille, par la grâce du représentant de Kiev à l’ONU.

«Today [5 February] during a joint press conference with Ukrainian Prime Minister Arseniy Yatsenyuk in Kiev, the head of the U.S. Department of State, John Kerry, again failed to answer the question if there is strong evidence that Russian soldiers are involved in the conflict in the East of Ukraine. Instead, he invited the journalists to look for it online. “Social networks are filled with reports and photos of Russian soldiers, who are brought back to Russia dead. And the parents of these soldiers in Russia are told that their sons were killed somewhere in an accident,” – Kerry said. – There are also prisoners of war who have provided proof of their participation in the conflict (in the East of Ukraine. - RT). And that's enough.”

»Thus, at the moment, neither the West nor Kiev can provide convincing evidence of the presence of the Russian armed forces in the conflict zone. Moreover, not so long ago, the chief of the General Staff of Ukraine, Viktor Muzhenko, said during a briefing that Ukrainian army does not wage battles against the Russian military units and that Kiev knows only about some Russians fighting on the side of the militia. “Currently, the Ukrainian army is not fighting with the regular army of Russia”, said the general. However, Muzhenko stated that the General Staff of the UAF possessed “information about the participation of individual citizens of the Russian Federation, including military, in the ranks of illegal armed formations”.

»These words of the chief of the General Staff, who has access the the full volume of operational information from the front, clearly are contrary to the official position of Kiev, which from the beginning of the conflict repeatedly declared about an organized invasion of the regular units of the Russian army of the territory of Ukraine.

»Recall that recently the President of Ukraine arrived at the economic forum in Davos with a fragment of the bus, exploded near Volnovakha. Petro Poroshenko made an emotional speech in which he accused the tragedy on Russia. In addition, during his speech, he stated that allegedly 9 thousand Russian soldiers are fighting on the territory of Ukraine . However, besides the loud proclamations, no evidence of Moscow's involvement in the incident with the bus or participation in hostilities of regular units of the Russian army, was presented by the Ukrainian leader. These words of the President were picked up by the permanent representative of Ukraine to the United Nations, Yuriy Sergeyev. During the last meeting of the Security Council on Ukraine, he not only repeated the words of Poroshenko about 9 thousand Russian soldiers, but added that the military contingent of the army of the Russian Federation in Ukraine continues to grow and has reached 12 thousand people.»

La réalité est une denrée très diverse et fort débattue en Ukraine mais le calme et la sérénité de Kerry, reprenant la méthodologie de ses porte-paroles qui renvoyaient les journalistes accrédités au département d’État aux mêmes réseaux sociaux pour les “preuves” de la duplicité russe dans l’affaire de la destruction du vol MH17, sont quelque chose de tout à fait rares. Les arguments de Kerry sont d’une extraordinaire légèreté et relèvent effectivement des versions très anecdotiques données par les “réseaux sociaux” les plus émotifs et les plus approximatifs, – ceux qui prétendent en général avoir une “méthodologie” leur assurant une vertu objective, – et cette façon de clore le débat par un “It’s enough” impératif est très caractéristique. Manifestement, Kerry n’entend pas trop s’aventurer dans la démonstration de la culpabilité, l’évocation de la preuve idéalisée dans les “réseaux sociaux” lui suffisant à merveille pour répondre à une question.

Personnage léger, Kerry, qui n’hésite pas à montrer son vrai visage lorsqu’il confie à Lavrov qu’il ne faut attacher aucune importance aux discours d’Obama, – comme, sans doute, aux siens propres, si on l'interrogeait là-dessus. Nous écrivions le 20 novembre 2014, à propos des révélations du type “diplomatie ouverte” de Lavrov, avec le ministre russe rapportant qu’il s’était plaint à Kerry du classement des grandes menaces contre l’humanité par Obama devant l’ONU, (dans l’ordre, le virus Ebola, la Russie et ISIS ou l’État islamiste) : «Parlant de ce fameux discours de l’ONU et de ce non moins fameux classement, Lavrov a expliqué aux députés qui l’auditionnaient qu’il avait demandé des explications à Kerry, le secrétaire d’État, lors d’une de leurs rencontres récentes : “qu’est-ce c’est donc que cette affaire de mettre la Russie en deuxième menace mondiale, après Ebola et avant ISIS ?” La réponse de Kerry fut, selon Lavrov, du type “aucune importance”, ou bien “n’en tenez aucun compte”, ou bien “ce truc n’a aucun intérêt ni aucune signification”, – selon l’humeur qu’on en a...» (Il est vrai que, selon certaines interprétations, cette légèreté valut à Kerry une fureur noire de son président, marquée par un incident significatif. Après son discours sur l’état de l’Union, le mois dernier, Obama passa en revue le premier rang de ses auditeurs, selon la tradition, en serrant la main à chacune des personnalités. Arrivé devant Kerry, il passa et, d’une façon extrêmement ostensible et très visible, s’abstint de lui serrer la main, – pour que nul n’en ignore à Washington...)

Il est donc inutile d’argumenter contre John Kerry, puisqu’il nous fait clairement savoir que le problème (celui de ce que nous nommons “vérité de la situation”) ne l’intéresse pas. Il n’y a pas de lieu, ni de crise, où cette attitude est si voyante jusqu’à la caricature qu’en Ukraine, qui est le champ le plus extraordinaire de la manipulation de la réalité, laquelle ressemble à une bulle de savon rebondissant de version en version ou un ballon de football servant aux exploits virevoltants d’une des plus grandes équipes du Brésil de l’histoire, par exemple celle de 1958 avec Pelé et Garrincha. Le point le plus remarquable de la situation de la communication, en Ukraine, c’est l’entremêlement et les chocs divers entre les différentes versions données par le même côté, puisqu’on sait que les artistes de la réalité considérée comme un ballon rond en état de dribble permanent se trouvent essentiellement du côté de Kiev... Eh bien, dans ce désordre, remettez-vous-en aux réseaux sociaux !

Cette étrange objurgation du secrétaire d’État des États-Unis ne peut être tombée dans l’oreille d’un sourd, dans tous les cas pour notre compte. Elle représente, si elle est prise avec suffisamment d’habileté et de savoir-faire, comme une reconnaissance implicite du pouvoir que peuvent effectivement exercer ces réseaux sociaux, savoir le réseau en général, ou l’internet si l’on veut ; lorsqu’“il nous fait clairement savoir que le problème (celui de ce que nous nommons ‘vérité de la situation’) ne l’intéresse pas”, Kerry ajoute in fine que ce problème-là nous concerne, nous “réseaux sociaux” ... Nous actons la chose avec empressement, en observant une fois de plus que l’Ukraine concrétise, à ce point de l’évolution de la crise du Système, le désordre extraordinaire produit par l’évolution des pouvoirs politiques au service du Système, particulièrement celui des USA, particulièrement depuis 9/11 où il fut décrété que la réalité était désormais un objet absolument subjectif soumis à l’appréciation de chacun, selon les intérêts de chacun. (Comme nous l’appréciions dès l’attaque contre l’Afghanistan, et cela rapporté le 13 mars 2003 : « Nous autres, analystes, journalistes, hommes de l'information et du commentaire politique, nous sommes placés devant un monde étrange. (Cela, pour ceux qui s'en avisent.) II n'existe plus de réalité objective mais une multitude d'affirmations subjectives. A nous de trouver, au milieu de l'amas des mensonges-vérités, ce qui rend compte de la réalité du monde...»)

Si l’on fait les comptes en allant jusqu’au bout de la logique de ces temps étranges, les mots de Kerry, parmi tant d’autres commentaires et attitudes de la sorte où l’on ne prend plus le moindre gant pour dissimuler qu’on ne fait que suivre une narrative sans aucune préoccupation même pour les apparences de la réalité, nous révèlent simplement la faillite du Système dans sa tentative de nous imposer “sa” réalité pour tenter d’en faire la vérité objective. A nous de poursuivre notre tâche, avec nos moyens, nos méthodes, notre “méthodologie” impliquant une enquête permanente où l’expérience et l’intuition tiennent une place considérable, où les “preuves” objectives et scientifiques dont le Système nous abreuve essentiellement pour démontrer sa légitimité doivent être soumises à tous les soupçons possibles. Nous savons aujourd’hui qu’un secrétaire d’État est a priori la dernière personne à qui l’on puisse faire confiance pour nous communiquer une parcelle de la vérité du monde ... Cela n’empêche nullement de juger que Kerry n’est pas nécessairement antipathique, et qu’il pourrait même, à un moment ou l’autre, se révéler involontairement utile et même sincère. Après tout, dans ce cas où il nous renvoie aux “réseaux sociaux”, il nous révèle involontairement une “vérité de situation” qui est d’une extrême importance.


Mis en ligne le 6 janvier 2015 à 16H14

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