Les accords d’Evian

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Les accords d’Evian

9 octobre 2008 — A Evian s’est tenue hier la première réunion, sans doute promise à être annuelle, de la World Policy Conference (en non-français dans le texte). La chose est organisée par l’IFRI parisienne de Thierry de Montbrial. (Novosti nous fait un portrait flatteur de Montbrial, peut-être pas exempt d’ironie pour qui sait lire, ou bien ironie involontaire qui sait, dans tous les cas dans le titre: «Un Français ambitieux, obsédé par l'idée d'être utile».) Le World Policy Forum a l’ambition, ou ne l’a pas c’est selon, de devenir un concurrent politique de la réunion annuelle de Davos. («Même si on peut penser que la conférence d'Evian est une tentative de faire concurrence au forum de Davos – et Thierry de Montbrial présentait d'ailleurs son projet, en privé, comme une “concurrence à Davos” il y a quelques mois – la logique et l'ambition de la World Policy Conference sont tout autres, selon lui.»)

Quoi qu’il en soit de ces essentielles préoccupations mondaines, la réunion d’hier a été un moyen d’organiser un dialogue franco-russe, ou Sarkozy-Medvedev… Mais plutôt dans l’ordre inverse: Medvedev rappelant ses diverses propositions et considérations sur l’ordre (le désordre) européen et l’ordre (le désordre) mondial, Sarko y répondant plus ou moins clairement, plutôt plus que moins. L’humeur était à l’apaisement sinon à l’entente bien tempérée, comme c’est la coutume dans cette station qui ne peut être perçue comme lacunaire tant tout y est organisé dans un esprit de paix (les accords d’Evian sur l’Algérie, 1961-1962) et de pureté de l’eau. L’humeur était à l’entente, c'était dans la nature des choses.

En gros, voici ce qui s’est dit, compris et interprété.

• L’affaire géorgienne s’estompe et apparaît pour ce qu’elle fut: un détonateur pour d’autres grandes ambitions. Les Russes tiennent leurs promesses et s’en vont. Tout le monde applaudit, Sarko-UE peut proclamer au nom de l’UE “mission accomplished”. Les adeptes des droits de l’homme sont contents. En passant, ou oublie opportunément la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par la Russie. Plus encore, Sarko semble indirectement laisser faire sinon acquiescer implicitement:

«Le président française a semblé céder à une demande russe en soulignant que les discussions sur le Caucase, à Genève à partir du 15 octobre, “doivent associer tous les acteurs concernés”, laissant entendre que les Sud-Ossètes et les Abkhazes pourraient y être admis. » (selon Le Monde du 8 octobre).

Il est vrai que ces faits, perçus comme fondamentaux il y un gros mois, ont évolué comme peau de chagrin et sont à peine un lointain souvenir.

• La (première) grande affaire devient le projet russe de nouveau pacte de sécurité européen (le “plan Medvedev”, présenté en juin dernier). L’évolution de l’affaire géorgienne permet d’entrer dans le vif du sujet. Sarko est en embuscade, prêt à suivre les Russes, ce qu’il ne manque pas d’énoncer clairement à Évian avec la proposition d’une conférence de l’OSCE à Paris à la clef.

Toujours selon Le Figaro:

«Alors que le retrait russe des zones tampons de Géorgie est achevé, le président de la république a proposé un sommet de l'OSCE avant la fin 2009 pour discuter de la proposition russe d'un pacte de sécurité. “J'ai entendu le président Medvedev présenter ses idées pour un nouveau pacte de sécurité, (son) expression c'est de Vancouver à Vladivostok. Je veux lui dire que nous sommes prêts à en discuter, car la sécurité, en Europe et au-delà, est un bien commun et donc un autre champ naturel de coopération entre l'Europe et la Russie”», a déclaré Nicolas Sarkozy lors de la première édition de la World Policy Conference (WPC), organisée à Evian par l'Institut français de relations internationales (Ifri).»

• Mais les Russes ratissent large. Medvedev parle aussi du système financier mondial, dont il dit qu’il est urgent de le réformer en écartant la prépondérance absolue et désormais obsolète des USA. Nous sommes là dans le vif du vif du sujet, qui est l’actuelle déroute du système anglo-saxon, chaque jour avec une victime expiatoire de plus, – et quelles victimes! Sarko et Medvedev en ont parlé. L’idée générale est caractérisée par l’expression “un nouveau Bretton Woods”, en référence à la conférence de 1944 qui mit en place les éléments fondamentaux du système financier mondial actuel. On imagine qu'on conçoit que les USA n'y tiendraient plus cette place prépondérante. Les Russes sont, depuis le discours de Munich de Poutine, en février 2007, et surtout depuis la crise géorgienne, particulièrement en pointe sur cette question fondamentale. Il s’agit essentiellement de la mise en cause du leadership US, telle que le résume The Independent aujourd’hui :

«America's self-styled role as the world's dominant power is undermining global security, the Russian President has claimed. “A desire by the United States to consolidate its global domination led to it missing a historical chance... to build a truly democratic world order,” Dmitry Medvedev said of US actions since the attacks of 11 September 2001. Mr Medvedev also suggested that US economic dominance had added to turmoil on financial markets around the world.»

• La chose est largement commentée et documentée du côté russe, par exemple par le directeur du centre des études européennes de l'Institut russe d'économie mondiale Vladimir Goutnik, selon Novosti le 8 octobre:

«Le discours prononcé par le président russe Dmitri Medvedev à la World Policy Conference d'Évian (France) est un exemple de la stratégie offensive de la politique russe […] On a choisi une stratégie assez offensive. La Russie assume la responsabilité du règlement de tous les problèmes de l'économie mondiale et de la sécurité internationale en tant que partenaire équivalent aux pays leader. […] Ce n'est pas une demande de reconnaître l'importance de la Russie, sa force, ses intérêts. Ce que Medvedev propose, c'est un partenaire agissant sur un pied d'égalité pour le règlement des problèmes, c'est un niveau plus élevé.»

Medevedev lui-même:

«… Avouons-le, ce qui se passe aujourd'hui sur la scène internationale représente, au fond, la phase aiguë de la crise de toute la politique euro-atlantique dans les conditions du monde unipolaire. Il faut mettre fin à cette crise. Nous devons en sortir ensemble .»

Au coeur de la crise systémique centrale

Il n’y a rien de surprenant dans tout cela, si l’on considère les événements des points de vue historique et psychologique. L’évolution des choses se poursuit selon une logique systémique implacable, activée par les formidables crises qui nous ébranlent, sans l’aide de quelque politique humaine que ce soit. (Les humains occupés à mesurer les dégâts, à boucher les diverses voies d’eaux qui défilent, à gémir sur leur idéologie mise à mal et ainsi de suite, – figuration à peine intelligente, – et, pour certains autres, à saisir les opportunités qui surgissent.) Tout s’enchaîne selon un même point de vue, qui assure par antinomie un rangement hiérarchique du désordre mondial avec la mise en évidence des principaux facteurs de ce désordre: de la crise 9/11 et ses suites obsessionnelles (Irak, Iran, Afghanistan); à la crise géorgienne qui nous rapproche du point central en activant la politique russe de déconstruction du système et en donnant à la Russie une place centrale; à la crise financière, avec en flanc-garde eschatologiques les crises de l’énergie et du climat, qui porte un coup de boutoir terrible au système central en mettant à nu ses contradictions et son caractère déstructurant devenu insupportable.

L’exercice, à Evian, dans le calme de la ville d’eau, se fait principalement sur le plus proche, – la recherche d’une nouvelle structure de sécurité en Europe, ardemment voulue par les Russes, qui rencontre désormais les Français, avec un Sarko qui s’est trouvé projeté, sans l’avoir vraiment cherché, comme principal exécutant de la déstabilisation, puis la déconstruction du système déstructurant en place, côté occidental. La logique historique supérieure ne laisse guère de choix et place les Français en position d’interlocuteur privilégié des Russes, dans le rôle de mécaniciens démonteurs du système.

Ne cherchez pas de plan à long terme, dans toute cette agitation. Certes, les Russes, qui ont subi assez avec les 90 ans de déstructuration communiste puis capitaliste pour les inciter à chercher un nouvel arrangement général, ont une pensée plus élaborée; mais ce ne serait rien si les crises n’étaient là pour les porter sur les devants de la scène. La complémentarité Russie-France qui est apparue naturellement à Evian est quelque chose qui coule de source, l’idée vient évidemment à l’esprit dans un tel cadre, – qui relève de la pure nature des choses. L’identité et la souveraineté puissantes de ces deux nations en décident ainsi parce que l’identité et la souveraineté sont aujourd’hui des facteurs structurants qui un poids fondamental dans la partie qui se joue. La complémentarité entre la France et la Russie est, aujourd’hui, un facteur qui dépasse les politiques courantes et les machinations d’occasion; en temps de crise, l’évidence suffit.

Ne cherchez pas non plus d’ambition hégémonique ici ou là car ce n’est pas le propos. Nous ne sommes plus dans ces jeux de la géopolitique qu’affectionnent les experts américanistes, lorsqu’ils imaginent qu’ils font de l’Histoire. Pour l’instant, on pare au plus pressé d’une part et l’on exploite d’autre part l’opportunité qu’offre une crise qui est en train de détruire méthodiquement, – et à quelle vitesse! – les structures monstrueuses qui l’ont enfantée. L’enjeu est énorme, à hauteur des crises transformées en crise centrale qui l’ont suscité. La grande opportunité du phénomène, notamment tel qu’il est apparu à Evian, est que les différentes crises, que le système s’ingénie à cloisonner pour ne pas avoir à rendre compte de l’universalité de son impotence, se trouvent réunies, intégrées, mélangées, pour donner une perspective qui conduit dans sa logique de crise systémique centrale à la mise en cause du système central.

Dans toutes ces agitations, et notamment à Evian, il y a un grand absent, – les USA bien sûr. Le pouvoir américaniste évolue actuellement en pilotage automatique selon un système naturellement conçu par le puissant Pentagone, – on imagine son efficacité; ce pouvoir est, par conséquent, totalement sourd et aveugle par rapport à ce qui se passe. Il est en mode autiste, incapable d’imaginer que quelque chose puisse se passer en dehors de lui, qui ait quelque importance, notamment avec la Russie et en Europe, dont personne à Washington n’imagine qu’on puisse y concevoir une idée hors du champ des influences américanistes. Les deux candidats à la présidence, Obama en tête, en sont à promettre de défendre la Géorgie, parmi d’autres “protectorats” de la même eau, contre l’“agression russe”, cela par l’intermédiaire de l’OTAN; à l’OTAN où on se trouve, comme on n’en sera pas surpris, dans le même état de vigilance et de réalisation des urgences prioritaires puisqu’on y fait des plans pour assurer la sécurité de la Géorgie.

Ce décalage par rapport aux réalités est un fait fondamental de la situation. Il nous promet de rudes explications lorsqu’on commencera à parler concrètement d’un nouveau système de sécurité paneuropéen ou d’un “nouveau Bretton Woods”. Il ne faut en effet certainement pas attendre du pouvoir américaniste qu’il acceptera de telles entreprises usurpatrices. C’est à ce moment-là que nous commencerons à découvrir ce que peut être une tension internationale, y compris sur les décombres du système après le passage du Grand Crash de 2008.

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