L’Europe, la tragédie et la “force des choses”

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L’Europe, la tragédie et la “force des choses”

29 septembre 2008 — Depuis qu’existent les liens transatlantiques dans la forme où on les connaît, il n’y a pas eu un événement d’une telle importance que ce “9/11 financier” qui n’ait été accueilli par des réactions si marquées, objectivement critiques des USA, sinon hostiles au système de cette puissance, de la part de pays européens de l’importance de la France et de l’Allemagne. Les Français et les Allemands ont mis en accusation d’une façon violente et délibérée, et d’une façon radicale sur le fond, le système US, soutenus par ailleurs par un mouvement beaucoup plus large de mise en cause de ce même système à l’ONU. Le Royaume-Unis, le troisième grand pays européen, a réagi conformément à sa position de très forte implication dans cette crise: sur la défensive, parce qu’il est lui-même impliqué, qu’il soutient ce système et en est partie prenante, qu’il est en crise à mesure de la crise du système et politiquement paralysé comme lui. Les autres pays européens n’ont pas réagi d’une façon si visible mais aucun ne s’est opposé aux prises de position française et allemande, qui représentent aujourd’hui la seule dynamique européenne perceptible, sinon possible. En l’occurrence, la position actuelle des Français à la tête de l’UE permet de proclamer que leur réaction est une réaction européenne. Certains jugeront peut-être que c’est forcer au consensus mais c’est surtout forcer le destin, – ou, dit autrement, rencontrer le destin. Il n’y a pas d’alternative puisque le destin est là et raisonner selon un décompte strict du consensus relève d’une époque dépassée depuis le “9/11 financier”, si elle a jamais existé.

Cette réaction est-elle durable? Elle l’est à la mesure de l’événement, de ses conséquences et du fait que ce “9/11 financier” ne fait que souligner une crise déjà profonde et qui n’est pas prête de cesser. Il y a une rencontre de l’intérêt politique immédiat (tactique) et d’une nécessaire révision de la position générale, – économique et financière certes, mais, à la mesure de l’événement et de la mise en cause, une révision qui va porter sur le plan politique général (stratégie). Du point de vue tactique, il est de l’intérêt des dirigeants politiques de mettre en évidence que les probables et considérables difficultés qui attendent leurs pays ont pour cause un facteur extérieur; cette position tactique nourrit naturellement une position plus générale de remise en cause du système, qui grandit leur propre statut et donne à leur action politique un sens positif et une vertu volontariste. Il n’est pas non plus indifférent que cette vision tactique et stratégique rencontre un courant de critique radicale de la situation du monde, lorsque la critique du système financier est élargie à toutes ses ramifications. C’est le cas dans le discours de Toulon, où l’on voit Sarkozy développer sa contestation au niveau d’une appréciation systémique, lorsqu’il inclut la crise climatique dans son propos.

Ayant élargi l’appréciation à la critique universelle du système, la logique se trouve conduite à la mise en cause du domaine politique. Pour l’Europe, cela signifie que la question du fondement de l’alliance transatlantique est posée. Cela était exprimé, du côté allemand, par ce constat d’un vieil atlantiste, assez triste semble-t-il, tel que nous le rapportions le 26 septembre:

«The 80-year-old Herbert Kremp, a veteran of the Cold War, headlines his comment in Die Welt with the words: “The consequences of the crisis: Europe abandons its old model—the US.” Kremp expresses his regret about this, but considers it to be inevitable. “The temptation will become ever greater to follow the flows of gas and oil instead of pursuing a long-term geo-political strategy which unites liberty and prosperity,” he writes, meaning by the latter the transatlantic alliance.»

Le débat politique est bien celui-là, car il n’y a pas d’intermédiaire entre les deux partenaires transatlantiques, et notamment pas de possibilité de “position moyenne”. Ou les USA et l’Europe sont unis sur le soutien au système néolibéral tel que les USA l’ont imposé et tel que l’Europe l’a accepté, ou l’Europe met en cause ce système et il y a un problème politique complètement fondamental. D’une part, il est acquis dans les circonstances présentes que les USA ne veulent, – non, plutôt ne peuvent pas remettre en cause ce système, ce qui promet de nombreuses autres difficultés à ce pays, c’est-à-dire une position défensive et une influence en déroute, – à moins d’un “accident” dramatique déstabilisant les USA, qui accélérerait encore le flux actuel. D’autre part, même si tous les pays européens ne partagent pas la position extrême des Français et des Allemands, ils n’ont rien à lui opposer puisque le système que les Franco-Allemands attaquent est dans une crise profonde, qu’eux-mêmes (les Européens les plus pro-US) vont devoir supporter les conséquences de cette crise qui se chiffrent en difficultés économiques, chômage, etc., avec la pression politique intérieure qui va avec, qui sera tout sauf pro-US.

C’est en effet là la garantie essentielle de la durée de ce qu’on pourrait qualifier de “révolte”. Tant que s’exerce la pression d’une crise qui réserve sans doute des chocs plus brutaux et qui est promise à la durée, la possibilité d’un arrangement politique et de l’apaisement de cette “révolte” est très limitée, pour ne pas dire inexistante. Les événements nous dictent la politique parce que des événements de cette importance ne peuvent pas ne pas avoir un effet politique profond. Nous sommes dans une situation où les positions politiques intérieures (situation économique) pèsent de tout leur poids sur la politique générale et, dans ce cas, sur l’entretien de cette révolte qui est fondamentalement, substantiellement anti-américaniste en même temps qu’anti-US. Nous sommes arrivés au point décisif où le courant de révolte identifiée ici porte sur la question fondamentale du destin catastrophique et nihiliste vers où nous entraîne la machinerie américaniste. C’est ce qui fait que le choc est considérable, comme le laissent deviner les interventions française et allemande.

On peut dire que c’est la force de la tragédie à visage découvert qui nous frappe. L’Europe est particulièrement et rudement, et principalement frappée parce que toute sa politique, ou son “anti-politique” pour être plus juste, depuis un gros demi-siècle, et encore plus depuis la fin de la Guerre froide, a été de présumer que la tragédie, et même l’Histoire elle-même n’existaient plus. Cela justifiait effectivement le repli, certains préféreraient dire la floraison de l’Europe dans la dimension économique, appuyée sur la dimension humanitaro-moraliste; la poutre maîtresse de ce “choix” étant effectivement que le système en développement, le système néolibéral américaniste avec son caractère idéologique totalitaire, était le bon, le seul possible, et justement le système de “la fin de l’Histoire”. Si ce système est blessé à ce point, si totalement pris en défaut, pulvérisé conceptuellement dans son impuissance par ces événements catastrophiques, il s’ensuit que ces événements catastrophiques ressuscitent la tragédie de l’Histoire et la vision “anhistorique” s’effondre, – ou plutôt elle s’évapore comme un gaz inopportun dans la tempête de l’Histoire. C’est alors toute la “politique” transatlantique qui est frappée parce que cette “politique”, au contraire d’un choix politique et bien différemment d’une simple vassalisation ou d’une neutralisation acceptée, est (était) l’expression politique de cette perception “anhistorique”. Répétons-le, tant que la situation ne sera pas rétablie dans sa plénitude de prospérité vibrante et exubérante, – et comment pourrait-elle l’être, certes, dans cette tempête? – la crise sera présente et pressante, et la déroute de la perception “anhistorique” renforcée et accélérée.

Nous sommes dans une situation ironique où l’option de “la fin de l’Histoire”, l’option du destin économique (et humanitaro-moraliste) apparaît complètement otage de son succès perdu. Si le système ne retrouve pas son succès exubérant et globalisant, il est perdu parce qu’il ne tient plus la seule promesse qui lui assurait sa prépondérance: la prospérité insolente, l’excitation du profit, l’énervement psychologique qui aveugle la pensée de la mise “en bulle” constante de notre destin avec la virtualisation politique impliquée, etc. Nous ne doutons pas de son impuissance à cet égard parce que son succès était une construction absolument virtualiste, que le masque est tombé, qu’on ne repasse pas les plats d’une production hollywoodienne de cette grossièreté, etc.

La voie russe

Que faire? Les Européens ont-ils une voie de rechange? Autre façon de poser la question: les Européens ont-ils vraiment le choix et ce qui va se passer sera-t-il le fuit de leur décision où le résultat de la poussée des événements? On comprend pour quelle hypothèse nous penchons naturellement.

La situation de l’alliance transatlantique est liée évidemment à celle des USA, c’est l’influence US qui en assure le ciment. La crise actuelle est une catastrophe pour cette influence, déjà puissamment érodée depuis le 11 septembre 2001. Quelle que soit l’issue de la crise actuelle, l’érosion supplémentaire née du “9/11 financier” est déjà un passif acté des événements; et un passif prodigieusement important à la lumière de ce qu’on a vu plus haut, de l’importance de cette communauté transatlantique des conceptions économiques.

Le poids psychologique de la puissance d’influence US, déjà érodé, va s’en trouver rapidement encore réduit, peut-être même dans des conditions dramatiques qui peuvent approcher des situations de rupture. Pour l’Europe, il s’agirait d’un vide géopolitique qui concrétiserait cette dramatique évolution psychologique, qui complèterait en la renforçant la situation décrite plus haut de la déstructuration des rapports de vassalité de l’Europe avec les USA. Insistons là-dessus, car c’est bien le point central de notre propos, celui qui lui donne éventuellement sa force: il s’agit moins d’une politique délibérée d’un homme, d’un groupe d’hommes, d’une nation ou d’un groupe de nations, que de la conséquence politique d’un événement qui nous dépasse, contre lequel nous ne pouvons rien. L’alternative va de soi, correspondant à la réalité européenne continentale. C’est la voie russe. (C’est ce que l’atlantiste attristé désigne ainsi: «The temptation will become ever greater to follow the flows of gas and oil instead of pursuing a long-term geo-political strategy which unites liberty and prosperity». Le mépris impliqué par les termes qui désignent la “voie russe” relèvent de l’humeur, tant on en a autant, sinon plus dans ce domaine, pour caractériser la réalité du menu virtualiste “liberty and prosperity” caractérisant selon Herbert Kremp l’alliance transatlantique.)

On n’est pas sans remarquer que la crise financière suit la crise géorgienne du mois d’août, sans que rien ne soit réglé dans le premier cas. Comme on l'a déjà vu, nous pensons résolument que toutes ces crises sont liées par une référence déstructurante centrale. Un enchaînement et une logique puissante unissent donc les deux crises, au-delà de leurs différences de nature et d’objet et en plus du fait capital qu’elles concernent toutes les deux directement l’Europe. Pour faire court, on dira que la première met en cause le système unipolaire et la seconde aussi. Au «new multipolar world [is] emerging from the wreckage of [the Georgian] war» du président turc Gür correspond le «The US will lose its status as the superpower of the world financial system. This world will become multi-polar» du ministre allemand Peter Steinbruck. On sait que les Russes ont des idées très précises sur ce point, qui vont dans ce même sens.

Français et Allemands ont déjà montré, particulièrement à l’occasion de la crise géorgienne, qu’ils partageaient une vision proche des nécessités européennes dans ce cas, qui passent par l’établissement des meilleurs rapports possibles avec la Russie. Sarkozy, à New York, a parlé de la nécessité d’établir un “espace économique” qui intégrerait l’Europe et la Russie. Les liens des Allemands et des Russes sont très fermes, renforcés notamment sur des liens personnels entre Merkel et Poutine déjà anciens. La Pologne semble également avoir sa place dans cette dynamique particulière, qui va être renforcée par la perception du dramatique effacement US. Il y a actuellement une entente informelle pour tenter de réactiver le “triangle de Weimar” qui rapprocherait la France, l’Allemagne et la Pologne, cette initiative avec le soutien discret des Russes qui y voient un moyen d’apaiser leurs rapports avec l’Europe et avec la Pologne. Il existe des indications selon lesquelles la Pologne tend à évoluer du cadre atlantique de sécurité vers le concept européen de sécurité (PESD). Du point de vue économique, la crise US ne peut que rapprocher les conceptions franco-allemandes des conceptions russes, par rapport à une appréciation commune de plus en plus hostile au comportement US dans ce domaine.

(Bien évidemment et d'une façon plus générale qui s'accorde au sens suggéré par le réalignement après le “9/11 financier”, il y a le facteur connu et très puissant des liens économiques vitaux entre l'Europe est la Russie. Nous ne faisons que les mentionner car leur existence est connue. Leur importance est dans ce cas encore plus pressante.)

Les signes abondent et se multiplient. Aucun n’est en lui-même suffisant pour réaliser un rapprochement qui serait aujourd’hui d’une importance décisive entre l’Europe et la Russie. La crise du “9/11 financier”, elle, le peut, parce qu’elle active une dynamique historique d’une très grande puissance, qui va renforcer celle qu’a déjà suscitée la crise géorgienne. Tout cela n’a rien d’aisé ni ne relève d’un quelconque optimisme, ni d’ailleurs d’une quelconque politique élaborée; tout cela ne peut être jugé à la lumière des références du “passé proche” (du dernier demi siècle), si catastrophiques du point de vue d'une politique européenne qui chercherait à s'affranchir de sa vassalisation transatlantique; tout cela implique quelque chose de fondamentalement nouveau, que concrétise le “9/11 financier”. L’hypothèse implique que nous sommes entrés dans le temps de “la force des choses”, qu’il s’agit de mouvements que ces temps tragiques nécessitent et imposent.