Le Titanic-2009, dos au mur

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Le Titanic-2009, dos au mur

12 octobre 2009 — Le cadeau est à la fois baroque tendance-postmoderniste, “bizarro” comme le décrit Justin Raimondo, et surtout complètement empoisonné. Le Prix Nobel de le Paix (rattrapons-nous de notre inconcevable irrespect pour l'une des plus grandes et des plus morales institutions de notre système universel de civilisation) est une sorte de contrainte extrême imposée au 44ème président des Etats-Unis, ou 44ème POTUS; un peu comme, dans notre ancien jeune temps, on faisait incurgiter leur cuillerée d’huile de foie de morue aux jeunes enfants aux joues creuses de l’après-guerre, le temps de tenir jusqu’aux lendemains qui chantent de notre avenir américaniste. BHO a incurgité le Prix Nobel sans trop moufeter, mais pas vraiment aux anges… La décision du Nobel lui impose une tension nouvelle, imprévue; cela, dans une situation déjà si tendue et polarisée que cette tension a aussitôt trouvé sa place, qu’elle s’est manifestement imposée presque comme un facteur naturel.

Quelques réactions et commentaire décrivent cette tension nouvelle, qui devrait être aussitôt intégrée dans la tension générale qui affecte les USA. Peu importent les personnalités dans ce cas, l’estime que vous avez pour elles, ou la détestation. Oubliez le jugement partisan sur elles, particulièrement vain en l’occurrence, pour mesurer l’effet de la chose sur le climat intérieur général.

• Rush Limbaugh, l’homme de la droite extrême, nihiliste mais triomphante – ou triomphante parce que nihiliste – dans le parti républicain. Limbaugh qui se retrouve aux côtés des talibans et des Iraniens qu’il exècre affreusement, qui fait une plaisanterie de cette situation-là, sans noter qu’une telle proximité ajoute encore à la confusion des situations, à la rancune terrible qu’il en éprouvera pour les démocrates et qui s’exprimera par des attaques encore plus vicieuses: «I think that everybody is laughing. Our president is a worldwide joke. Folks, do you realize something has happened here that we all agree with the Taliban and Iran about and that is he doesn't deserve the award. Now that's hilarious, that I'm on the same side of something that the Taliban, and that we all are on the same side as the Taliban.» Le commentaire de HuffingtonPost (le 9 octobre 2009) est conventionnel, “partisan as usual”, stérile lui-même et ne dit rien du caractère profondément déstabilisant de la décision des Nobel: «The remark is almost comical in how deeply cynical and partisan it is. And it reflects the extent to which mockery and hatred of the president has come to dominate much of conservative media.»

• La réaction du parti démocrate, déjà mentionnée, est du même type, en allant jusqu’à adopter le dialectique elle-même nihiliste de l’époque Bush: qui n’est pas avec moi est du côté des terroristes (et Dieu sait si être avec eux engage bien souvent à se trahir soi-même par rapport à ses convictions)… Green Glenwald, de Salon.com, qui n’est pas précisément du côté de Limbaugh, fait, le 10 octobre 2009, une attaque violente et justifiée des réactions officielles des démocrates, suivie par de nombreux commentateurs démocrates – pure partisanerie politique, et poussée aux extrêmes, comme font les républicains qu’ils accusent – pur nihilisme de leur côté…

»Yesterday, I noted that the DNC accused the GOP of having “thrown in its lot with the terrorists” and putting “politics above patriotism” because -- just like the Taliban and Hamas -- some Republicans objected to the awarding of the Nobel Peace Prize to President Obama. Salon's Alex Koppleman described how some progressive groups, including Media Matters and some blogs, embraced the same theme, even producing videos “suggesting that the right has aligned itself with terrorists.” Media Matters' Chris Harris wrote a piece entitled “RNC agrees with the Taliban,” and actually labelled the mere act of questioning whether Obama's Prize was warranted to be “unseemly and downright unpatriotic.”

»I'm all in favor of applying disgusting political rhetoric and twisted political arguments to the purveyors of such tactics in order to demonstrate their hypocrisy and/or to neutralize those tactics. If that's all that were going on here – if it were made clear that these tactics are unacceptable and dumb but that the Rovians on the Right who have spent the last eight years wielding them should be hoisted on their own petard – I wouldn't have any objections to it. But, plainly, that's not all that is going on. Instead, the DNC and these groups are clearly arguing that it's improper and unpatriotic to object to or even question Obama's award. After comparing the Taliban's statements to the RNC's statement (which was actually quite innocuous and tame), this is what Harris argued:

»That the domestic political opposition party would echo the sentiments of one of our nation's fiercest enemies is truly striking. The global community honoring the American President with one of the world's top awards should be a cause for national celebration, not cheap political games.

»One could expect this reaction from our nation's enemies, but it is unseemly and downright unpatriotic coming from American political leaders… […]

»What's particularly bothersome about yesterday's attacks is the premise that it's improper, unpatriotic and even Terrorist-mimicking to do anything but cheer – have a “national célébration” – when Obama is awarded the Nobel Prize.»

• Quelques remarques de Cornel West, activiste noir, professeur à Princeton, militant des droits civiques, partisan affirmé d’Obama (sur Huffington.Com le 10 octobre 2009) vont bien au cœur du problème de la pression formidable que le Prix Nobel impose à Obama, en le plaçant soudain devant sa responsabilité d’activiste et de réformiste radical lui-même. Encombré d’une rhétorique religieuse et un peu pompeuse, le commentaire exprime pourtant une idée parfaitement juste du dilemme qui pèse un peu plus sur BHO, de la pression supplémentaire formidable qui l’accable:

»It's gonna be hard to be a war president with a peace prize. Gonna be difficult. Very, very difficult. And so I think he knows that and we as fellow citizens have to, um, as brother Tavis would say in his wonderful book Accountability, keep him accountable and loving and self critical, not self-righteous way. I think it's very difficult for any head of an empire to be under the pressure of peace. 'Cause you're head of the largest military in the world, you got over a thousand military installments on the globe, you got ships in every sea. It's very difficult. And I think following brother Martin King, we know that peace is not the absence of conflict, peace is the presence of justice. So They go hand in hand. Thank god for Hebrew scripture, Amos is no joke. Connected.

»So now the whole world is watching, saying, what are the ways in which as president, you will be a promoter of justice here at home for poor people, for working people. So jobs can't be an afterthought to your economic policy. But you all get my point. It becomes a challenge now, you see. It's going to be difficult to have a peace prize and not investigate folk who have been torturing people, you see. It's going to be difficult having that moral authority in office and the tension that goes along with that, you see.»

• Avis confirmé d’une façon moins emphatique par ce texte publié par le San Francisco Chronicle le 10 octobre 2009, repris d’un texte du Washington Post – et quelques lignes suffiront: «But Obama may spend the rest of his administration trying to turn the lofty ideals that brought him the prize into concrete results on the intractable problems he faces. From every direction there was surprise that a first-yearresident with no major accomplishments internationally, save for the change in public opinion, would receive the prestigious award. In that sense, Obama may find the honor as much a burden as a benefit.»… Nous aurions même écrit: “…cet honneur plus comme un fardeau que comme un avantage” (plutôt que : “autant un fardeau qu’un avantage”).

Manœuvre avec résultat inverse

Après la stupeur de vendredi, les incompréhensions, les éructations diverses devant cette étrange décision des Nobel, sont venues les molles justifications, d’ailleurs parsemées d’arguments qui en valent bien d’autres. Les démocrates ont tenté de faire bloc autour d’Obama, contre la fureur des républicains. Puis l’affaire s’est diluée dans l’habituel flot d’informations qui fait passer les choses très vite. L’épisode mérite tout de même quelques réflexions et permet de penser qu’il y a aura des effets, que ces effets vont s’installer en profondeur.

De la décision des Nobel, nous avons dit le 10 octobre 2009 ce que nous en pensions, et que nous maintenons; qu’il s’agit d’une décision proche de la supplique et de l’incantation, non pour distinguer Obama pour ce qu’il a fait, mais pour rappeler ce qu’on a cru qu’il était et pour espérer qu’il sera ce qu’il faudrait qu’il soit, parce que le temps presse et que le système craque de toutes parts. Cela nous semble beaucoup plus acceptable, même si cela n’est pas réalisé par les coupables, que le couronnement d’Obama “parce qu’il n’est pas Bush”, ou parce qu’il a soi-disant changé l’esprit des relations internationales.

Ce qui est beaucoup plus important, c’est l’effet sur la position et l’attitude d’Obama. Cette décision a été une complète surprise pour lui (on ne lui avait même pas signalé qu’on décernait le Nobel de la Paix ce jour-là) et c’est sans doute la première fois depuis qu’il est à la Maison-Blanche que le président US a été pris complètement à contre-pied. L’ambassade US à Oslo a été fortement secouée de reproches de n’avoir rien vu venir (alors que des nominations pour Obama avait déjà eu lieu en février dernier dans le processus Nobel), mais sans doute le département d’Etat ignore-t-il cette particularité peu connue que tous les Nobel sont attribués en Suède, sauf le Nobel de la Paix, qui est attribué par un comité désigné par le Parlement norvégien. (Cela parce que, jusqu’en 1905, Suède et Norvège étaient réunies sous la même couronne et qu’Alfred Nobel avait ainsi voulu répartir les interventions.) Un premier effet a été de décider un relatif freinage dans la décision, qui traîne déjà depuis un mois et demi, de déterminer et d’ordonner une nouvelle “stratégie” en Afghanistan, qui supposera nécessairement, quelle qu’elle soit, un renforcement de la guerre. La décision du Nobel a été appréciée, par les services de communication de la Maison Blanche, comme une marque symbolique très forte de la popularité du président US dans la “communauté internationale” – quoi qu’il en soit en réalité – et considérée de ce fait comme un atout qu’il ne faut pas gaspiller, ni bousculer de façon trop visible par des décisions trop guerrières.

C’est là, d’une façon assez curieuse, qu’on pourrait voir également intervenir la psychologie du président, déjà à l’œuvre aux USA; il s’agit de cette attitude très élaborée, cherchant à concilier tous les partis, et tendant à rendre le processus de consultation et de délibération encore plus long qu’il n’est (pourtant l’appareil gouvernemental et bureaucratique US est déjà si lourd à cet égard). Cette attitude va être encore renforcée, surtout dans les dossiers “sensibles” (Afghanistan, Irak, voire Iran) où existent des situations contredisant directement l’idée qu’on se fait, parfois naïvement, d’un Prix Nobel de la Paix. Le résultat sera évidemment un accroissement du sentiment d’une paralysie grandissante du pouvoir US, qu’on perçoit de plus en plus fortement.

Au niveau intérieur, l’effet ne sera pas plus encourageant, et c’est là surtout que se manifestera l’effet de l’événement. Les pressions de la gauche anti-guerre, jusqu’ici notablement déçue par le comportement du président, vont se trouver renforcées d’une sorte de légitimité, elles vont s’accentuer et seront davantage prises en compte, toujours pour cette même raison de l’attention portée à la signification symbolique du Prix Nobel. En face, les pressions républicaines bellicistes seront plus fortes également, sur le thème sempiternel de la sécurité nationale (les guerres), chose sacrée s’il en est, qui serait sacrifiée pour satisfaire à “l’injonction” des Nobel. Enfin, il y aura également les pressions de toute une partie de l’électorat, qui n’est pas nécessairement identifiée idéologiquement, hostile à toute intrusion directe ou indirecte, symbolique ou non, d’organismes ou d’organisations à caractère internationaliste dans la politique US. Tout cela, encore une fois, basé sur l’étonnante perception, due à la chronologie du Prix, que la distinction est plus une injonction pour une politique à faire qu’une récompense pour une politique déjà faite. Dans ce domaine intérieur, l’effet du Prix est de conforter les soupçons et la vigilance hostile à l’encontre de l’administration Obama; de renforcer encore les forces contestatrices et déstabilisatrices dans tous les sens, alors que l’agitation est déjà considérable dans nombre d’affaires en cours, et que des perspectives très sombres sont réactivées, que la crainte de crises majeures est à nouveau très forte.

Le résultat général, très paradoxal de cet étrange Prix Nobel de la Paix serait alors de renforcer la position contrainte d’Obama, la lenteur de ses décisions, sa vulnérabilité aux pressions de tous les côtés. Plus que jamais, Obama a été érigé par le Prix Nobel en un homme dont on attend, dont on exige même, des politiques décisivement nouvelles et des décisions à mesure, alors que l’effet pratique est de l’enfermer un peu plus dans des attitudes d’hésitation et de temporisation. Bien sûr, le Nobel n’est pas la cause centrale et unique, mais il s’agit sans aucun doute d’un facteur de communication important dans ce sens, qui exerce et exercera une pression diffuse mais forte.

Les Nobel se sont intéressés à Obama, sans s’apercevoir qu’il est le capitaine du Titanic modèle-2009, et que la fonte des pôles dissémine partout des icebergs que bien peu de guetteurs sont capables de distinguer, ou, plus précisément, ont le courage d’identifier en tant que tels. Si l’on considère le paysage général de crise dans lequel se trouvent les USA, on dirait que le Prix Nobel contribue à enfermer un peu plus Obama, les USA avec lui, dans une position de très faible capacité de réaction, sans possibilité de manœuvre décisive. De ce point de vue, le résultat serait inverse à celui qu’espéraient les Nobel en le couronnant.