Le Mistral, la France, la Russie et les autres

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Les relations franco-russes concernant l’achat du porte-hélicoptères Mistral ont progressé hier avec la visite à Moscou du ministre français de la défense Morin, et sa rencontre avec le ministre russe de la Défense Anatoli Serdioukov. Les Russes, notamment, ont été très attentifs à présenter cette perspective, beaucoup plus que les Français, qui restent discrets sur cette affaire au niveau de la communication. Il s’agit pourtant d’une affaire potentiellement très importante, et notamment avec une dimension politique marquée.

L’agence Novosti présentait les prolongements de cette affaire en Russie et France, hier, selon deux aspects.

• Il y a d’abord la présentation de la visite du ministre français, des effets de sa rencontre avec son homologue français, les réactions du ministre français Morin présentant une affaire en bonne voie, le très grand intérêt français pour vendre le Mistral à la Russie, etc. (Les Russes sont intéressés par le Mistral, mais aussi par d’autres navires de la même classe, et ils aimeraient que la production de ces autres unités se fasse en coopération au niveau technologique.) Cela est résumé dans une dépêche Novosti du 1er octobre 2009, qui annonce également une entente entre les deux ministres pour une coopération élargie dans le domaine militaire. Morin cite divers cas de coopération déjà effective, notamment dans la lutte contre la piraterie.

«La France est favorable au désir de la Russie d'acheter un porte-hélicoptères de type Mistral, a annoncé jeudi aux journalistes à Moscou le ministre français de la Défense Hervé Morin. Selon lui, la France est ouverte à la coopération dans le domaine des armements, notamment à l'acquisition d'un porte-hélicoptères par la Russie.

»Moscou envisage d'acheter à la France un ou deux porte-hélicoptères de type Mistral, ainsi que les technologies nécessaires à leur construction en Russie. […]

»“Nous remercions la partie française pour ses initiatives, notamment pour la proposition de conjuguer nos efforts dans le golfe d'Aden. Nous nous réjouissons de voir la France accueillir avec compréhension notre désir d'acheter un porte-hélicoptères. Je pense que cette rencontre a été très fructueuse”, a déclaré le ministre russe de la Défense Anatoli Serdioukov à l'issue de négociations avec son homologue français.»

• Il y a ensuite une réaction, à Paris, du ministère des affaires étrangères. Le ministre Kouchner a observé qu’un “accord politique” serait nécessaire avant que la vente du Mistral – “un navire formidable”, précise Kouchner, toujours enthousiaste – ne se fasse effectivement. La chose est rapportée par Novosti, également le 1er octobre 2009. «La France pourra vendre à la Russie le porte-hélicoptère Mistral après la conclusion d'un accord politique entre les deux pays, a déclaré jeudi le ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner.“Des négociations sur l'achat du porte-hélicoptères Mistral sont actuellement en cours. Le Mistral est un navire formidable. Mais il existe une procédure politique préalable à laquelle il convient de se conformer. Si un accord politique intervient vous pourrez acheter ce navire”, a annoncé M.Kouchner, sans préciser de quel accord ou de quelles ententes politiques il pourrait s'agir.»

@PAYANT Dans cette affaire du Mistral, les Français marchent sur des œufs, avec des nuances selon les centres impliqués. La défense devient de plus en plus favorable à la transaction, le ministère des affaires étrangères veut des garanties politiques. D’autre part, l’Elysée a l’intention de faire quelques gros “coups” avec la Russie et ses amis russes, Medvedev et Poutine, pour “l’Année de la Russie” en France en 2010 (doublée par “l’Année de la France” en Russie, en 2010); l’on voit mal comment l’affaire du Mistral et la voie vers des ventes de systèmes à la Russie et une coopération militaire ainsi ouverte ne s’y inscriraient pas.

Les affaires étrangères veulent “un accord politique”, c’est-à-dire des garanties politiques parce que le Mistral est un système sophistiqué et avancé qui a un poids stratégique évident. Sans doute cela implique-t-il certaines dispositions sur l’emploi éventuel de ces systèmes, mais nous sommes dans le domaine extrêmement délicat de la souveraineté nationale. Si l’on poursuit vers ces ventes, les négociations vont devenir très sensibles et elles seront effectivement perçues comme telles. Elles vont effectivement donner une dimension politique très importante au marché, même si c’est paradoxalement pour obtenir des garanties politiques qui chercheraient justement à réduire la perception du risque politique de cette vente.

“Risque politique”? La Russie reste la Russie pour la pensée des experts et des spécialistes de la politique de sécurité occidentaliste, qui reste évidemment transatlantique, en France encore plus évidemment dans le climat actuel, et donc imprégnée des réflexes de la Guerre froide. A cet égard, l’Occident si ouvert, et la France encore plus, pratique une systématique fermeture intellectuelle où il est bien difficile d’envisager quelque effraction.

L’important en l’occurrence, si l’affaire Mistral se poursuit, va être la réaction du côté US, du côté du Pentagone évidemment, où l’on a une haute considération des équipements militaires français. Tout projet de coopération militaire français avec ventes d’équipements français, avec un pays important, est suivi avec un intérêt inquiet par le Pentagone. Ce sera bien plus le cas pour le Mistral et la suite, s’il y a Mistral et une suite, parce qu’il s’agit de la Russie. Même s’il y a déjà eu des transactions entre la France et la Russie, cette fois le cas est d'une substance stratégique différente. D’autre part, l’écho de communication est déjà très grand, malgré les précautions; l’on sent aux attitudes des uns et des autres qu’il s’agit d’un dossier sensible, et cette prudence ajoute encore à cette perception de l’importance de la chose. Il y a effectivement un enchaînement des perceptions. L’insistance des affaires étrangères pour “un accord politique”, qui est d’abord une démarche de prudence selon les conceptions françaises, est essentiellement perçue du côté US comme le signe de l’importance du marché; c’est donc un facteur d’alimentation, une alimentation préventive dirions-nous, d’un soupçon qui n’existe pas encore mais qui va sans aucun doute très vite se manifester – disons, quand le Pentagone se sera aperçu que la transaction est en train de se concrétiser. Au plus les Français chercheront à prendre des précautions, au plus le soupçon US grandira, au plus le marché acquerra effectivement un poids et une dimension politiques. Dans ce cas, comme dans tant d’autres aujourd’hui, c’est la perception qui crée la substance de la chose.

On devrait commencer à remarquer également, comme le feront les Américains eux-mêmes, que la Russie fait partie du BRIC, que les Français tentent un gros coup du côté des Brésiliens, également membres du BRIC, et qu’ils sont concurrents avec leur Rafale pour un énorme marché en Inde, autre pays du BRIC. Que les Américains soient, ici et là (au Brésil et en Inde), également concurrents n’empêchent rien. Les Américains savent qu’eux-mêmes sont d’une vertu au-dessus de tout soupçon, et que ce n’est pas du tout le cas des Français, plutôt tributaires d’un soupçon systématique dans le jugement US. Au reste, ce n’est pas seulement, disons, de la paranoïa. Les Français ont bien senti, lorsqu’ils ont rencontré le Brésilien Lula, que, dans l’esprit de ce dernier, le BRIC est potentiellement destiné à prendre une dimension politique; l’on sait également que, du point de vue de la perception, même dans sa forme originelle, le BRIC est effectivement perçu comme un groupe qui n’est pas précisément soumis aux USA. C’est donc également dans ce cadre général que certains, surtout au Pentagone, ne devraient pas être loin d’apprécier comme hostile, que seront jaugés l’éventuel marché Mistral et la suite entre France et Russie.


Mis en ligne le 2 octobre 2009 à 09H25

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