Le JSF nous perturbe…

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Le JSF nous perturbe…

17 décembre 2006 — Ne dissimulons pas notre surprise (certaines bonnes âmes diraient : notre déconvenue? Laissons parler les ‘bonnes âmes’, elles ont tant à dire et, parfois, elles disent vrai). La signature à Washington, du Memorendum of Understanding (MoU) USA-UK sur l’avion de combat JSF, toutes affaires cessantes et toutes affaires réglées, nous a diablement pris par surprise. Nous voilà Gros-Jean comme devant, avec nos Faits & Commentaires d’il y a peu (9 décembre). Eh bien, c’est que nous n’avions pas trop ni tout prévu.

Tout de même, nous avons pris le temps d’enquêter. Par exemple, cet avis d’une source britannique, au Parlement européen, que nous interrogions à propos de la crise latente entre USA et UK, à propos du JSF : «By Jove, you are joking, don’t you?…» Et de nous expliquer qu’il était «out of question» que Blair et Bush se retrouvent, aujourd’hui, avec une crise de plus sur les bras, — «no question, you know what I mean?» Et la source d’insister, pour ce qui la concerne (puisqu’elle est britannique) : l’honneur (?) et l’intérêt (pour son avenir, notamment dans ses rapports financiers avec les Américains, pour de gros contrats de reclassement) du Premier ministre britannique sont engagés : «Failure was definitely not an option.»

Est-ce à dire que, dans cette affaire, il y a eu action solitaire de Blair pour forcer à un accord? C’est possible, dit notre source, fin connaisseur des affaires britanniques. (Un peu comme, dans l’affaire Yamamah, qui n’est pas sans rapport avec l’affaire JSF, il y a eu d’une certaine façon une action solitaire de Tony Blair.)

Quoi qu’il en soit, examinons la séquence :

• Le 8 décembre, dramatique intervention des Communes, avec un rapport menaçant. On a lu ce que nous en disions. On parlait alors d’une non-signature du MoU par les Britanniques pendant un temps indéfini, pour exercer une pression continuelle sur les USA, voire envisager d’autres options que l’achat du JSF.

• Le 11 décembre, riposte US, massive, lourde, ou plutôt riposte par moyens interposés, sous la forme d’un long article de Defense News (accès payant) faisant fonction de “riposte massive”. En gros : tout est résolu sauf quelques points que les Britanniques jugent sans doute essentiels, mais sur lesquels peut-être devraient-ils songer à transiger. L’impression claire est alors qu’un accord ne serait plus impossible mais qu’il reste à négocier très sérieusement et que, finalement, il pourrait s’avérer que les Britanniques devraient céder après avoir obtenu beaucoup.

«[Paul] Volkman [ the director of the Pentagon’s international cooperative programs] said the Pentagon would give British officials unprecedented access to information about Low Observable-Counter Low Observable technology and most of the plane’s source codes.

»The decision reflects the strength of the U.K.-U.S. relationship, and the May pledge by Prime Minister Tony Blair and President George W. Bush to resolve their tech-transfer issues.

»But it may not go far enough to satisfy British procurement chief Lord Drayson, who wants access to all JSF technology and the right to do anything he wants with it, including sharing it with British industry. Ever since he took office in May 2005, Drayson has said London will not join the program’s production phase until Britain can operate, maintain and upgrade the aircraft without U.S. help.

(…)

»U.S. sources said the two sides were close to agreeing on exactly what technology should be transferred, but added that the British may ultimately have to accept that some work on the planes may be restricted to American contractors or even U.S. citizens.

»Some British officials call that unacceptable. In recent decades, the military has handed almost all its repair and upgrade work to industry, a state of affairs recently enshrined in the year-old Defence Industrial Strategy. A similar shift in British military logistics is making that field more of an industry province as well. These trends augur against any deal that would require the planes be handled only by British government personnel.»

• Ce même 11 décembre, Lord Drayson, désormais fameux dans cette affaire, arrive à Washington, pour au moins une semaine de négociations.

• Le 12 décembre, surprise : on a signé, la veille au soir nous annonce-t-on. Le 11 au soir, Lord Drayson, sémillant, dîne avec appétit et passez muscade. On dîne et on signe. Sorte de dîner Talleyrand-Fouché pour régler le sort de la Restauration. Defense News, à nouveau lui et toujours en accès payant, nous détaille le menu :

«The final details of the deal were hammered out during a working dinner last night [11 December] between Drayson and his U.S. counterpart, Ken Krieg, the undersecretary of defense for acquisition, technology and logistics.

»The details of the agreement have not been released, but it seems the British got what they wanted.

»In a telephone interview, Lord Drayson told DefenseNews.com, “We have 100 percent of what we want to be able to sign the MoU. The technology transfer agreement will involve a British chain of command [led by] a Royal Air Force officer, not a U.S. officer. We will have control over operational sovereignty to do things like put weapons on, to maintain and repair the aircraft. It will be done by a British crew. Industry in Britain will get access to the work.”»

Cela ressemble à un “scénar” d’Hollywood, avec suspens et arrivée de la U.S. Cavalry au moment où il faut. La description que nous fait Drayson de la mariée est époustouflante. Pourquoi dit-il qu’il a obtenu 100% de ce qu’il voulait alors que c’est entre 150% et 170% qu’il a obtenu? Cela dit avec l’ironie grinçante qu’on nous connaît, pourquoi pas? Pourquoi les poules n’auraient-elles pas des dents?

L’affaire MoU est bouclée. Il y a déjà eu quelques signatures (Hollande, Canada, Australie, UK). Les autres vont suivre, type “to fall in line”. L’aventure internationale du JSF se poursuit, tambours battants.

Never say never” puisqu'impossible n'est pas anglo-saxon

Cela écrit, que se passe-t-il ? Le calendrier que nous avons détaillé, avec les commentaires, montre notre propre surprise. Il nous semblait hautement improbable que l’accord intervînt si vite et si complètement à la satisfaction de tous. Car les Américains sont également très contents, selon le communiqué du Pentagone. Impossible n’est pas anglo-saxon.

A part cette version pasteurisée, que peut-il s’être passé? Acceptons l’hypothèse de notre source britannique (qui n’était pas la nôtre): le désaccord était impossible. Voyons quelques observations :

• Lorsque l’accord est signé à Washington, Blair a pris la décision (qui sera annoncée trois jours plus tard) de stopper l’enquête sur Yamamah. Il prend un gros risque avec cette affaire, de divers côtés, y compris du côté … américain. L’on sait aujourd’hui que les Américains sont déjà intervenus pour que l’enquête soit menée à son terme. Ce sont les Américains qui ont fait pression sur les Britanniques, au début des années 2000, pour que ces mêmes Britanniques adoptent une législation punissant les faits de corruption sur des personnes non-britanniques, dans des marchés hors du Royaume-Uni, — cette législation de 2002 au nom de laquelle le SFO enquêtait sur les Saoudiens. On aurait pu croire qu’ils n’auraient pas accepté sans représentation officielle, voire pressions diverses, que Blair liquide l’enquête comme il l’a fait. Pourtant, non, rien ne nous est venu de Washington à cet égard. La bonne volonté de Washington a coïncidé avec l’accord parfait qui s’est établi entre Drayson et Krieg ; elle s’est même exercée avec l’accord de GW Bush pour que le pauvre Blair, réduit à l’aumône ces temps derniers, ait le feu vert US pour une grande “tournée de paix” au Moyen-Orient.

• Mais l’affaire Yamamah peut être considérée d’un autre point de vue, comme une force ayant poussé directement, avant qu’elle n’ait été résolue, à la signature du MoU. La mise en cause du marché saoudien depuis octobre a affolé les dirigeants et les actionnaires de BAE. Les actions de BAE se sont effondrées. Là-dessus, un désaccord sur le JSF aurait encore accentué la chute. Les pressions de BAE pour une signature du MoU du JSF ont été, début décembre, d’une puissance extraordinaire ; et l’influence de BAE sur les gouvernements et l’establishment britanniques, ce n’est pas rien (Le Guardian du 15 décembre : «It is two decades since Margaret Thatcher secured the first of the big Al-Yamamah arms deals with Saudi Arabia, and arms sales have coloured relations with Saudi ever since. The sway BAE Systems holds over the top of the British establishment is extraordinary.»)

• D’une façon plus générale, un Blair à la dérive, soumis en plus à l’humiliation d’une enquête de police, ne pouvait en plus envisager cette horreur suprême d’un désaccord USA-UK sur une matière comme le JSF. Blair aux abois est capable de bien des décisions et des pressions étranges… Et Blair est aux abois : «The era of Tony Blair, it seems, is ending not with the bang of fireworks celebrating unprecedented political and economic success, but with the whimperings of a prime minister mired in sleaze allegations. Ingloriously, as Mr Blair travelled to the Middle East yesterday in search of peace in the region's intractable conflicts, the accompanying media caravan was much more interested in the murk of cash-for-honours and bribes-for-planes. Looking annoyed and tired, Mr Blair fended off their questions irritably…» (The Scotsman du 16 décembre).

• Mais nos observations ont-elles quelque cohérence, alors que nous tentons d’expliquer pourquoi les Britanniques auraient cédé? Après tout, si l’on suit Drayson, les Britanniques ont obtenu une victoire à 100% (non, 150% à 170%...). Notre conviction, appuyée sur des indications non négligeables même si aucune n’est décisive, est que non, les Britanniques n’ont pas du tout remporté la victoire.

• Ainsi va notre conclusion : la véritable concession que les Britanniques ont arrachée aux Américains, c’est de faire croire que les Britanniques avaient emporté la victoire. Ca, c’est du Blair à 100%. Lord Drayson peut s’époumoner, de toutes les façons il sera parti dans six mois, sans doute dans les bagages de Blair, — et lui non plus ne voulait certes pas rapprocher son nom d’un échec de la dimension qu’aurait été un désaccord sur le JSF. Le MoU restera ce qu’il est : secret, inextricable et temporaire, comme tous les MoU du programme JSF qui sont des montagnes incompréhensibles pour la plupart des protagonistes. De toutes les façons, il ne s’agit que d’une situation temporaire et nous ne sommes pas encore au cœur de l’action. Nous y serons lorsque nous approcherons du moment des commandes fermes et de l’évaluation du prix du JSF.

Une décision politique, c’est-à-dire politicienne…

Certes, la signature du MoU, le 11 décembre, est un événement à la fois mystérieux et suspect. C’est surtout un événement éminemment politique, — c’est-à-dire, dans le contexte britannique actuel, complètement politicien.

Il est possible que les militaires britanniques se réveillent assez vite avec des constats angoissés. A ce moment, Blair sera parti. Eux, les militaires, attendront le JSF.

Quant à nous, à notre grande honte, nous n’imaginions pas que la direction politique britannique, essentiellement réduite à Blair pour ce cas, irait aussi vite, aussi loin et aussi bas en immersion périscopique. Avouons que le rythme nous a surpris. Bien entendu, rien n’est terminé ; au contraire l’affaire JSF est plus que jamais une “affaire” . Ce n’est pas le plus beau cadeau que Tony Blair laissera à Gordon Brown.


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