Le “Je te hais, moi non plus” Israël-Turquie

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Tension évidente et grandissante dans les rapports entre Israël et la Turquie, après la publication du rapport de l’ONU sur la crise de la “flottille de la liberté”. Les Turcs ont réagi avec vigueur à ce rapport d’un ancien Premier ministre néo-zélandais, sir Geoffrey Palmer, qui s’abstient de condamner Israël de quelque façon substantielle que ce soit, en expulsant l’ambassadeur israélien d’Ankara. Les Israéliens ont confirmé qu’ils refusaient de quelque façon que ce soit également, de présenter des excuses à la Turquie.

Pour aller un peu plus loin dans l’interprétation de cette passe d’armes, nous nous tournons à nouveau vers le site Debka.com, proche du Mossad. (Nous nous y sommes référés pour un autre Bloc-Notes de ce 3 septembre 2011.) L’intérêt de la chose est moins dans les informations que dans le ton, l’évolution comparative des nouvelles du site, etc., tout cela nous permettant d’avoir une mesure approximative de l’humeur des Israéliens, éventuellement de la politique turque, etc., au-delà des communiqués officiels et des analyses géostratégiques pontifiantes.

• D’abord, on notera un texte du 25 juin 2011 (accès payant), du même site, qui annonçait un rapprochement de la Turquie avec Israël à cause des événements en Syrie («Turkey renews ties with Israel ahead of showdown with Syria»). Peu importent ici les informations données, l’essentiel pour notre propos étant qu’il était pris acte, ou bien annoncé d’une façon peut-être un peu sollicitée, que la Turquie cherchait à se rapprocher d’Israël. Il s’agit d’un schéma rêvé pour Israël : que la Turquie, puissant voisin et pays d’une grande importance, cherche à resserrer des liens stratégiques avec Israël en grand danger depuis deux ans, essentiellement du fait de la Turquie jugeant l’attitude d’Israël insupportable et inacceptable, et que cette initiative (telles qu’elle est présentée) vienne de la Turquie elle-même, et dédouanant d’autant Israël d’une partie importante de sa mauvaise réputation.

• Le texte de Debka.com, rapport spécial DEBKAFiles, mis en ligne le 2 septembre 2011, rend compte de l’attitude turque après le rapport de l’ONU. On appréciera essentiellement le ton de l’article : ironique, railleur, furieux, méprisant à l’égard de la Turquie, après avoir rapporté la réaction extrêmement vigoureuse de cette même Turquie au rapport de l’ONU. Voici quelques extraits du texte de Debaka.com, où l’on lit des expressions aussi vigoureuses que “la campagne de haine du gouvernement Erdogan” contre Israël. (On laisse de côté l’argumentation autour du rapport et sur la crise de la “flottille de la liberté” elle-même.)

«The Erdogan government's hate campaign for bringing Israel to its knees has entailed support for the terrorist organizations dedicated to its destruction, including the Palestinian Hamas, Hizballah - up to a point, and Turkey's very own IHH whose activists set about the Israeli soldiers as they boarded the Mavi Marmora. […]

»The Turkish foreign minister has already threatened to enforce anti-Israel sanctions and ask international tribunals to prosecute Prime Minister Binyamin Netanyahu, Defense Minister Ehud Barak, ex-Chief of Staff Gabby Ashkenazi, Navy Commander Zvi Merom and a string of naval officers for causing the nine Marmora deaths and requiring them to compensate the victims' families. […]

»Turkey's combative intransigence over the flotilla episode and rank hostility toward Israel reflect the Erdogan government's frustration over the failure of its strategy to carve a role for Turkey as the leading regional power broker, especially in the Arab Revolt.

»Syrian President Bashar Assad simply laughed off Erdogan's “last warning” to him to stop slaughtering civilian demonstrators and return his troops to barracks. Davutoglu went to Damascus especially on Aug. 9 to deliver the warning by hand. But since then, the Syrian army has killed an estimated 437 people, including nearly 100 Palestinians in the town of Latakia – apart from the scores who are dying from maltreatment in custody. Thousands more are injured daily by military gunfire. Yet Assad not only keeps on sending his troops into Syrian cities but has improved on their tactics: In the last two weeks tanks are smashing their way into one city district after another.

»Assad is not alone in showing contempt for Ankara's attempt to make its mark on the Arab Revolt. In Libya, for instance, Turkey undertook to build security and administrative institutions for the dominant Transitional National Council in the rebel stronghold of Benghazi– only to be cold-shouldered after refusing to take part as a NATO member in the military offensive against Muammar Qaddafi and his army - unlike Qatar and Jordan, which put their backs and special forces into toppling the Libyan regime.

»The turmoil in Arab lands has made the alliance Erdogan strove to shape between Ankara, Tehran and Damascus, irrelevant, as well as dashing his vision of Turkey as the great bridge between the West and the Muslim world.

»Erdogan is now working on a new alliance with Saudi Arabia at the head of the Gulf emirates, but their differences of approach are formidable. Riyadh is focused on establishing a Sunni Muslim lineup to challenge the Iranian-led Shiite world. Erdogan and Davutoglu are not sure this concept will advance their own vision of Turkey's role.

»All the Turkish leaders' efforts to make friends and allies have had an important common objective: To isolate Israel and make its military inconsequential as a Middle East force.

• Cette réaction de la Turquie au rapport de l’ONU, mais surtout au refus d’Israël de présenter des excuses, a été détaillée le 2 septembre 2011 par le ministre turc des affaires étrangères. Elle n’est en aucun cas inattendue, comme on le lit, par exemple, sous la plume de la commentatrice turque Barçin Yinanç, le 25 juillet 2011. Yinanç commentait l’annonce par le Premier ministre Erdogan d’un “plan B”, au cas où Israël ne présenterait pas ses excuses, avec une conclusion abrupte, impliquant l’orientation que pourraient prendre les relations entre la Turquie et Israël dans ce cas…

«First of all, working on a plan B, in the absence of an apology, means Turkey is not willing to have the present situation with Israel to continue like that. Time is not going to heal the wounds between the two countries. Time will not make Turkey step down from its position, and Turkey is not going to play for time, in the expectation that “in time” Israel will come to the point of apology… […]

»The fact that Mavi Marmara, the ship on which the deadly attack took place, did not leave Turkey this year should have been taken by Israel as Turkish government’s intention to normalize ties with Israel. Despite this gesture, avoiding an apology is seen as testing the patience of Turkey. For Israel the stakes are no longer about losing a valuable friend, but it is about gaining a new opponent.»

• De là, il importe de revenir à la même analyse de DEBKAFiles référencée plus haut. Il s’agit ici d’un commentaire sévère, selon des “sources militaire” autant que des sources à Washington, sur une manœuvre que serait en train d’accomplir la Turquie. En effet, en même temps que rebondit sévèrement la crise entre Israël et la Turquie, la Turquie accepte la participation au réseau anti-missile de l’OTAN, qui est l’étiquette nouvelle mise sur le réseau BMDE (Ballistic Missile Defense Europe), toujours en état de crise larvée avec la Russie. DEBKAFiles transforme cette affaire en un complot turc contre Israël, et s’adresse dès lors à l’administration Obama...

«DEBKAfile's military and Washington sources report that Ankara accompanied its hostile acts against Israel with swift permission for the deployment of NATO electronic warning stations on Turkish soil.

»Turkey's eyes are fixed on the shared ballistic missile defense facilities the US established with Israel in recent years. Erdogan plans next to warn Washington that it will not allow the data incoming to the Turkey-based stations to be relayed to Israel thereby driving a hole in the missile shield America is building.

»Turkey's aim is to drive a wedge between Washington and Jerusalem, derail their close military and intelligence collaboration and cast Israel out of the collective missile shield. US withdrawal from this partnership under Turkish pressure would leave Israel wide open to Iran's ballistic missiles. Whether or not Ankara succeeds in this maneuver depends on how the Obama administration treats what looks in Jerusalem very much like Turkish blackmail.»

Au départ, il y avait tous les éléments pour l’actuel conflit. Les Turcs ont fait de l’affaire de la “flottille de la liberté” du début de l’été 2010 une affaire de principe. Ce principe s’articule essentiellement autour des “excuses” d’Israël tandis qu’Israël ne voulait pas aller plus loin que des “regrets”, – ce que recommande le rapport Palmer. Les Turcs, de toutes les façons très méfiants à l’égard de ce rapport dirigé par une personnalité du monde anglo-saxon, n’ont pas placé l’affaire au niveau des conclusions de ce rapport, mais bien des “excuses” d’Israël et rien de moins. Que l’ONU ait réussi à sortir un rapport plutôt favorable à Israël représente une manœuvre habituelle du bloc BAO, d’ailleurs appuyée sur la reconnaissance de la légitimité du blocus israélien à cause des “menaces” terroristes venues de Gaza (sans se référer à la situation générale entre Israël et les palestiniens, plongée dans la plus complète illégalité, et cela depuis la résolution de 1967 sur l’évacuation des territoires occupés) ; cette manœuvre n’est pas nécessairement habile, dans la mesure où elle conduit la Turquie au radicalisme de sa réaction. Quelques observations supplémentaires de DEBKAFiles montrent par ailleurs qu’une fraction importante de la communauté de sécurité nationale israélienne n’attend plus rien de la Turquie :

«Some Israeli officials refer to Turkey as an important regional power which should be placated. The facts do not support this description. The rift will be healed only when Turkey's rulers stop using Israel as whipping boy for their failed agendas, whether in the Sunni or the Shiite arenas, and understand that the Israeli army is not about to play kids' games with Turkish terrorists.

»Israel must understand too that the glory days of close military ties, when Turkish military air crews training in Israel swooped low over the Tel Aviv beachfront are gone for good. Erdogan has forced the generals of those days into retirement or put them in jail.»

…Aussitôt, d’ailleurs, ce même texte hausse la querelle au niveau suprême, celui des relations des deux pays avec les USA (en même temps qu’au niveau de la position de la Turquie au sein de l’OTAN), avec cette affaire du réseau anti-missiles, présentée comme une machination turque anti-israélienne, et anti-US par conséquent, selon l’impératif des liens de sécurité entre les USA et Israël. On est tout de même conduit à observer que cette humeur israélienne qui transparaît du texte de DEBKAFiles, par comparaison avec le texte du même site de juin 2011 où la Turquie était décrite comme cherchant à se rapprocher d’Israël, marque une certaine amertume de l’échec d’une manœuvre israélienne tendant à rechercher un rapprochement avec la Turquie, à l’occasion de la situation en Syrie, mais dans des conditions où la Turquie serait le pays qui aurait fait le premier pas. Pour l’instant, toutes ces manœuvres aboutissent à une tension renouvelée, sur une affaire à la fois symbolique et formelle sur laquelle aucun des deux pays n’entend céder, parce qu’il est question de sa réputation pour chacun d’eux, de son statut à la fois de puissance et d’autonomie. Cette sorte de tension est extrêmement difficile à apaiser, alors qu’au contraire elle peut s’accroître au travers d’affaires beaucoup plus large, qui feraient passer la crise israélo-turque au niveau des grands équilibres des USA, du bloc BAO, de l’OTAN, etc. La relance de la crise est assez joliment faite.


Mis en ligne le 3 septembre 2011 à 12H31