Le F-35 (JSF) comme “cause nationale de discorde”

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Nous devons à la très aimable attention d’un lecteur, qui nous a indiqué la référence, de prendre connaissance d’un article du fameux couple de “réformateurs” du Pentagone Wheeler-Sprey (Winslow Wheeler et Pierre Sprey), sur notre bien-aimé JSF, alias F-35 Lightning II, sur HuffingtonPost, le 23 décembre 2009. Il s’agit d’un article extrêmement bien documenté, autant pour les références historiques qui sont offertes que pour la genèse du JSF lui-même.

Les deux auteurs font deux références : la première au Lockheed P-38 Lightning (premier du nom), la seconde au General Dynamics F-111, que les équipages avaient surnommé Aardvark (nom afrikander donné à un porc de ces régions d’Afrique du Sud, du “temps maudit des colonies”). Les références ne sont pas flatteuses. (Wheeler-Sprey utilisent l’idée de la référence que le Pentagone a voulu faire au P-38 en donnant au JSF le surnom de Lightning II. Ils passent sous silence la finesse supplémentaire du Pentagone: ce surnom renvoie également au chasseur anglais à réaction English Electric P1 Lightning de la fin des années 1950, ce qui est une autre manœuvre symbolique, cette fois pour marquer l’engagement britannique dans le programmes JSF.)

• Le couple Wheeler-Sprey nous paraît un peu sévère pour le P-38 de la Seconde Guerre mondiale bien que cet appareil n’ait pas été effectivement la merveille qu’on annonçait. (Le P-38 eut tout de même une belle carrière dans le Pacifique à cause de l’avantage spécifique de sa très grande autonomie, dont l’ingéniosité de Charles Lindbergh permit aux pilotes de l’USAAF de tirer tous les avantages.) Il reste juste que le P-38 fut, en valeur pure, totalement surclassé dans l’arsenal US par deux chasseurs moins coûteux, plus simples, et développés sans sollicitation de l’USAAF, et même, pour le P-51, malgré l’opposition de l’USAAF et à la demande de la RAF: le P-47 Thunderbolt et le P-51 Mustang. Il s’avéra effectivement que le P-51, à $50.000 l’unité (contre $100.000 pour le P-38) et dans ses versions équipées du moteur anglais Rolls Royce Merlin construit sous licence par Packard, fut sans aucun doute le meilleur chasseur à moteur à piston de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ces versions (à partir du P-51B), il surclassa même le P-38 en autonomie et domina les deux grands théâtres d’opération à partir de 1944.

• Pour le F-111, la comparaison est plus détaillée et plus significative. Le TFX de 1961 devenu F-111 présente la même démarche de rationalisation bureaucratique que le JSF (un seul avion pour trois “services”: l’USAF dans sa version tactique “de chasse”, le Strategic Air Command dans sa version stratégique de bombardement, l’U.S. Navy dans sa version embarquée). L’échec fut patent: des 1.709 exemplaires initiaux à $2,9 millions l'exemplaire prévus pour les trois versions, on aboutit à 541 exemplaires à $15,1 millions l'exemplaire pour deux versions, la Navy ayant abandonné la sienne. Pour ce dernier point, les détails donnés par Wheeler-Sprey sont très intéressants: la Navy sembla accepter le F-111B pendant tout le temps du développement alors qu’elle développait secrètement une alternative (le Grumman F-14 Tomcat), ce qui signifie évidemment qu’elle n’avait aucune intention d’aller jusqu’au bout avec le F-111B. C’est exactement le même scénario que Wheeler-Sprey suggèrent pour l’actuel comportement de la Navy vis-à-vis du JSF.

L’article est très long, très détaillé, et mérite d’être lu aussi bien pour les informations historiques qu’il nous donne, l’analyse des processus de conception, l’interventionnisme catastrophique de la bureaucratie, que pour les considérations plus actuelles. Pour celles-ci on tirera deux extraits, concernant les prévisions que Wheeler-Sprey font du sort du JSF.

• Pour la version USAF, Wheeler-Sprey pensent que son destin est écrit: nous arriverons à un avion à $200 millions l’unité, dont le nombre sera réduit dans une proportion vertigineuse, sans préjuger des conséquences qui suivront.

«Again, however, that is just the tip of the iceberg. With 97% of flight test hours still unflown, we are certainly facing billions of dollars more in major rework to correct flight test failures sure to be found throughout the airplane: airframe, engine, electronics and software. Then, because the flight test program is designed to explore only 17 percent of the F-35's flight characteristics, still more problems are sure to be found after the aircraft is deployed - at the potential expense of pilot lives and, of course, lots more money. In the end, expect F-35 unit cost to exceed $200 million. That means there's no way our budgets will ever find room to buy 2,456 of them and, most probably, not half that number.»

• Concernant la version embarquée de l’U.S. Navy, Wheeler-Sprey affirment clairement qu’elle suivra la route de la version embarquée F-111B du F-111, dans les mêmes conditions. Ils impliquent que l’U.S. Navy prépare déjà la chose…

«The F-35 seems to be following the same trajectory [that the F-111B/F-14 story]. The Navy has been quietly reducing the number of Navy F-35Cs in the program plan and converting them to Marine F-35Bs. Alternatives to the F-35C have been discussed, and at least one has been briefed to top Pentagon managers. Meanwhile, both in the Navy budget and under the table with Congress, the Navy has successfully pushed for increased buys of their F-18E/F (an almost equally unworthy fighter and not much of a bomber). The Navy's budget for F-35Cs is scheduled to steeply increase to $9 billion in fiscal year 2012. Expect the Navy to announce sometime before that the F-35C is simply carrier unsuitable. That will surely be accompanied by a simultaneous pitch that a hot new version of the F-18 is in hand, one that will cost less than the F-35C (which will not be difficult) and whose faster deliveries will cure the fighter “gap” that is causing the Navy to lose two much-lamented carriers from its future force.

»The success of that pitch will spell the death knell of the F-35 program. Unit costs will automatically jump to a new peak. The performance deficiencies the Navy is sure to reveal at that point will add a sack heavy enough to bow the camel's back, and the F-35 program will become nothing but a mad scramble to uncommit from as many Aardvark IIs as possible.»

Notre commentaire

@PAYANT Le backbround historique donné par les deux auteurs, qui s’y connaissent puisqu’ils ont participé ou on été très proches des bagarres au sein du Pentagone pour imposer le F-16 en 1974-1976, est fascinant et mérite d’être lu avec attention. Il remet quelques pendules à l’heure, notamment par rapport à l’histoire “officielle” du F-111 lors de ses opérations au Vietnam en 1972, qui permit à l’USAF de faire croire à la légende que le F-111 était tout de même un bon avion qui avait été handicapé au départ par les exigences de la Navy pour sa version F-111B. De même, Wheeler-Sprey mettent-ils à jour la duplicité de la Navy vis-à-vis du F-111B, dont il se pourrait bien qu’on en voit un nouvel exemple avec le JSF/F-35C.

Il semble en effet que Wheeler-Sprey fassent des supputations qui ne sont pas sans fondements d’information sur le développement actuel, en secret, d’une version avancée du Super Hornet, qui apparaîtrait comme par surprise comme remplaçant du F-35C si celui-ci était abandonné par l’U.S. Navy… Mais comme l’on voit dans le cas F-111B/F-14, la “précaution” devient cause: si la Navy développait le F-14 en secret, ce n’était pas “en cas de malheur” du F-111B mais pour l’aider, elle, la Navy, à provoquer le malheur du F-111B dont il était assuré qu’elle s’arrangerait pour le refuser au dernier moment, sortant le F-14 de son sac à malices. Le cas semble être similaire pour l’affaire F-35C/“Super Hornet” avancé: la Navy développerait secrètement avec Boeing une version avancée du Super Hornet (F/A-18E/F) et aurait déjà décidé d’abandonner le F-35C au profit de ce “super-Super Hornet”. L’hypothèse, sans doute bien informée, est techniquement très acceptable (et, comme le notent Wheeler-Sprey, elle précipiterait encore plus le programme JSF dans l’abîme en faisant grimper les coûts des versions restantes). Il y a déjà eu des projets de F-18 très avancés et beaucoup plus performants que l’actuel Super Hornet dans les années 1990 (dont le “Hornet 2000”, envisagé un temps en coopération avec Dassault), et projets sans doute gardés en réserve, et sans cesse raffinés au goût du jour. Les dernières péripéties du JSF ne contredisent rien de telles prévisions, on s’en doute.

Le sujet sur lequel s’étendent moins Wheeler-Sprey, c’est le sort de l’USAF et des coopérants (particulièrement les si suprêmement habiles Britanniques, qui seraient refaits une deuxième fois puisqu’ils furent victimes en 1966 de l’écroulement du programme F-111, qu’ils avaient commandé pour la RAF, se repliant sur le médiocre F-4, et qu’ils sont présentement engagés dans la version F-35C navalisée du JSF). Au contraire de l’affaire F-111, il n’y a pas d’alternative au JSF dans sa version terrestre centrale du programme aujourd’hui, notamment pas la capacité d’une alternative, comme l’USAF fut capable de faire développer en dix ans – entre 1966 et 1976 – avec le F-15 et le F-16 effectivement conçus dans ces temps records (1967-1972 pour le F-15, 1973-1976 pour le F-16). L’industrie US et le Pentagone n’ont plus la capacité de telles improvisations; ils sont totalement paralysés et impuissants à cet égard, à la fois dans la bureaucratisation et dans l’emprisonnement à des technologies absolument catastrophiques par leurs coûts et les pénalités qu’elles imposent – le technologie furtive, ou stealth, au premier plan, dont l’USAF est véritablement la prisonnière, sinon l’otage. (L’USAF serait-elle un jour contrainte de se tourner vers la Navy pour adapter à ses escadrilles une version terrestre de ce mythique et possible “super-Super Hornet” dont Wheeler-Sprey laissent entendre qu’il est en développement? Elle avait déjà fait cela au début des années 1960 en adoptant le McDonnell F-4, ex-F4H-1 de l’U.S. Navy devenu F-4 pour les deux services. Mais, encore une fois, elle pouvait “rebondir” avec le F-15 et le F-16, ce qu’elle ne peut plus faire aujourd’hui.)

Quoi qu’il en soit, il faut retenir ces précisions de deux auteurs qui s’y connaissent en coups fourrés et en paralysie bureaucratique dans la labyrinthe du Pentagone, aujourd’hui dans un état infiniment plus catastrophique qu’au temps du F-111.

• D’une part, la possibilité de projets secrets de la Navy pour se sortir du programme JSF sans trop de mal. Cela prouverait une fois de plus que la Navy est un service plus avisé que l’USAF, plus prudent, plus appuyé sur la tradition.

• La prévision ferme des deux compères que ce qu’il restera du programme JSF, si celui-ci ne subit pas la catastrophe finale, nous conduira à un avion coûtant, au mieux, dans l’hypothèse la plus optimiste, à $200 millions l’exemplaires. Ce constat est moins une conclusion que le début de ce qui serait la catastrophe finale du programme, un tel coût mettant à genoux toutes les forces aériennes actuellement engagérs dans le programme.

….L’on ajoutera en conclusion que la publication de cet article sur le site Huffington.Post est une indication importante. Ce site très puissant domine de très loin en importance et en influence le champ de l’information de centre-gauche et de gauche aux USA et il a un véritable statut d’influence officielle. La présence de cet article si long et documenté de spécialistes comme Wheeler-Sprey, après un premier article plus polémique, beaucoup plus court et beaucoup moins technique sur ce même site contre le JSF (le 23 avril 2009), confirme que l’affaire JSF est entrée dans le domaine de la politique générale aux USA, qu’elle est définitivement sortie du domaine des spécialistes. Elle est devenue une “cause nationale de discorde”.


Mis en ligne le 25 décembre 2009 à 08H05

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