Le dragon chinois

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Le dragon chinois

9 juillet 2010 — Nous avons présenté, avec l’intention de nous en servir comme références pour ce F&C, deux aspects de ce qui apparaît aux yeux des experts et stratèges US, comme les signes indubitables de la puissance chinoise en train de s’affirmer. Ces deux aspects ont assez de signification, et éventuellement d’originalité, pour que nous puissions parler d’un courant général qui a désormais des allures de constat plus que d’évaluation sollicitée.

• Le premier cas, présenté ce 9 juillet 2010, concerne une manifestation chinoise d’une supériorité dans un domaine bien précis, et fondamental, de la puissance militaire. (Il s’agit des avions de combat de l’air dominance.)

• Le second cas, également présenté ce 9 juillet 2010, concerne la puissance générale en devenir de la Chine, telle que la perçoivent les analystes des services de renseignement et d’évaluation de sécurité nationale.

@PAYANT Les deux cas illustrés dans les textes référencés sont sans aucun doute bien réels. Ils rendent compte d’une situation réelle, où l’évolution des forces armées chinoises constitue sans aucun doute une recherche d’une amélioration quantitative et qualitative massive, ainsi que d’un constat qui est aujourd’hui courant dans les cercles de réflexion et d’évaluation stratégique occidentaux à propos de la Chine et de l’Asie, et du transfert de puissance et d’influence vers cette région.

Pour ce qui concerne le cas du JSF, c’est bien la réaction du Wall Street Journal à propos du texte chinois, et le texte concernant l’intervention d’Andrew Krepinevitch qui est à la base du débat, qui sont intéressants. Les deux, encadrant la réaction chinoise, la suscitant d’une part et la commentant d’autre part, forment une reconnaissance, de la part des USA, que leur propre programmation, leurs capacités envisagées dans ce domaine important du combat aérien et de “la domination aérienne” (air dominance), sont mises directement en question par leurs propres choix. C’est en effet moins le volume des forces qui est mis en cause que leur équipement, par un avion US (le JSF) qu’on considère dans une fraction de plus en plus large des milieux des experts (US notamment), comme “dépassé avant que d’exister”. Les Chinois ne sont intervenus dans ce débat en aucune façon d’une manière “offensive”, dans le sens de l’affirmation d’une puissance. Ils ne font qu’acter les raisonnements et les jugements des experts occidentaux.

L’impression finalement dégagée est, à la réflexion très étrange. D’un côté, il y a une alarme générale (“la puissance chinoise grandit”), de l’autre il y a le constat général que ce sont plutôt les mauvais choix et les capacités mal employées, ou paralysées, des réalisations US, qui permettent ce surgissement de la puissance chinoise. C’est parce que le JSF est un avion dépassé, ou un avion inadapté ou inadéquat, ou un avion raté, avant même qu’il soit mis en service, que la puissance chinoise semble promise à grandir. La potentialité de la supériorité chinoise ne grandit pas per se, d’une manière absolue, mais plus simplement parce que les USA font des erreurs grossières et grotesques dans les choix et le développement de leurs forces. Krepinovitch le dit bien, et Colin Grant, de DoDBuzz, qui l’interroge, le rappelle : si la programmation US changeait et, par exemple, décidait de relancer la production d’une nouvelle série du F-22 Raptor, la puissance chinoise pourrait être largement équilibrée. Il y a donc plus un affaiblissement US par des erreurs manifestes et identifiées que renforcement décisif en lui-même de la possible supériorité chinoise. Le renforcement chinois ne serait “décisif”, s’il l’est, qu’à cause des erreurs américanistes. C’est là un singulier constat, que les experts américanistes font eux-mêmes, et qui semblent laisser les structures du pouvoir US de marbre, sans réaction notable. L’impression s’impose vite que ces structures de pouvoir sont effectivement paralysées par les pesanteurs bureaucratiques et autres, et par les pressions paralysantes des différents centres de pouvoir.

De même, si l’on passe à un plan plus général, on découvre la même sorte d’ambiguïté, dans un autre domaine. Rappelons ces observations de Goure, particulièrement significatives : «In its study of trends that will impact the future security environment, Global Trends 2025, the National Intelligence Council pointed out that “in terms of size, speed, and directional flow the global shift in relative wealth and economic power now under way – roughly from West to East – is without precedent in modern history.” This shift is as great as that between the 15th and 17th centuries that led to the domination of the global economy by Europe until the end of the 20th Century….»

Ces observations signalent donc que les analystes que cite Goure envisagent un “transfert de civilisation” presqu’autant qu’un transfert de puissance, c’est-à-dire un transfert qualitatif (d’une forme de civilisation à une autre) presqu’autant qu’un transfert quantitatif (d’un centre de puissance dominant à un autre centre de puissance dominant). Pourtant, rien dans le reste du texte n’implique, de la part de l’auteur aussi bien que dans celle des commentaires qu’il cite, une idée de cette sorte. On en reste à l’aspect du transfert quantitatif et on envisage comment les USA, – puissance anciennement dominante dans l’hypothèse envisagée, – pourra s’adapter au niveau schématique de la puissance, et conserver une position d’influence dans la zone considérée.

Qu’en est-il exactement, quelle sorte de puissance la Chine (et d’autres pays “émergents” avec elle) veut-elle exercer ? D’ailleurs, peut-on parler vraiment de l’“exercice de la puissance” ? On citait hier (le 8 juillet 2010) un excellent article d’Alistair Crooke sur le “nouveau Moyen-Orient” qui est en train de se dessiner, avec l’apparition de nouveaux pays clef (le northern tier, avec la Syrie, la Turquie et l’Iran), avec notamment l’effacement de l’influence des puissances du bloc américanistes-occidentalistes, et cela au profit des puissances “émergentes”… C’est ce dernier point qui nous importe. Voici le passage où Crooke nous décrit le processus :

«The last great Western intervention into the Middle East, from approximately 1821-1922, left behind a gaping void eventually filled by the colonial powers, Britain and France. But as leaders of the regional states and Islamist movements survey the coming era, they see no prospect of a repetition of this earlier experience. What they see is a gradual decrease in Western influence as the United States and its allies reduce their forces in Afghanistan and Iraq. For the first time in centuries, therefore, there will be no external powers stepping into any void. There will also be no Chinese or Russian intervention – at least not in the colonial sense of a massive political intervention. The realignment of trade, technology, and investment toward the East no doubt will continue its relentless creep, in line with the states’ ‘‘look East’’ policies. China and Russia will certainly play their part, but as partners not as powers…»

Le cas est évident et n’a nul besoin de développement supplémentaire. Il est en accord logique avec ce que l’on sait d’ores et déjà des intentions et des conceptions chinoises. Nous avons déjà signalé à plusieurs reprises, lorsqu’il fut question (dans l’esprit des américanistes uniquement) d’un condominium G2 USA-Chine, combien les conceptions des Chinois différaient des conceptions américanistes, qu’il y avait chez les Chinois plus la recherche d’équilibres correspondant à l'ambition de ce que Guglielmo Ferrero nommait l’“idéal de perfection”, que la recherche de rapports de forces correspondant à l’“idéal de perfection”. On ne voir rien, bien au contraire, qui puisse nous faire changer d’avis. Par conséquent, les analyses US sur l’évolution de la Chine sont tronquées, involontairement faussaires et, pour cela, de toutes les façons insatisfaisantes.

La “mère de toutes les questions”

Ce n’est pas pour autant que les Chinois manquent d’habileté ni d’activisme dans le cadre des conditions existantes (c’est-à-dire, avec système de l’américanisme regnante, selon ses règles, ses coutumes, etc.). Eux au contraire des USA vis-à-vis de la Chine, savent parfaitement de quoi il retourne avec les USA. Ils savent combien cette puissance est dépendante à la fois du technologisme et de la communication, comme d’autant de drogues, – la drogue du système du technologisme, celle du système de la communication. Aussi emploient-ils des moyens qui les font figurer dans ces domaines, pour s’affirmer face aux USA puisque les USA, encore avec un système dominant, suscitent eux-mêmes, par leurs conceptions du monde, la nécessite de figurer dans ces domaines, – même si cela ne signifie pas qu’on endosse leurs conceptions.

Ainsi, dans l’article du Wall Street Journal signalé plus haut, où il est fait mention de l’utilisation par les Chinois, à leur avantage, de la situation du JSF et des déclarations de Krepinevitch, on signale également un effort important en cours de la Chine pour utiliser la presse comme un moyen de projeter une image de puissance à l’extérieur. L’agence officielle Xinhua (Chine nouvelle) est en train de finaliser un accord pour installer des bureaux d’une correspondance importante aux USA, à Times Square, à New York. Le WSJ cite Russell Leong, professeurs aux études américano-asiatiques à l’université de Californie de Los Angeles (UCLA) : «Xinhua’s move into Times Square basically signals a new era in which they want to become a global player. China is realizing in the global arena that soft power is as important as hard power.»

Lorsque Russell Leong signale que, ce faisant au travers de l’installation de Chine nouvelle à New York, la Chine signale qu’elle veut “to become a global player”, il va de soi qu’il sous-entend qu’elle entend devenir une concurrente décisive des USA, c’est-à-dire à l’image des USA. Là encore, on sous-entend l’antienne de la vanité, de l’hubris pathologique de l’américanisme, celui qui fait penser aux américanistes : même si vous nous battez, vous deviendrez comme nous car vous serez obligés de vous battre selon nos armes et nos conditions, puisque c’est à l’inérieur de notre système que vous nous battrez et qu'il est impensable que vous ne désiriez pas défendre à votre tour et pérenniser ce système qui abrita votre victoire. (Cela, même si Mr. Leong est d’origine asiatique. La pathologie américaniste ne connaît ni les frontières, ni les origines.)

Il y a, là aussi certainement, un sérieux quiproquo. Sans aucun doute les Chinois entendent-ils utiliser les moyens américanistes pour s’affirmer dans un système qui est jusqu’ici absolument américaniste, pour s’affirmer à l’intérieur des frontières mêmes de l’américanisme. Cela signifie, pour le cas envisagé, qu’ils suivront de près les progrès, c’est-à-dire les déboires sans fin du JSF, qu’ils en seront mieux prévenus, qu’ils ne se gêneront pas pour relayer et commenter les nouvelles à ce propos, qu’ils paraîtront ainsi plus à même d’affirmer leur puissance militaire et ainsi de suite. Cela s’appelle de l’entrisme, nullement de la conversion à l’américanisme.

Il s’agit d’un cas exemplaire parmi d’autres nombreuses occurrences de cette sorte, exprimant le quiproquo des relations entre la Chine et le bloc américaniste-occidentaliste, et les USA en particulier. Là où le “bloc”, et les américanistes en particulier, voient une concurrence à l’intérieur d’un système auquel tout le monde souscrit, et les Chinois peut-être s’affirmant comme les plus puissants dans ce domaine, les Chinois développent au contraire une stratégie qui, à partir d’une base cultivée selon les normes du système, est destinée au bout du compte à mettre en question les normes de ce système, d’une façon ou d’une autre. En ce sens, le véritable problème de l’affirmation sans cesse grandissante de la Chine est moins un problème de transfert de puissance, de concurrence de puissance, qu’un problème de mise en cause d’un système. Cela, les experts occidentalistes ne l’ont pas encore compris, alors que les Chinois, eux, en sont nettement conscients.

Là-dessus, la question des questions, la “mère de toutes les questions” si l’on veut, est de savoir si le sort du système, et précisément la course vers son effondrement, laissera le temps à ce débat de se développer jusqu'à son terme. Là où, peut-être, les Chinois sont moins assurés de leur jugement, c’est peut-être de penser qu’il est possible d’arriver à une alternative au système présent d’une façon assez ordonnée. Ce n’est pas vraiment, – ni même pas du tout, tous comptes faits, – notre avis. La course qui est engagée est moins entre la puissance montante de la Chine et la position de leadership des USA, avec une affirmation de la Chine au bout du compte, qu’une course entre la puissance montante de la Chine et le processus d’effondrement du système à partir duquel elle voudrait affirmer des initiatives offrant une alternative à l’actuel système. L'effondrement est si rapide que la course nous semble jouée d'avance.


Notes d'actualisation

Pour illustrer ce texte, on pourra ce reporter au Bloc-Notes que nous mettons en ligne un jour plus tard, le 10 juillet 2010.

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