La preuve par l’“incident d’Heathrow”

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La preuve par l’“incident d’Heathrow”

L’“incident d’Heathrow”, l’arrestation et la détention de David Miranda, le “partner” de Glenn Greenwald, pendant 9 heures le 18 août, a provoqué une grande agitation et une suite juridique immédiate. Pour ce dernier point, il y a eu plainte déposée par Miranda pour confiscation arbitraire de matériels informatiques, avec le soutien et le financement du Guardian, plainte immédiatement examinée par un juge londonien. Le Guardian du 22 août 2013 estime qu’il y a eu “une victoire partielle” de la cause de Miranda ; “victoire” dans la mesure où le juge a ordonné que ce matériel ne soit communiqué à personne d’autre que les services qui l’ont saisi et qu’il soit restitué finalement à Miranda ; “partielle” dans la mesure où “les autorités” qui sont intervenues pourront examiner ce matériel, sous le contrôle du “contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme” du gouvernement, pour chercher des indications justifiant a posteriori l’interpellation de Miranda, – et ces indications ne peuvent porter que sur le soupçon de terrorisme. Ce même “contrôleur indépendant” (David Anderson) a promis (voir le Guardian encore, du 22 août 2013) que cet examen serait très rapide, sans doute d’ici le 30 août.

C’est là l’aspect officiel de l’affaire, qui a surtout un tour symbolique dans le fait de l’intervention de la justice dans un acte jugé arbitraire par les plaignants. (Sur le fond, il est difficile de penser que le résultat de l’examen sera connu, puisque tout cela est considéré comme “secret” par les autorités, et s’il y a affirmation que certains aspects du matériel saisi justifiaient l’interpellation, aucune indication précise ne sera donné sur ce matériel, – ce qui laisse à penser par avance...) Quoi qu’il en soit, ce développement met l’accent sur la question de la raison de l’intervention de la police contre Miranda, qui reste pour l’instant complètement ouverte. A cet égard, il y a un texte intéressant, celui de Bruce Schneier, le 22 août 2013 sur son blog, sur le site de la revue The Atlantic. Il faut préciser que The Atlantic est une revue prestigieuse, qu’on peut classer non seulement dans la presse-Système, mais même dans les organes émanant directement de l’establishment anglo-saxon et transatlantique... Rien à voir avec la “dissidence” par conséquent, et l’on a là une analyse interne au Système, qui ne dément pas d’ailleurs, dans son ton général, ce qu’on trouve dans nombre d’autres publications du même bord.

Schneier examine diverses hypothèses pour expliquer cette interpellation de Miranda, qu’il juge très dommageable à la cause de la NSA (et du GCHQ britannique, précision importante), et des directions politiques en général, en fonction de l’écho défavorable qu’elle a suscité. Schneier cherche la cause essentielle de l’initiative (plusieurs causes pouvant s’additionner), celle qui fut déterminante pour justifier l'action. Il passe d’abord en revue les explications techniques, notamment selon l’hypothèse que Miranda transportait effectivement du matériel sensible, venue de Laura Poitras qu’il avait été voir à Berlin, à destination de Greenwald. La plus intéressante de ces explications, que Schneier tend à repousser par simple avis non circonstancié, et que nous sommes prêts, nous, à accepter, est que Miranda transportait du matériel du fonds Snowden que le groupe NSA/GCHQ voulait identifier pour progresser dans la connaissance de ce dont Snowden dispose. (C’est l’hypothèse “nucléaire” selon laquelle la NSA ne sait pas ce dont Snowden dispose, et ne parvient pas à déterminer à quoi Snowden avait accès, – hypothèse corroborée par diverses sources officieuses, notamment pour une enquête de la NBC [voir The Hill, le 21 août 2013] : «The NSA had poor data compartmentalization, said the sources, allowing Snowden, who was a system administrator, to roam freely across wide areas. By using a 'thin client' computer he remotely accessed the NSA data from his base in Hawaii. [...] Another said that the NSA has a poor audit capability, which is frustrating efforts to complete a damage assessment.»)

Finalement, Schneier conclut en choisissant la cause la plus “terrifiante” pour répondre à sa question, en s'appuyant sur une logique très satisfaisante. Cette hypothèse est que l’“incident d’Heathrow” serait une action relevant de l’attitude irrationnelle des autorités, irrationalité que nous avons évoquée à plusieurs reprises, et que Greenwald lui-même a évoquée. Schneier en vient à corroborer l’hypothèse “nucléaire” d’une montée paroxystique de l’affrontement conduisant à la diffusion des documents les plus explosifs du fonds Snowden.

«Another possibility is that this was just intimidation. If so, it's misguided. Anyone who regularly reads Greenwald could have told them that he would not have been intimidated – and, in fact, he expressed the exact opposite sentiment – and anyone who follows Poitras knows that she is even more strident in her views. Going after the loved ones of state enemies is a typically thuggish tactic, but it's not a very good one in this case. The Snowden documents will get released. There's no way to put this cat back in the bag, not even by killing the principal players. It could possibly have been intended to intimidate others who are helping Greenwald and Poitras, or the Guardian and its advertisers. This will have some effect. [...] But public opinion is shifting against the intelligence community. I don't think it will intimidate future whistleblowers. If the treatment of Bradley Manning didn't discourage them, nothing will.

»This leaves one last possible explanation – those in power were angry and impulsively acted on that anger. They're lashing out: sending a message and demonstrating that they're not to be messed with – that the normal rules of polite conduct don't apply to people who screw with them. That's probably the scariest explanation of all. Both the U.S. and U.K. intelligence apparatuses have enormous money and power, and they have already demonstrated that they are willing to ignore their own laws. Once they start wielding that power unthinkingly, it could get really bad for everyone.

»And it's not going to be good for them, either. They seem to want Snowden so badly that that they'll burn the world down to get him. But every time they act impulsively aggressive -- convincing the governments of Portugal and France to block the plane carrying the Bolivian president because they thought Snowden was on it is another example – they lose a small amount of moral authority around the world, and some ability to act in the same way again. The more pressure Snowden feels, the more likely he is to give up on releasing the documents slowly and responsibly, and publish all of them at once – the same way that WikiLeaks published the U.S. State Department cables.

»Just this week, the Wall Street Journal reported on some new NSA secret programs that are spying on Americans. It got the information from “interviews with current and former intelligence and government officials and people from companies that help build or operate the systems, or provide data,” not from Snowden. This is only the beginning. The media will not be intimidated. I will not be intimidated. But it scares me that the NSA is so blind that it doesn't see it.»

Un point important sinon essentiel, que Schneier mentionne in fine mais n’explicite pas assez, est celui-ci : l’affaire Miranda, de même d’ailleurs que les interventions contre le Guardian, tendent à montrer que nous n’avons pas affaire aux “autorités” en tant que telles, mais au GCHQ en tant que tel pour les interventions les plus décisives, et certainement pour les arguments menant à ces interventions, et que le GCHQ agit dans ce cas plus comme associé à part entière de la NSA qu’en tant que simple relais. Cela signifie que s’est formé un “bloc” NSA/GCHQ, qui agit en tant que tel, et dont on peut faire l’hypothèse que cette action est, dans sa conception et sa décision, le fait de lui-même. Les autres “autorités” (le gouvernement britannique, Scotland Yard, etc.) semblent plutôt, soit être placées devant une opération dont seul le “bloc” a la maîtrise et dans la nécessité de la cautionner à fond pour le cas du gouvernement, soit servir de simple relais pour le cas de Scotland Yard et des polices impliquées. Il est manifeste que les informations sinon les instructions initiales ayant conduit à l’interpellation de Miranda viennent du GCHQ (NSA), de même que l’examen des documents Miranda ne peut être bouclé qu’avec l’intervention et l’approbation du GCHQ.

(L'importance du GCHQ britannique est mis en évidence ce matin encore par une fuite de plus, – on ne les compte plus, elles sont diluviennes, – émanant cette fois de The Independent du 23 août 2013. La fuite porte sur une base secrète du GCHQ chargée de la surveillance du Moyen-Orient. On observe également que la répartition des fuites suit une certaine logique d'efficacité : The Independent, concurrent direct du Guardian, s'était montré très discret sur les fuites du fonds Snowden à cause de cette concurrence. S'il en reçoit lui-même désormais sa part, il lui accordera beaucoup plus d'attention et d'espace rédactionnel.) (*)

Ce que nous présente cette hypothèse très plausible, c’est l’élément nouveau de la collaboration active, voire la quasi-intégration du GCHQ britannique spécifiquement dans cette affaire Snowden. (Ce n’est pas une surprise dans la mesure où le GCHQ est une véritable “filiale” de la NSA, y compris sur le plan financier puisque depuis deux ou trois ans, le GCHQ est directement financé par la NSA pour une partie non négligeable de son budget. La chose a été exposée dans les documents du fonds Snowden sur le GCHQ, diffusés par le Guardian le 1er août 2013, avec cette précision : «Snowden warned about the relationship between the NSA and GCHQ, saying the organisations have been jointly responsible for developing techniques that allow the mass harvesting and analysis of internet traffic. “It’s not just a US problem,” he said. “They are worse than the US.”») On connaissait évidemment la quasi-intégration opérationnelle des deux agences en temps normal, mais leur intégration “offensive” (ou “contre-offensive”) dans le cas spécifique de cette bataille en cours est un facteur nouveau, quoique complètement logique. Il signifie que se dessine de plus en plus, dans la crise Snowden/NSA, une répartition des forces où le “bloc” NSA/GCHQ occupe une place spécifique, pas loin d’être complètement autonome et de plus en plus détachée de ses références nationales, qui mène une bataille acharnée contre Snowden et le reste (Greenwald, Poitras, etc.), d’où effectivement l’irrationalité est loin d’être absente, jusqu’à être dominante dans certains cas. Cela implique le renforcement, dans le sens offensif d’une part, politique d’autre part, de la NSA devenue NSA/GCHQ comme entité transnationale, de plus en plus perçue comme autonome, de plus en plus correspondante à une entité menant sa politique, ayant son appréciation propre, et effectivement mise en état d’irrationalité par le fait même, par le défi lancé à sa puissance, etc. L’hypothèse du terme d’égrégore, ou approchant, ne devrait pas effrayer les esprits trop rationnels, tant la situation tend vers l’extraordinaire ; il faudrait plutôt qu’ils s’y habituent, car ils ne sont pas au bout de leurs surprises à cet égard.

Dans le cas que nous décrivons, différentes forces comme la presse-Système, l’establishment, voire certaines directions politiques, peuvent se juger elles-mêmes menacées par cette situation nouvelle, voire envisager une part active dans une bataille de survivance. C’est ce à quoi fait penser l’intervention de Schneier, qui dépend de la presse-Système et de l’establishment. On ne se trouve alors nullement devant l’hypothèse organisée et coordonnée qui est en général mise en avant du Global Surveillance System mais d’une bataille à la fois externe et interne, avec une force énorme (NSA/GCHQ) de plus en plus poussée à l’extrémisme bureaucratique et totalitaire, et agissant effectivement hors de toutes les règles et avec une perception irrationnelle du fait de la conscience qu’elle a d’elle-même de sa puissance avec le sentiment qui va avec (hybris). On peut imaginer que ses adversaires sont et seront aussi bien le Congrès US s’il veut limiter ses pouvoirs, que la presse-Système qui exploite les fuites (y compris des organes de presse qu’on tendrait à mettre dans son camp, comme le Wall Street Journal qui a publié la plus récente fuite du domaine), que le clan Snowden-Greenwald... Dans ce cas, le “bloc” NSA/GCHQ évolue vers une nature d’égrégore, essentiellement par le développement d’une hybris extraordinairement agressive ; tout le contraire d’un système de surveillance ordonné et fonctionnant subrepticement avec la plus grande efficacité possible.

Cet aspect de la crise Snowden/NSA, qui devrait être jugé essentiel s'il est confirmé, doit contribuer à renforcer l’idée que nous sommes de moins en moins dans une batailles entre nations, ou groupes de nations, ou puissances avec les classifications et hiérarchies classiques, et de plus entre des entités souvent transnationales, avec, bien entendu, essentiellement des affrontements internes au Système (“discorde chez l’ennemi”). Notre concept même de “bloc BAO” présente déjà l’idée de la diminution radicale de l’importance des rapports de puissance, au sens géopolitique. A l’intérieur du bloc BAO, les USA ne tiennent plus le rôle dominateur qu’ils avaient avant parce que cette fonction n’a plus de raison d’être en raison de l’homogénéisation et de la perte d’identité des directions politiques au sein du Système. La formation ou/et l’affirmation autonome de forces et d’entités transversales et transnationales (bloc NSA/GCHQ) est/sont le prolongement logique de ce reclassement.


Mis en ligne le 23 août 2013 à 08H31


Mise à jour

(*) Notre spéculation (“On observe également que la répartition des fuites suit une certaine logique d'efficacité...”) est erronée. Il s’avère, d’après un article de Glenn Greenwald de ce 23 août 2013 (Guardian), que l’article de The Independent ne proviendrait pas du fonds Snowden. Greenwald écrit :

«The Independent this morning published an article - which it repeatedly claims comes from “documents obtained from the NSA by Edward Snowden” – disclosing that “Britain runs a secret internet-monitoring station in the Middle East to intercept and process vast quantities of emails, telephone calls and web traffic on behalf of Western intelligence agencies.” This is the first time the Independent has published any revelations purportedly from the NSA documents, and it's the type of disclosure which journalists working directly with NSA whistleblower Edward Snowden have thus far avoided.

»That leads to the obvious question: who is the source for this disclosure?...»

Greenwald cite ensuite une déclaration de Snowden qui affirme n’avoir jamais communiqué le moindre document à The Independent, ni autorisé quiconque à le faire. Snowden fait l’hypothèse que c’est le gouvernement britannique lui-même (le ministère de la défense) qui a organisé cette fuite. Greenwald développe ensuite la logique de cette tactique supposée dans le fait que les révélations de The Independent favorisent l’argumentation de l’efficacité du système GCHQ. L'affaire pourrait éventuellement engendrer une nouvelle polémique intéressante.


Mis en ligne le 23 août 2013 à 15H55

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