La Grande Guerre du F-22

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La Grande Guerre du F-22

20 juin 2009 — Robert Gates a un “big problem”. Ce n’est certainement pas la situation en Iran. C’est le Congrès, le F-22 et Moby Dick en première ligne, et tout l’arrière-plan qu’on connaît (essentiellement les rapports avec le JSF et la question du JSF lui-même).

Voici le dialogue, jeudi, lors de sa conférence de presse au Pentagone. Gates était interrogé sur la décision de la sous-commission des affaires militaires aériennes et terrestres, qui fait partie de la commission des forces armées de la Chambre des Représentants, d'allouer des fonds pour la production supplémentaire de 12 ou 20 F-22.

Secretary Gates: «I have a big problem with it.»

Question: «Why?»

Secretary Gates: «Well, because it continues the F-22 program, which is contrary to the recommendations I made to the president and that the president sent to the Congress in his budget. That’s why it’s a problem.»

Question: «Is it veto material?»

Secretary Gates: «I’m not going to go that far at this point. I think describing it as a big problem suggests where I am on it.»

A ce point? Cette affaire du F-22 (de 20 F-22 à produire en plus) peut-elle mener à un affrontement entre le Congrès et l’administration au point qu’on envisage d’ores et déjà un veto du président qui impliquerait la loi budgétaire pour l’année fiscale FY2010 que voterait le Congrès en octobre prochain? L’événement d’“annonce” est sans précédent. Jamais on n’a connu une telle prise de position spectaculaire du secrétaire à la défense à ce point du processus parlementaire sur le budget de la défense, sur ce qui paraît être un point de détail si l’on s’en tient à la comptabilité ($369 millions désignés pour la production de parties d’avions en vue de la production supplémentaire, – sur un budget officiel du DoD qui approchera les $650 milliards), sur une “décision” qui n’est en fait qu’une proposition d’une sous-commission de la Chambre qui reste à être entérinée.

Le moins qu’on puisse observer, c’est que la tension est extraordinaire et la situation d’une grande urgence à Washington, sur cette question du budget du Pentagone. La réaction violente de Gates va-t-elle effrayer le Congrès? Le moins qu’on puisse dire, là aussi, est que les explications du président de la sous-commission, un démocrate particulièrement original et influent, Neil Abercrombie, est loin d’être arrangeante, – et se résume à ceci: “En l’occurrence, nous, dans cette sous-commission, parlons pour le Congrès et, pour la question du budget et de sa répartition, le Pentagone propose et le Congrès dispose, point final.”. On peut en juger avec cet extrait d’un texte de Defense News du 19 juin 2009:

«“The politics of it are such that it's highly likely there's going to be an F-22 buy,” Rep. Neil Abercrombie, D-Hawaii, said June 18. “The exact number and where the money's coming from is a work in progress.”

»About 2:30 a.m. June 17, the House Armed Services committee voted to spend $369 million to begin buying parts for 12 more F-22s. That would push the fleet to 199. The vote was in defiance of Defense Secretary Robert Gates, who wants to end production at 187 planes.

»Abercrombie said F-22 supporters prevailed by one vote only because he and other committee members had questions about how to pay for 12 more planes, which will cost $2.8 billion. Abercrombie was among those who voted no. Had the funding question been worked out, 50 or 60 of the committee's 62 members would have voted to buy more F-22s, he said. “It's not a Democrat or Republican thing at all, but rather a Congress versus the executive in terms of who's in charge,” he said.

»Last year, Congress included money in the defense budget to begin buying parts for 20 more F-22s, but the Defense Department decided instead to end the program.

»“The Constitution says very clearly that Congress is in charge. The Defense Department is there to execute” what Congress decides, Abercrombie said. “I'm committed to get the Defense Department to do what it was supposed to do in the first place,” he said. “We cannot allow the executive to run roughshod over congressional responsibility. They need to learn who's in charge. The Congress is.”»

A noter deux autres faits très récents qui confirment l’importance considérable du domaine des avions de combat et l’activisme tout aussi considérable qui commence à s’affirmer au Congrès.

• La même sous-commission d’Abercombie a décidé, le 15 juin 2009, de rétablir le développement d’un deuxième moteur (le F136) pour le JSF, mais également de ralentir le rythme de développement de l’avion en réduisant la commande de 30 à 28 exemplaires pour l’année FY2010.

• Deux députés (un républicain, un démocrate) veulent introduire un amendement à la loi budgétaire FY2010 du Pentagone, forçant Gates à envisager l’achat d’avions de combat actuels (F-15 et F-16) modernisés, au lieu de F-35 qui ne seront disponibles que dans plusieurs années, pour équiper des unités de la Garde Nationale chargées de la surveillance de l’espace aérien national. (Voir The Hill, le 16 juin 2009.)

• A noter d’autre part que la lettre du général Corley, chef de l’Air Combat Command est passée, disons, “comme une lettre à la poste”, en soulevant cette seule remarque de la paire que forment le chef d’état-major de l’USAF et le ministre de l’Air Force, selon Danger Room du 19 juin 2009:

«Air Force Secretary Michael Donnelly and Chief of Staff Gen. Norton Schwartz have already walked back Corley’s note. “We assessed the F-22 by taking into account competing strategic priorities and complementary programs within the context of available resources. After carefully considering a full range of views and alternatives, including those expressed by Gen. Corley, we recommended to Secretary Gates that other priority Air Force programs should not be reduced in order to fund additional F-22s beyond the program of record,” the pair said in a statement.»

Rien d’autre, aucune remarque critique contre une intervention frisant l’insubordination; ils n’ont guère la capacité de se charger d’une polémique de plus mais l’on reparlera du général Corley.

Le poids des armes

Nous commencerons notre commentaire en citant un lecteur, qui accompagne sa donation d’une lettre d’appréciations flatteuses sur notre site, mais aussi d’une réserve. Nous le remercions des trois et nous attachons à la dernière: «…mais j’avoue ne pas comprendre votre engouement pour le JSF. C’est trop technique pour […] moi.» Disons évidemment qu’en cette circonstance, le F-22 c’est le JSF, tant l’on sait combien les destins de ces deux avions sont liés, et combien effectivement nous les lions bien plus et ne nous intéressons essentiellement au F-22 qu’en raison de ce lien.

Il y a des raisons précises à notre “engouement”, sans aucun doute. Nous nous trouvons dans une période de crise profonde et sans doute terminale d’un système dont toute la puissance a été générée par la technologie, à un point où celle-ci a créé un véritable état d’esprit, voire ce que d’aucuns pourraient juger être une spiritualité démoniaque. Les Russes emploient un néologisme pour cela: “technologisme”. Dans ce mouvement puissant, le poids des armes, dont l’évolution est conditionnée par la technologie et le “technologisme”, a constamment été grandissant; pour conduire les guerres vers des destructions épouvantables qui empêchent en général l’établissement d’une paix équilibrée; pour orienter de plus en plus arbitrairement les politiques; pour renforcer de plus en plus la puissance et la pression de vastes ensembles bureaucratiques; voire, pour interférer dans les tendances culturelles et dans les psychologies.

Nulle part plus qu’aux Etats-Unis le phénomène n’est plus puissant, avec une telle puissance qu’avec le complexe militaro-industriel (CMI) on peut parler d’une substance différente. Dans ce cadre, le nombre des armes a diminué, à mesure que leur coût augmentait d’une façon quasiment exponentielle. Aujourd’hui, seuls quelques systèmes réunissent toutes les conditions (coût, puissance, nécessité, poids politique, représentation symbolique avec l’influence qui va avec, etc.) pour apparaître comme des phénomènes ayant largement dépassé le cadre de l’armement pour devenir des phénomènes de politique générale, avec une influence sur la crise générale tout en constituant eux-mêmes des crises spécifiques.

Le cas de JSF et de ses rapports avec le F-22, – donc le F-22 et le JSF/F-35, – fait partie de cette catégorie qui nous importe. Il est impératif de suivre leur évolution parce que les domaines où ils (le JSF directement, le F-22 indirectement) s’exercent pèsent directement sur la capacité d’influence US sur nombre de pays étrangers, particulièrement en Europe; sur les positions politiques et sur les décisions de parties appréciables du personnel de direction de ces pays, essentiellement européens; sur les capacités de divers pays européens à faire la guerre et, surtout, jusqu’à la situation où ils se trouveraient d’être entraînés dans certains conflits par automatismes d’engagement; sur la capacité de certains pays à conserver le contrôle de leur souveraineté; sur la viabilité de l’industrie d’armement européenne et sur la dynamique de puissance politique qu’elle génère; sur l’influence culturelle plus générale que tout artefact technologique de cette importance, accompagné de l’offensive d’influence et de marketing idéologique qui va avec, exerce sur l’Europe… Il est difficile de trouver un catalogue plus complet d’une importance essentielle pour notre situation générale d’un système technologique.

L’intérêt du cas envisagé ici est de montrer combien le destin du F-22 interfère désormais directement sur la situation politique générale, cette fois à Washington même. La réaction de Gates est extraordinairement puissante. Mais cette puissance est entachée par l’ambiguïté du cas. L’affaire du F-22 n’est pas, comme l’écrit sottement le New York Times le 19 juin 2009 l’affaire d’un programme “de plus” perpétuant l’accélération des folles dépenses d’armement et voulu par des parlementaires avides de retombées économiques pour leurs circonscriptions (l’incompétence sur les questions techniques d’intérêt général et la servilité à s’aligner sur les positions officielles des “journaux de référence” sont un des phénomènes exemplairement descriptifs de l’esprit du temps; dont acte). Le cas est beaucoup plus complexe. L’abandon du F-22 signifie deux choses:

• Du point de vue de la sécurité nationale, l’abandon d’un programme d’avions de combat qui commence à être éprouvé dans une catégorie technologique jugée, – à tort ou à raison, – vitale pour la sécurité nationale, et dans laquelle l’autre prétendant est le F-35, notoirement décrit comme le système dévastateur qu’on a rappelé ci-dessus. Dans ce cas, le F-22 est l’“allié objectif” des adversaires du JSF, instrument d’asservissement général à une idéologie du “technologisme” absolument nihiliste et mortifère.

• Du point de vue de la raison freinant les dépenses militaires folles, l’abandon du F-22 est la porte ouverte au développement maximal d’un monstre inconnu dans ses effets économiques, politiques et autres, le même F-35. Gates ne s’en cache pas, puisqu’il oppose à cet égard, implicitement et d’une façon révélatrice, les $369 millions de la sous-commission dans l’année FY2010 au $1.000 milliards du programme JSF, – ce qui nous donne un coup d’œil frais mais sans surprise sur l’ordre de grandeur (car la chose augmentera, bien entendu) de ce que coûtera réellement le programme JSF… (Selon AP, du 19 juin 2009:

«Gates disputed claims that he's titled “the scale dramatically against conventional capabilities” like the F-22 in order to fight asymmetric wars in countries like Afghanistan. “A trillion dollars for the Joint Strike Fighter, a fifth generation fighter that has some capabilities the F-22 does not, is not a trivial investment in the future,” said Gates.»)

Cette bataille du F-22 est fondamentale et mérite absolument d’être suivie très minutieusement. Ses arcanes sont complexes mais révélatrices. Les effets et conséquences dépassent très largement le cas de cet avion, celui des forces aériennes, etc. Ils touchent l’édifice constitutionnel US, la crise du Pentagone, celle du JSF avec tous les facteurs concernés, qu’on a énumérés plus haut, et notamment les nombreux rapports avec nos situations européennes. Le “poids des armes” est aujourd’hui un facteur fondamental, qui dépasse largement le seul domaine de l’armement. Comme on le voit, et pour ainsi répondre mieux à notre lecteur, on a une confirmation sur un cas bien précis que nous sommes à mille lieues du seul domaine “technique”, que ce soit celui de la technologie au sens trivial du mot, que ce soit celui de la comptabilité.