La force des mots

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La force des mots

02 juin 2009 — Nous revenons sur un texte de notre Bloc-Notes du 30 mai 2009, sur le JSF et deux autres avions, nouveaux venus dans le marché des futurs avions de combat canadiens, qui prétendent concurrencer le premier nommé. C’est un mot qui nous attache, que nous avions déjà signalé dans cette chronique, un mot qui apparaît dans le texte (ici, souligné en gras): «Boeing, Eurofighter bid to usurp F-35 for Canadian fighter deal».

Un peu par hasard, mais on sait qu’il fait bien les choses, nous avons été arrêtés peu après par un très court texte du Daily Telegraph, plus ancien, datant du 15 mai 2009. Il s’agit d’une simple présentation d’un article de Nouriel Roubini du 14 mai 2009 dans le New York Times, que nous avons déjà signalé à l’une ou l’autre occasion; Roubini prévient qu’à son avis, le yuan chinois pourrait affirmer sa prépondérance sur le dollar: «The Chinese yuan is preparing to overtake the US dollar as the world's reserve currency, economist Nouriel Roubini has warned.»

Ce qui nous intéresse ici, là aussi, se réduit à un mot, ce mot dans le titre et nullement repris dans le texte, ce mot souligné en gras par nos soins, – le même mot, on s’en doute: «China’s yuan “set to usurp US dollar” as world's reserve currency.». On aura aussi vite remarqué qu’il s’agit du même mot employé dans le cas du commentaire sur le JSF, attaqué par des concurrents au Canada. Bien entendu, c’est ce mot qui nous intéresse ici, son emploi par rapport aux sujets traités, etc. En effet, “to usurp” (“usurper”) n’est pas un mot indifférent. Les deux sens suivants nous sont offerts:

• «Seize and take control without authority and possibly with force; take as one's right or possession.»

• «Take the place of.»

Manifestement, le premier sens convient (d’autant qu’il existe tant de verbes proches plus précis pour exprimer le deuxième sens), notamment pour le cas du JSF. Personne “n’a pris la place” du JSF, on a “usurpé” sa légitimité à être le seul “concurrent” (!) possible pour le marché canadien (pour tous les marchés d’avions de combat).

Le mot, le verbe dans son premier sens décrit alors, – c’est effectivement toute sa force, – un acte fondamental, un attentat inqualifiable lancé contre la légitimité, donc contre l’autorité et la souveraineté à la fois. On ne peut imaginer pire en matière de mise en cause, dans les domaines de la transcendance historique et de la métapolitique. Nous hésitons à dire que, dans les deux cas, il s’agit d’une image, et sommes plutôt convaincus du contraire; justement, plus qu’une image, voire une parabole, l’emploi de ce mot dénote une pensée réelle qui est le cœur de notre débat ici. A notre sens, cet emploi n’est pas gratuit et ne peut être tenu pour une coquetterie de langage, même s’il est également cela.

(Nous précisons également que nous écartons d'emblée toute référence d'un quelconque intérêt à l'ironie dans l'emploi de ces mots, parce qu'ils sont employés par des Britanniques, d'ailleurs dans des domaines où l'ironie vis-à-vis des USA n'est guère de mise. Bon, il y a peut-être un poil d'ironie, à la façon britannique, en catégorie double jeu, mais il y a aussi le poids du mot et il est présent à bon escient. C'est cela qui nous importe.)

Il n’est nullement indifférent que le mot soit utilisé par des Britanniques, qui ont un grand sens de la légitimité et de la transcendance historique, d’une part; qui ont, d’autre part, une pratique consommée de l’habillage de propagande des réalités, de la distorsion des faits en faveur de leurs intérêts et de leurs conceptions (leur côté “spin”, si l’on veut, – ou virtualiste, si l’on veut plus élaboré). Les deux aspects jouent leur rôle dans l’analyse linguistique et symbolique que nous tentons de faire. Ils s’ajoutent au fait que les Britanniques ont des “relations spéciales” avec les Américains. Ce point doit évidemment être mentionné particulièrement.

L’attitude britannique vis-à-vis des USA a varié, depuis l’indépendance de ce pays gagnée contre l’Angleterre. Elle a d’abord été extrêmement méprisante, très négative, durant les premiers trois-quarts du XIXème siècle. (Dans son étude Les Etats-Unis devant l’opinion française, 1815-1852, René Rémond résume ainsi les jugements britanniques de l'époque sur les USA: «[E]ntachés de la même malveillance, marqués au coin des mêmes préjugés, ils semblent tous inspirés par un parti-pris de dénigrement.») Cela correspondait à un sentiment profond, basé certes sur la vindicte de la défaite britannique de la guerre d’Indépendance, mais encore plus, bien plus, sur un sentiment profond, nourri par le suprématisme britannique, le mépris pour les mœurs démocratiques et la perception sévère d’une société sans réelle vertu de culture et de civilisation. C’est dans les années 1870, alors que naissait à Londres la perception du déclin de l’Empire britannique et de la montée de la puissance US, que fut élaborée une “stratégie” totalement nouvelle, complètement renversée, qui a survécu jusqu’à nous. Elle fut primitivement le fait d’un groupement de Britanniques influents menés par Cecil Rhodes, rassemblés dans un groupe nommé informellement “the Secret Society”; investir la puissance US par la séduction, la manipulation, sur l’argument du “cousinage” anglo-saxon, et s’en servir pour pérenniser la puissance britannique par la manipulation de la puissance US au nom d’une sorte de doctrine suprématiste commune (on la nomma à la fin du XIXème siècle l’“anglo-saxonisme”). Tout cela était vu d’un point de vue très “offensif”, tel que mentionné dans les statuts initiaux du groupe sous forme d’une condition de renforcement de l’Empire que voulait favoriser la “société secrète”, comme en passant: «…the ultimate recovery of the United States of America as an intégral part of the British Empire…» Le jeune Churchill fut, à cette époque, un fervent adepte de cette stratégie, qui satisfaisait par ailleurs son origine anglo-américaine.

On connaît les avatars de cette stratégie dont on se demande en connaissant bien la réponse si les Britanniques n’y ont pas perdu beaucoup plus qu’ils n’ont maintenu, devant un “cousin” rapace et retors, qui exigea et obtint beaucoup en échange de cette “alliance”, qui accéléra la liquidation de l’Empire et de la puissance de la livre pendant la Deuxième Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre. Le résultat fut une Angleterre soumise aux USA, vassalisée, bien plus que partenaire manipulatrice des USA, avec bien plus de concessions et d’abdication que d’avantages. (Il y eut quelques tentatives de révolte contre cette situation, comme Anthony Eden en 1954-1956, mais chaque fois conduisant à un échec; les USA, comprenant l’intérêt de la vassalisation de l’Angleterre, avaient leurs réseaux d’influence et leurs créatures en place pour y veiller.) L’entêtement britannique n’admit jamais cet échec historique et poursuivit, et poursuit encore cette “stratégie” aujourd’hui, aux dépens de la souveraineté nationale dans tous les domaines. La réelle solidarité anglo-saxonne aujourd’hui, la mieux exprimée sans aucun doute, se mesure dans l’effondrement commun de la structure financière anglo-saxonne, et dans la catastrophe économique et sociale qui dévaste l’Angleterre; on appréciera à cette aune ultime la valeur de la stratégie suggérée par Cecil Rhodes en 1877.

Pour écarter la conscience de cet échec, l’Angleterre a employé divers moyens de dissimulation et de manipulation de la réalité. Le plus constant a été la sacralisation et la légitimation de la puissance hégémonique américaniste. En haussant celle-ci au niveau de la légitimité historique quasiment ultime dans l’Histoire, l’Angleterre faisait de sa propre vassalisation honteuse un acte à la fois habile et légitime, voire un acte presque haut, au nom d’un réalisme historique qui serait tout à son honneur. Si une puissance est légitimement dominante d’une civilisation universelle, si elle a la légitimité historique d’affirmer son hégémonie, se ranger comme son vassal, et le premier d’entre tous en plus, devient un acte conforme à la logique et à la justesse historique. La “stratégie”, même si elle acte un déclin, le fait au nom d’une situation historique justifiée, d’autant que subsiste in fine sinon proclamé le mythe de l’“anglo-saxonisme” qui fait survivre l’illusion de manipuler les USA. Les Britanniques, maîtres du “spin”, du virtualisme, ne sont jamais meilleurs que lorsqu’ils l’appliquent à eux-mêmes, pour se tromper eux-mêmes sur eux-mêmes.

Il y a donc une constante rhétorique britannique pour faire de la domination des USA une situation historique légitime et sacralisée. Cela n’est pas exprimé d’une façon substantive mais constamment présent dans le discours courant des commentateurs britanniques, dans l’allant-de-soi, dans le réflexe du langage, dans l’image, dans la pompe et l’emphase du discours. C’est là que nous retrouvons le cas de l’emploi du verbe “to usurp”. L’attaque contre le JSF et contre le dollar est perçue comme des tentatives d’“usurpation” d’une domination absolue et légitime à la fois. C’est presque un automatisme de langage britannique, où la contradiction n’empêche rien ni ne décourage en aucune façon; c’est le cas paradoxal avec le JSF, puisqu’un des apprentis-“usurpateurs”, c’est-à-dire un concurrent selon ce qui devrait être la concurrence la plus normale du monde mais ne peut être en aucun cas interprété de la sorte, est une société britannique avec un avion en partie britannique (BAE et Typhoon). Les méandres tortueux de l’esprit britannique ne s’embarrassent en rien des inévitables contradictions; on dirait même que l'esprit en question s’y abreuve jusqu’à la jouissance même. (La même chose doit être observée sur le fait que l’autre “usurpateur” de la position unique du JSF est américaniste. C’est une complète contradiction du propos sur la légitimité, mais cela importe peu. Les réflexions évoluent dans des univers différents, soigneusement cloisonnés.)

Surtout, surtout, ne rien céder…

Encore, comme si cela ne suffisait pas, la situation est-elle plus compliquée… A côté de la dureté, de l’indifférence US profitant du comportement britannique, voire d’un mépris affiché, il y a paradoxalement une complicité USA-UK. C’est que le montage britannique de la “légitimation” historique et éternelle des US comme puissance hégémonique et inspiratrice du monde rencontre bien entendu une conviction US dans ce sens. Dans ce cas, l’accord est complet, et on parlerait presque d’“anglo-saxonisme” effectif, sous ferme direction US bien entendu. Mais plus encore, l’attitude britannique rencontre et confirme la perception exceptionnelle que les USA ont d’eux-mêmes. A cet égard, l’influence britannique, notamment par la presse et le langage, est très forte aux USA. Le Royaume-Uni, “idiot utile” dans ce cas, sert de miroir aux certitudes américanistes d’être unique, au-dessus de l’histoire du monde et des autres, de disposer d’une complète légitimité d’hégémonie sur le monde et d’inspiration du monde.

Lorsque les Britanniques écrivent «Boeing, Eurofighter bid to usurp F-35 for Canadian fighter deal» et «China’s yuan “set to usurp US dollar” as world's reserve currency», le verbe “usurper” correspond absolument à la conviction d’eux-mêmes des USA. Le JSF et le dollar sont, dans leurs catégories respectives, la marque de la légitimité historique, voire anhistorique, de la domination US des deux domaines concernés (les armements et la monnaie). Il est absurde, stupide, voire impensable que leur position unique d’hégémonie absolue soit contestée. Le faire relève d’un dysfonctionnement de la pensée qui assimile celui qui le développe à un être incapable, affecté d’une pathologie qui lui interdit d’identifier la réalité. L’attitude US est puissamment aidée, sinon décisivement orientée et conditionnée par la psychologie américaniste et ses caractères spécifiques tels que l’inculpabilité et l’indéfectibilité. Cette architecture psychologique établit, par automatisme psychologique, c’est-à-dire selon une démarche inconsciente non soumise à l’arbitrage de la raison, les fondements d’un jugement général qui ne peut aboutir qu’à cette appréciation de la position US, de sa justesse, de son inéluctabilité, de sa légitimité absolue et sans changement possible.

Il ressort de cette pérégrination linguistique accordée à des constantes historiques et psychologiques à notre sens indubitables quoique rarement réalisées et encore plus rarement exprimées, un enseignement politique considérable, ou plutôt le renforcement d’une conviction que nous avons, et que nous avons souvent dite. Les USA ne céderont rien de leur puissance d’une façon arrangeante, négociée, voire habile, etc., pour sauver ce qui peut l’être. Cela vaut pour le JSF, pour le dollar, pour le reste. D’une certaine façon, il leur semblerait effectuer un acte illégitime et illégal par rapport à eux-mêmes s’ils acceptaient un compromis qui deviendrait nécessairement une compromission. Littéralement, en se compromettant, ils ne seraient plus eux-mêmes; dans ce cas, au moins, dans cet océan de pathologie psychologique, on distingue une certaine logique. Cela implique que cette position de refus de ne rien céder sera d’autant plus forte.

Le sens qu’il y a une légitimité et une autorité des USA, que les USA se sont alloués à eux-mêmes mais sans s’en aviser, comme autant de situations irréfutables qu’ils jugent objectives et qui ressortent des caractères psychologiques rappelés plus haut, ce sens forme une barrière infranchissable entre la situation actuelle, qui devient de plus en plus une imposture des USA, et une situation d’abaissement du statut actuel, qui serait perçu comme une usurpation des autres à leur encontre (des USA). D’un côté il y a une situation d’imposture que nous subissons de plus en plus malaisément, de l’autre la perception d’une usurpation s’il était mis un terme à cette situation d’imposture.

Ces observations nous conduisent à renforcer notre “diagnostic” constant que l’aventure américaniste, qui est promise à son terme rapide, ne pourra effectuer ce terme que brutalement, contrainte et forcée, dans le trouble, la discorde et le désordre civil. (Nous avons dit également notre conviction, et nous la répétons, que ces troubles prendraient l’orientation d’une tension vers une désunion de ces Etats soi disant unis.) Si un homme tentait de leur imposer pourtant une telle attitude d’abaissement raisonnable par le compromis, il connaîtrait les pires difficultés et, par ce même comportement, obtiendrait sans le vouloir évidemment (comme Gorbatchev dans les années 1980 en URSS) le résultat inverse de celui qu’il recherche, – accélérer les troubles plutôt que les prévenir et les contenir, – et si quelqu’un pense à Barack Obama, qu’y pouvons-nous?

…Tout cela, nous l’espérons, n’est pas pour “usurper” la réflexion politique et historique classiques, mais pour la renforcer respectueusement.


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