L’USAF adopte la “doctrine Cortez”

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L’USAF adopte la “doctrine Cortez”

16 juin 2009 — On aurait aussi bien pu appeler cela “la doctrine Rubicon”… Nous avons choisi Cortez, du nom de ce conquistador qui, pour forcer l’aventure, choisit de s’ôter toute tentation de repli en brûlant ses vaisseaux. Selon un déroulement logique des choses dans une crise qui ne cesse de s’approfondir au point qu’elle soit devenue structurelle (“structure crisique”), la très puissante U.S. Air Force, ou de réputation “très puissante”, emprunte cette voie, résolument semble-t-il, pour son équipement en avions de combat. Son actuel chef d’état-major Norton Schwartz, à la réputation faiblarde puisque nommé pour appliquer les consignes du secrétaire à la défense Gates plutôt que défendre les intérêts de sa force, vient d’affirmer de façon catégorique cette “doctrine Cortez”. Ayant nommé le coupable manipulé pour énoncer la doctrine, nous compléterons l’inventaire en nommant l’outil de la doctrine: le F-35, alias JSF.

Un sujet d’Air Force Times, du 13 juin 2009, instruit le dossier en s’appuyant sur une conférence que Schwartz a donnée le 11 juin devant la Heritage Foundation. Le principal message de cette intervention est bien: “rien d’autre que le F-35”. Schwartz rejette catégoriquement toute mesure de précaution que seraient des commandes de modèles intermédiaires entre la génération ancienne en service (“legacy aircraft”, est le mot-code) et le F-35; des versions de ces anciens modèles ayant subi des transformations substantielles, essentiellement sinon exclusivement pour l’exportation, qui en font des avions presque nouveaux (notamment le F-15SE, ou Silent Eagle, et le F-16C/D Block 60).

(Ces avions sont désignés comme étant de la “génération 4,5”; ce sont des anciens avions de la “quatrième génération”, assez modernisés pour se rapprocher jusqu’à la moitié du chemin de la “cinquième génération”; que nos lecteurs se rassurent: tous ces concepts sont de pure invention virtualiste et justifiés pour 1) impressionner le gogo, ou homme politique standard, et 2) justifier des dépenses somptuaires pour la “cinquième génération”; quelques observateurs avisés pensent, observations techniques sensibles et secrètes à l’appui, que le F-16 Block 60 [génération 4,5] est aussi bon que le JSF [génération 5] en furtivité, équivalent en contrôle intégré, bien meilleur en capacités opérationnelles air-air et équivalent en air-sol, déjà éprouvé, moins cher, volant d’ores et déjà et livrable demain matin.)

Extraits de Air Force Times:

«The Air Force has no interest in buying more F-15s or F-16s — including the so-called 4.5-generation upgrades — to help with the coming fighter gap, Air Force Chief of Staff Norton Schwartz said. The answer to the gap — 800 aircraft will be sent to the boneyard by 2024 — is the F-35 Lightning II Joint Strike Fighter, Schwartz said after a June 11 speech at the Heritage Foundation, a Washington-based think tank.

»“To answer your question on 4.5: The answer is no — N-O. Can’t make that any clearer,” Schwartz said. “F-35? You bet.” Schwartz said it is imperative to direct as much money as possible toward development of the F-35, the plane designated to replace the F-15, F-16 and A-10 and to become the Air Force’s tactical aviation workhorse. He said any delay in procurement could increase the cost and further delay the F-35 for the Air Force, Navy and Marine Corps. “We have to make the link to the F-35,” Schwartz said. “We have to get high enough production rates to manage our aging issues on one hand and on the other hand keep the average price of the F-35 competitive.”

»The gap will hit the Air National Guard the hardest. Since 2001 the Air Guard has flown the Air Force’s oldest planes in support of Operation Noble Eagle, the name given to military operations related to homeland security. Those domestic units will be among the first to lose fighters and among the last to get F-35s. Schwartz said some Air Guard units should expect to lose fighters to emerging missions. “We’re going to be a smaller force and a less-manned aviation force over time,” he said. “This is a reality we will all have to accommodate to.”

Le même texte rapporte les réticences pour cette orientation dans des centres importants du pouvoir dans le système de l’américanisme. Ces points se concentrent pour l’instant sur l’équipement de la Garde Nationale (Air National Guard, ou ANG), qui est la plus touchée par le désarmement structurel en cours avec les retraits massifs en perspective sans qu’aucune garantie de remplacement ne soit donnée avec le F-35. Comme on le sait, le sort de l’ANG implique la sécurité de l’espace souverain de la nation, puisque cette force est chargée du contrôle et de la défense de l’espace national nord-américain. De ce point de vue, la préoccupation du Congrès est extrêmement forte.

«The reliance on the F-35 as the sole source to fill the fighter deficit has caused consternation with members of Congress, friendly to the Air Guard, who consider the fighter unproven. “We’ve heard repeatedly, ‘Everything will be fine, we just need some more time,’ ” Rep. Frank LoBiondo, R-N.J., said at a May hearing of the House Armed Services Committee. “Well, I’m not feeling so good about that answer, don’t feel as good today as I did last week, and each day that goes by, I think we have a problem.”»

D’autres centres de résistance au F-35 se sont développés depuis longtemps et jouent aujourd’hui un rôle efficace dans ce qui est devenu un véritable affrontement au sein du système de l’américanisme. On en mentionnera deux principalement.

• L’évolution du destin du F-22, avec une relance de l’opération “survie” d’un programme condamné par la direction du Pentagone (Gates), relayée docilement par l’actuelle direction de l’USAF (Schwartz). Cette relance est importante dans la mesure où elle prend une dimension diplomatique et politique avec le rôle du Japon et les interventions directes de ce pays auprès d’Obama pour donner son accord à une version export du F-22. On a également appris, avec une certaine surprise, que l’USAF se tient prête au développement d’une telle version, ce qui implique qu’il existe peut-être au sein de l'USAF une fraction bureaucratique dissidente et active de la politique officielle Gates-Schwartz de liquidation du F-22

• Le Congrès renforce de diverses façons une attitude critique du programme JSF, par diverses mesures indirectement défavorables à la politique Gates-Schwartz. Il s’agit aussi bien du développement du deuxième moteur pour le JSF, – vu comme un frein au développement du JSF; une forte confusion règne sur le véritable effet budgétaire d’un deuxième moteur sur le programme JSF. D’autres domaines de l’action du Congrès portent sur le ralentissement du programme de production du JSF au profit d’un programme de test et de développement plus prudent et plus allongé, et le soutien grandissant du Congrès à une version export du F-22.

Un dernier élément est l’incertitude régnant à l’intérieur même du “parti du F-35”, quant au sort réel réservé à ce F-35 par ce même parti. Le générale Schwartz a du reconnaître, le 3 juin 2009 (Congress Daily), que le nombre de F-35 pour l’USAF était lui-même incertain, du fait même de l’autorité (Gates) qui a ordonné à l’USAF de tout miser sur le F-35. Là intervient la situation budgétaire du gouvernement, qui va peser un poids considérable pour le développement de la QDR 2010 qui doit fixer la programmation pour 2010-2014, et donc le nombre de F-35 effectivement projeté.

«Air Force Chief of Staff Norton Schwartz on Wednesday signaled that the service's requirement for 1,763 F-35 Joint Strike Fighters is being examined during the comprehensive Quadrennial Defense Review now under way.

»Whether the Air Force ultimately buys more or fewer F-35s than planned depends on that review of military capabilities and requirements, the four-star general told the House Defense Appropriations Subcommittee. Indeed, the Air Force's plan to field a total of 2,250 fighters, both old and new, is also under review, according to Schwartz.

»“It could end up being less,” he said, adding, “if that's the case, we will still have a predominately F-35” force. Still, Schwartz said he expects to have “well over” 1,500 F-35s…»

Cette idée, détaillée par Schwartz et qui projette une forte lumière d’incertitude sur la production du F-35 alors que le sort de l’USAF est entièrement lié au F-35, — circonstances cornéliennes, – est une confirmation, signe du sérieux de la chose. Rebecca Grant, experte proche de l’USAF récemment passée, contrainte et forcée, au F-35 mais qui reste une nostalgique du F-22, nous a déjà fait part de ses craintes à ce propos, le 18 mai 2009. Elle résume cette incertitude au travers de la description de l’attitude de Gates, qui semble jouer du sort du F-35 sans beaucoup de considération pour les angoisses de l’USAF, – dont il est connu qu’il lui voue une hostilité avérée: «Gates hit the accelerator to buy more F-35s sooner for the flight test program. But then, he tapped the brakes…» (Rebecca Grant).

Le crise USAF-JSF, élément central de la crise du système

En un mot et en d’autres mots, le dossier F-35/JSF est en train de s’alourdir dramatiquement et de prendre une dimension de crise nationale. La radicalisation est générale, au travers de cette “doctrine Cortez” de l’USAF, qui est de couper systématiquement toute possibilité d’alternative au F-35, au mépris de toute prudence vu l’état du programme. Le problème est qu’on doute que Schwartz, pâle créature bureaucratique fortement contestée au sein de l’USAF, ait la dimension d’un Cortez… Jamais dans l’histoire de l’USAF, un chef d’état-major n’a eu aussi peu d’autorité. Il a une personnalité faible, une autorité proche de zéro et il est unanimement perçu comme l’homme lige de Gates pour mettre l’USAF au pas, – c’est-à-dire, pour certains, de risquer de réduire l’USAF au rang de force subalterne par le biais d’un risque épouvantable en liant son sort à celui d’un gros poisson à demi pourri (le F-35).

Mais ceci (la crise de l’USAF) explique cela (la faible personnalité de Schwartz). La crise de l’USAF n’est pas spécifique, elle est le reflet et l’expression extrême d’une crise systémique du système de l’américanisme, qui touche notamment et fortement le Pentagone; cette réalité affecte les hommes, en poussant à des choix de personnalités de plus en plus faibles et contestables, elles-mêmes corrompues par la crise, et souvent des choix faits selon des circonstances et non les qualités des hommes. (Schwarz n’a pas été choisi pour son intelligence. Il a été choisi parce qu’il a fait l’essentiel de sa carrière dans des postes “joint”, qui organisent les structures interarmes, donc fort peu marqué par le corporatisme USAF et la compréhension des problèmes et des intérêts de sa force d’origine.) De même que la crise de l’USAF, la crise du F-35 n’est pas non plus spécifique, on l'a assez dit; elle aussi est le reflet de cette même crise systémique, et son aggravation est à mesure.

Le phénomène auquel nous assistons est donc logique. Il s’agit de la fusion de la crise de l’USAF et de la crise du F-35. La crise de l’USAF se confond désormais avec la crise du JSF. Cela n’aboutit nullement à un renforcement strcto sensu (l’USAF ayant choisi le F-35 jusqu’au bout, le F-35 renforcé par ce puissant parrainage); cela aboutit à un renforcement de l’intensité de la crise; les deux dynamiques d’affaiblissement des deux crises qui se “renforcent” mutuellement et produisent un phénomène de renforcement des effets délétères de chacune d’entre elles. Ce qui est désormais la crise USAF-JSF devient structurelle, elle s'inscrit désormais puissamment dans la structure crisique qui caractérise notre époque.

Franchissons encore un échelon. La crise USAF-JSF s’inscrit désormais complètement et structurellement dans la crise générale du système de l’américanisme. Alors que l’on fonce pour que le sort de l’USAF, prétendument pour un renforcement décisif, soit entièrement lié au sort du F-35, c’est au contraire un accroissement de l’incertitude catastrophique; cela, tant à cause des vices fondamentaux du F-35 que de l’attitude générale de l’administration Obama vis-à-vis du destin de l’avion (situation du F-35 au sein de la QDR 2010). Comme dit la pauvre Rebecca: “d’un côté Gates, accélère le F-35, de l’autre il le freine”. L’explication est simple. Gates a choisi le F-35 pour l’USAF mais, en réalité, il se fout de l’USAF et du F-35, parce que sa préoccupation principale, c’est la “réforme” du Pentagone qui ressemble de plus en plus à cette question comptable d’urgence: comment réduire le budget du Pentagone. Cela est considéré non pas pour l’amour de l’art de l’argent judicieusement dépensée mais à cause de l’état catastrophique de la situation budgétaire du gouvernement fédéral suite à la crise financière, – laquelle, on s’en doute, n’est certes pas bouclée. Nous sommes donc, avec l’USAF et le F-35, au coeur de la crise nationale de la puissance US.

On sait que l’enjeu général est le probable déclin structurel, peut-être catastrophique, de la puissance militaire US, correspondant au déclin accéléré de l’empire. Nous voyons bien là que la crise USAF-JSF est un composant majeur de la crise fondamentale du système de l’américanisme. On ne peut plus, aujourd’hui, considérer le cas du F-35 dans le cadre rassurant où la plupart des commentateurs de la presse officielle s’acharnent à le traiter. Il ne s’agit plus d’une question industrielle, d’une question de l’évolution des avions de combat, d’une question de concurrence à l’exportation (car il y a tous les “amis” du Rest Of the World embarqués dans cette galère, et qui sont transis d’angoisse); il ne s'agit plus d’une question glorieuse et d’une autre époque du développement technologique du domaine, ni de la question fondamentale de notre fascination pour l’Amérique “too big to fail” (ou “…to fell”), qui fait des avions surdoués “too big to fail/to fell”. Il s’agit de la situation centrale de notre temps, de cette structure crisique dans lequel l’USAF et son F-35 font leur entrée tonitruante. L’importance de ce problème, on le comprend encore mieux alors, dépasse de très loin le domaine des armements pour se fixer d’une façon structurelle dans la crise générale de notre époque. C’est à cette aune, c’est avec un regard correspondant, qu’il faut en suivre le déroulement.