L’OTAN au sommet, ou l’utilité paradoxale de l’inutilité

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L’OTAN au sommet, ou l’utilité paradoxale de l’inutilité

20 novembre 2010 — Si vous voulez en savoir moins, lisez n’importe quel article sur le sommet de l’OTAN, y compris les plus subtils, voire les plus subtilement critiques, sur les matières traitées au sommet. (Par exemple, l’édito de The Independent, de ce 20 novembre 2010.) Vous y apprendrez notamment, en retenant un sourire, d’épanouissement gargantuesque espérons-le, que cette digne organisation, entre autres vastes projets…

• a accouché d’un “concept stratégique”, à peu près comme une poule fait “cot-cot-cot” tous les dix ans en pondant son œuf, – baptisé, le plus sérieusement du monde, “new strategic concepty”, – fermons le ban ;

• qu’elle entend, dans l’enthousiasme général, mettre en place un réseau anti-missiles, dont on sait parfaitement qu’il ne marche pas, dont on sait en général qu'on ne sait pas très bien à quoi il sert, dont on sait qu’il tiendra à bonne distance une menace qui n’existe pas, dont on sait… etc. ;

• qu’elle affirme hautement, par la voix de son sémillant et danois secrétaire général, qu’elle n’hésitera pas à partir en guerre autant de fois qu’il le faudra, partout où il le faudra, – et même quand il ne le faudra pas, – ayant prouvé amplement sa subtile capacité à conduire et à mener à bien les guerres de notre temps postmodernistes, comme l’Afghanistan nous force à le reconnaître.

Moins sérieusement maintenant… Fermez le ban et passons aux choses sérieuses.

L’article le plus intéressant que nous avons trouvé (choix non limitatif), qui permet d’engager notre commentaire sur des voies un peu plus constructives, émane de Politico.com, le 19 novembre 2010. Il est de Josh Gerstein et présente comme titre : «Economic turmoil overshadows NATO». Nous tiendrons cette phrase d’un expert qui y est cité (Richard Gowan de European Council on Foreign Relations et de New York University) comme pouvant figurer en exergue de ce sommet : «Most Europeans will be entirely indifferent to what NATO says or does in Lisbon…» Nous pourrions compléter par une phrase de notre cru, avec une incursion audacieuse dans la langue de Shakespeare-sur-Potomac, quoiqu’en pompant quelque peu ce monsieur Gowan : “ALL Americans will be entirely entirely indifferent to what NATO says or does in Lisbon»… Le ban est effectivement fermé ; quelques extraits du texte avant de poursuivre :

«President Barack Obama and more than two dozen world leaders are meeting here this weekend to plot the future of the six-decade-old NATO alliance, but the attention of many leaders in Europe is firmly fixed instead on an international economic crisis threatening banks, jobs, and governments across the continent.

»As the heads of state lay out a new “strategic concept” for the military alliance, an urgent bailout for Ireland’s banking system has dominated European newspaper headlines and TV news reports – with dire warnings that the financial crisis could sweep to Portugal and beyond. The government here recently imposed painful austerity measures including spending and salary cuts, as well as a hike in the Value Added Tax, raising it to 23 percent. But many analysts think these moves are too little, too late, and won’t insulate the coastal nation from the fallout.

»“Most Europeans will be entirely indifferent to what NATO says or does in Lisbon,” said Richard Gowan of the European Council on Foreign Relations and New York University. “If they are waiting from news from Portugal, it's about the spreading Euro crisis — widely expected to hit Lisbon next — not military issues.” The financial turmoil is “having a direct impact on individuals and companies,” said Steven Mansell of Citigroup Global Markets in London. “Whether or not your country is next, the risk of contagion is making people quite scared.”

»Since landing here Friday, Obama, his team of advisers, and their hosts have felt obliged to acknowledge the looming economic uncertainty that has preoccupied Europe and Portugal in particular.

» “Obviously, Portugal is working through challenges created by some of the financial markets,” Obama declared after a meeting with Portuguese Prime Minister Jose Socrates. “I think that it’s important to note that the Prime Minister has committed himself to a very vigorous package of economic steps, and we are going to be working with all of Europe, as well as Portugal, in support of these efforts.” Portgual’s President Anibal Cavaco Silva, who also met with Obama, said afterward he was “happy to hear the U.S. authorities reiterate their trust in the Portuguese capability to overcome the challenges it is faced with.”

»The challenge for those involved in the NATO Summit isn’t simply one of distraction or a diversion of the public’s eye by competing news. Austerity measures facing countries across Europe are beginning to pose a direct threat to the forces that make up the alliance. The new conservative government in Britain recently announced plans to slash 42,000 personnel from the defense budget and decommission the Royal Navy’s only aircraft carrier. […]

»In the meantime, the “strategic concept” NATO leaders adopted at the summit Friday speaks of using the alliance to find military efficiencies, and [NATO’s Secretary General] Rasmussen has tried to signal that NATO itself has gotten the message about the austere fiscal era. He has proposed cutting the NATO command structure from what many view as a bloated 13,000-person bureaucracy to a leaner 9,000-person staff, and cutting back on the number of offices.

»Still, at times, the summit’s talk of new missile defense initiatives and cybersecurity programs seemed somewhat disconnected from the economic reality many European militaries face.

»As Obama and other leaders spoke of “revitalizing” NATO, there were reports that the Portuguese military may struggle to make its payroll next month.»

…Et ainsi de suite. Excellent article, indeed, entièrement dans cette même tonalité. Cela introduit donc notre commentaire.

Notre commentaire

@PAYANT Une source aimable, à l’OTAN, nous disait, il y a de cela trois semaines, que «l’on ne réalise pas vraiment la dimension des problèmes budgétaires et économiques qui affectent, non seulement les Etats-membres, mais l’Organisation elle-même. Evidemment, ce n’est pas un problème particulièrement “sexy”, qui n’est pas très affectionné pour faire la “une” des quotidiens… Mais en importance, c’est peut-être le problème essentiel de la survie de l’Alliance.» Il est inutile d’ajouter, parce que c’est l’évidence, – mais, après tout, disons-le tout de même, – que ce problème ne peut être ramené à des proportions précises, à des dimensions contenues qui en feraient un problème conjoncturel. Dans le texte il est question des Européens particulièrement, mais la même chose peut être dite, ô combien, des Américains et de tout le système occidentaliste-américaniste en général. Le gros bateau is sinking fast, et les tirades militaristes sur la sécurité et le contrôle du monde suscitent, à cette lumière, un rire nerveux et convulsif, – sans doute du genre “autant en rire pour ne pas en pleurer”.

Cette évidence transparaît même dans les articles des journalistes sur place, pourtant emportés par le flot de l’information spin entourant cette sorte de sommet. Dans le catalogue des formidables perspectives du nouveau “concept de sécurité”, de la coopération idyllique avec les Russes, d’une nouvelle architecture de sécurité de l’Europe avec un toit aussi chatoyant que celui de la chapelle Sixtine («[W]e have a real chance to build a security roof for the entire Euro-Atlantic area», selon Rasmussen), – se glisse l’une et l’autre phrase qui apparaît comme un hublot un instant ouvert sur une toute petite partie de la réalité… «Officials said that several European leaders appeared to be stepping back at the last minute, worried that the cost could spiral at a time of defence cuts across Europe. “The costs could be a showstopper,” said a Nato official. “The Americans could come back later and present the bill. Some leaders want real assurances on that.” […] …But that optimism was not shared by several European governments. One foreign minister told the Guardian: “This must not be pre-cooked. There are big questions about the costs…» (de l’article de Ian Traynor, du Guardian, le 19 novembre 2010, à propos du système anti-missiles).

Le domaine de la défense est aujourd’hui dans une crise absolument sans précédent, ayant atteint une terra incognita dont le Pentagone est l’explorateur le plus avancé, une terra incognita sur le contrôle des coûts, des délais, de l’intégration des technologies, de la capacité même à produire des systèmes, comme il n’en a jamais existé auparavant ; la même évolution apparaît sur la capacité des forces à combattre dans des conditions de réalité, à cause de leur rigidité bureaucratique et technologique, sinon idéologique... Il s’agit d’une crise, non pas budgétaire, mais qu’on pourrait qualifier plutôt du néologisme audacieux de “méta-budgétaire”, – c’est-à-dire, une crise budgétaire qui ne peut même plus être résolue par des moyens budgétaires ; la même chose peut être dite dans les autres domaines considérés, notamment les technologies et leur intégration, et alors l’on parlerait d’une crise “méta-technologique”... On connaît les exemples fameux, au Pentagone, des programmes JSF et KC-X, où des forces mystérieuses, incontrôlables, impossibles à identifier, semblent accentuer la paralysie de ces choses exactement dans la mesure inverse où plus d’argent, plus de technologies et plus d’intervention bureaucratique de contrôle sont introduits dans l’étrange “dynamique” hésitant entre le sur-place et le “à reculons” de ces programmes. C’est à cette lumière qu’on doit considérer les grands projets qui sont affirmés à ce sommet de l’OTAN, des anti-missiles à la coopération avec les Russes.

Rien de tout cela ne sera jamais réalisé, et encore moins résolu, pour les raisons encore techniques esquissées ci-dessus, mais aussi, pour rejoindre l’article de Politico.com, pour la raison fondamentale que le sujet n’appartient plus à notre temps. Ce sommet de l’OTAN devrait faire paraître, par contraste, combien le système occidentalise-américaniste s’enfonce dans un univers virtualiste, dans ce deuxième âge du virtualisme qui n’a même plus la vertu d’être concurrentiel de la réalité du monde (comme on pouvait encore considérer le virtualisme du “premier âge”, jusqu’en 2004-2005). Tout le monde a signé ou signera, à Lisbonne, parce que tout le monde remplit un devoir d’unanimité qui est la dernière ligne de défense des directions politiques en place ; mais aussi parce que tout le monde doit être averti, par un secret instinct, et sans qu’il soit nécessaire d’en avoir une claire conscience, que tout ce dont il est question dans ces documents ne pèsera guère plus, dans quelques mois, que le poids du papier sur lequel les signatures s’amoncellent.

Comment faire autrement que de ne pas être touché par ce secret instinct en effet quand, à la suite d’une description massive, enjouée et presque historique des perspectives de coopération entre l’OTAN et la Russie, se glisse, à la fin, (toujours l’article de Traynor), ces quelques mots : «It remains to be seen, however, whether Obama, weakened by Republican victories in the US mid-term elections, will be able to deliver ratification of the new Start nuclear arms reduction treaty between the US and Russia. If he fails, relations with Moscow are likely to be set back.» Effectivement, ces gens qui reconstruisent le monde sans savoir dans quel but et pour quelles ambitions, et sans les moyens de le faire, marchent sur les fils de divers rasoirs dont nul ne sait dans quel sens ils seront aiguisée et dont tout le monde sait, pour l’exemple choisi, que ceux qui l’aiguisent, – les républicains du Congrès en l’occurrence, qui tiennent Obama à la gorge alors qu’ils sont encore archi-minoritaires pour quelques semaines, – répondent à des impulsions qui prennent désormais leur naissance dans une psychologie malade, pour exprimer une opposition furieuse et absolument nihiliste, absolument incontrôlable et imprévisible… Mais ne leur jetons pas la pierre, à ces républicains de Washington qui tiennent le sort de l’essentiel (les relations Russie-Occident) en tenant le sort de SALT-II, car leur “psychologie malade” a aussi bien son équivalent chez ceux qui ont fait ce sommet de Lisbonne. Simplement, il s’agit d’une “psychologie malade” dans l’autre sens des illusions d’un monde ordonné où l’on peut encore décider du rangement des choses qui agréent au système.

Toute cette affaire (si SALT-II n’est pas ratifié, l’essentiel des décisions de Lisbonne disparaîtront, et cela va se jouer en un mois et demi, – temps de la “fenêtre d’opportunité” bien poussive qu’il reste à Obama pour la ratification par un Sénat un peu moins hostile que celui qui arrivera le 1er janvier 2011) n’est d’ailleurs qu’un incident parmi d’autres, pour mettre en lumière les conditions de l’extraordinaire précarité de la direction du monde aujourd’hui. L’irrationalité nihiliste et la sauvagerie corrompue des républicains de Washington ne font, dans cette occurrence, que mettre en évidence, a contrario, l’extraordinaire fragilité, voire l’inexistence de l’essence des relations internationales, notamment de sécurité, telles qu’elles sont construites sur des arrangements tels ceux de Lisbonne. A cet égard, on en revient à la présentation de Politico-com, de Mr. Gowan, complétée de la nôtre, Richard Gowan de European Council on Foreign Relations et de New York University) comme pouvant figurer en exergue de ce sommet, – «Most Europeans will be entirely indifferent to what NATO says or does in Lisbon…», et “ALL Americans will be entirely entirely indifferent to what NATO says or does in Lisbon»…

L’aveugle, flamberge au vent

C’est à ce point que nous voudrions parler à un étage supérieur du commentaire, à partir de l’exemple des républicains à Washington, dont nous pensons que “l’irrationalité nihiliste et la sauvagerie corrompue” sont une bonne part dues à ce que nous décrivons par ailleurs dans notre Bloc Notes de ce 20 novembre 2010 sur l’évolution psychologique dans notre système en crise terminale. Cette évolution psychologique vers la pathologie collective est particulièrement forte aux USA, pour les raisons que nous évoquons dans le texte référencé, et n’épargne pas les élites, particulièrement celles qui n’ont pas la charge officielle de la direction des affaires comme c’est le cas des républicains. (Cette observation dans le texte référencée vaut également pour ces élites, même si les effets partent dans d’autres sens que les réactions populaires : «Notre hypothèse est que le désordre américaniste actuel a sa cause principale dans ce phénomène [de la psychologie malade]. De là, on peut tirer la conclusion que la psychologie malade des citoyens du système de l’américanisme [et des élites] est la première menace de sécurité nationale pour les USA (encore une fois, bien en avance sur “le reste” à cause de leurs spécificités historiques), qu’elle affecte directement l’équilibre et la cohésion de cette puissance…»)

Dans ce cadre général, des manifestations comme ce sommet de l’OTAN, – et particulièrement ce type de sommet de l’OTAN axé sur des questions de sécurité, – qui n’intéressent effectivement pas grand’monde sinon personne, du moins d’une façon consciente, contribuent par contre, par ses effets au niveau psychologique, à une aggravation des conditions que nous décrivons. L’irréalité des débats de cette Organisation, l’énormité des projets dont on devine qu’ils sont bâtis sur du sable et qu’ils sont lancés par simple automatisme d’acquiescement à la machinerie bureaucratique et aux pressions de l’inamovible complexe militaro-industriel, qui nous disent pourtant que ces dirigeants continuent à vivre, ou à accepter de vivre (malgré les pensées profondes de certains) dans un univers de virtualisme complètement détaché de ce que nous pourrions nommer la vérité du réel (ce qu’il y a de vérité dans le réel), tout cela constitue une puissante pression dans le sens que nous décrivons.

(A l’inverse, nous pouvons nous interroger une seconde sur l’extraordinaire irresponsabilité, inconséquence et vide intellectuels de ces bureaucraties, et des dirigeants qui acceptent leurs recommandations, qui prétendent donner une dimension globale à l’OTAN et qui sont totalement sourds et aveugles aux vraies crises en cours, économique, sociale, climatique, etc. ; pour une Alliance qui veut se diversifier, une telle stérilité de la pensée est stupéfiante dans cette ignorance de ces crises, alors qu’une OTAN cherchant à se donner une raison d’être devrait tout faire pour s’y intéresser. Par ailleurs, et décrivant l’OTAN comme nous le faisons implicitement, la stupéfaction n’est pas de mise, tant cette irresponsabilité, cette inconséquence et ce vide intellectuels sont choses évidentes.)

Ainsi en venons-nous à la conclusion de l’exceptionnelle utilité de ces sommets totalement inutiles, et d’autant plus utiles que leur inutilité est proclamée d’une façon si pompeuse par tant de déclarations et de projets tonitruants. Ainsi, ils contribuent d’une façon non négligeable à détruire l’équilibre des psychologies, donc la stabilité qui est si nécessaire à l’acceptation des narrative virtualistes qui prétendent justifier l’existence de ces organisations qui tiennent sommet régulièrement. Le système poursuit, à une vitesse de plus en plus élevée, son travail de déconstruction et de destruction intérieures de lui-même, par ces initiatives grandiloquentes suspendues dans le vide, à côté d’un monde en train de s’écrouler, complètement sourd au grondement de la catastrophe en cours, complètement aveugle aux impasses dans lesquelles il continue à se précipiter, flamberge au vent.

Pour l’Histoire, le sommet de l’OTAN de Lisbonne, l’inutilité absolue accouchant subrepticement de quelque utilité paradoxale, restera le premier sommet de cette digne Organisation, de la période de la grande crise eschatologique, ouverte après l’intermède catastrophique de la crise 9/15 de 2008. Le sommet a été digne de son rang, et la vieille chose nommée OTAN, maquillée au goût du jour alors que ce jour-là est déjà du passé, a eu droit à quelques frissons rétrospectifs. Elle le mérite bien, pour services rendus au système.