Le Pentagone dans la tenaille du coming crash

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Il est symptomatique que deux nouvelles soient parues en même temps, qui symbolisent et figurent à la fois les deux pinces de la tenaille dans laquelle se trouve pris le Pentagone.

• D’une part, la poursuite misérable et de plus en plus catastrophiques des mésaventures du JSF, ou F-35, que nous avons signalée hier avec nos deux nouvelles concernant ce programme.

• D’autre part, une nouvelle sur le site Ares d’Aviation Week concernant l’énorme (près de $40 milliards) contrat de la première phase du programme des ravitailleurs en vol (KC-X, ou KC-45), le 1er novembre 2010. L'auteur, Robert Wall, signale la possibilité de nouveaux délais dans la décision finale d’attribution du contrat (soit Boeing, soit EADS).`

«At one point, November 12 was considered the likely award date for the more than $35 billion, 179 aircraft program to kick off the KC-135 replacement effort – Boeing is in the hunt with its KC-767 and EADS with its Airbus A330-based KC-30. Even a few weeks ago, that date appeared to be slipping toward the end of the month. The question now is whether the delay will be even greater.

»Industry officials on both sides note they have been surprised by the amount of questions the service has asked about their proposals – the dialogue began in August. Just sorting through the answers, some of them lengthy, is likely to take a while, they note, dimming hopes of an imminent announcement.»

Notre commentaire

@PAYANT Il est intéressant, effectivement, que ces deux “nouvelles”, – il s’agit plutôt de “confirmations de tendances”, – soient publiées quasi simultanément. Le programme JSF a été lancé en 1993 pour une mise en service en 2008 et on observe aujourd’hui qu’au mieux l’avion sera en service à partir de 2016-2017, et véritablement opérationnel autour de 2020 dans ses versions les plus “sécurisées”. Encore s’agit-il de la version prospective la plus optimiste, sinon tout simplement de la version utopique. On observe que le marché KC-X, pour remplacer les KC-135 produits entre 1954 et 1962, est apparu à l’agenda du Pentagone en 2001, évoluant sous des formes diverses et avec des avatars innombrables, dont des scandales de corruption, et qu’il n’est toujours pas débloqué sous la forme d’une contrat de démarrage, et qu’il continue semble-t-il à traîner et à être retardé. Le programme KC-X dans son ensemble (plusieurs tranches) devrait largement atteindre et dépasser les $100 milliards, le programme JSF est aujourd’hui impossible à chiffrer mais une hypothèse assez raisonnable est qu’il a certainement dépassé les $350 milliards et qu'il s’approche des $400 milliards.

Ainsi observe-t-on un étrange mélange de points statiques et de variables. L’aspect statique concerne tout ce qui devrait être mobile : les décisions, le développement, la production, la vie même du programme et son aboutissement en mesures opérationnelles concrètes ; l’aspect mobile concerne essentiellement ce qui ne devrait pas l’être, c’est-à-dire les budgets de ces programmes et les délais de leurs développements. Les processus, les valeurs propres de ces situations sont sens dessus-dessous. Les deux programmes illustrent, disons quantitativement, dans les champs des volumes (budget, délais, etc.) la crise du Pentagone. Ils l’illustrent également qualitativement, en symbolisant ce que nous représentons par l’image des deux pinces de la tenaille qui représenterait la crise du Pentagone, et qui écraserait peu à peu le Pentagone. On ne sera pas étonné que nous offrions une classification correspondant à l’analyse générale que nous faisons de la crise du système, qui est structurée en deux crises des deux “sous-systèmes” que sont le système du technologisme et le système de la communication.

• Le JSF est essentiellement, désormais, une illustration de la crise du système du technologisme. (Pour autant, de nombreux aspects de la crise du programme renvoient au système de la communication, mais ils ne sont pas le cœur du problème.) Dans son billet cité hier dans Ouverture libre, Sweetman résume bien la chose lorsqu’il écrit, en des termes d’ailleurs modérés mais qui ne dissimulent pas l’essentiel : «The need for more time to mature the aircraft's complex software is a big driver…» Autrement dit, c’est la question du système électronique et informatique de l’avion qui est le véritable problème, ce qui n’est pas une surprise à la lumière de divers cas similaires qui ont précédé, comme celui du F-22 Raptor ; mais avec le JSF, et le développement exponentiel du rôle de l’électronique même par rapport au F-22, on touche peut-être à la frontière même des possibilités du technologisme, le point où les inconvénients qui prennent la forme de blocages paralysants commencent à surpasser ce qu’on juge en être les avantages… On se trouve peut-être même à la frontière de l’inconnu, où l’électronique commence à acquérir des caractères propres et incontrôlables, détachés du “bien commun” qu’est le système général (l’avion lui-même), et se pose par conséquent la question fondamentale du rôle et de l’autonomie propre du technologisme divergeant de ce pour quoi il a été développé. Quoi qu’il en soit, et sans s’engager plus avant dans une question qui est d’ordre philosophique et métaphysique, il reste que le JSF représente parfaitement cette pince de la tenaille du blocage du technologisme, entraînant la myriade de problèmes nés de ce caractère central devenu incontrôlable : fonctionnements technique et opérationnel, délais, budget, gestion, etc. Rien ne contredit complètement l’hypothèse que ce blocage ne puisse pas être surmonté. On comprend que c’est le sort du JSF qui est en jeu, mais également comme archétype d’un problème affectant tout le Pentagone et pris comme symbole d'une forme de développement, de notre système général et de la civilisation elle-même.

• Le programme KC-X n’a pas (encore ?) d’ennuis de cette sorte parce qu’il n’est nulle part dans ce domaine, parce qu’il en est encore au stade de la décision de son lancement. «Industry officials on both sides note they have been surprised by the amount of questions the service has asked about their proposals…», écrit Wall. La réalité est que la bureaucratie (de l’USAF, en l’occurrence) a peur de renouveler l’affreuse saga de l’été 2008, où elle dut abandonner sa décision de sélection d’EADS de février de la même année après un rapport du GAO, une plainte de Boeing, la mise en évidence de ses insuffisances, le déchaînement médiatique et de communication qui suivit… Depuis, cette bureaucratie ne cesse de multiplier les précautions, les détails, les précisions, etc., pour éviter une nouvelle affaire de cette sorte. C’est donc la bureaucratie qui est au centre de cette étrange paralysie de la décision, mais elle est au centre parce qu’elle est prisonnière de sa peur du déchaînement du système de la communication si l’une ou l’autre contestation, l’une ou l’autre erreur apparaissent. On peut donc dire qu’il s’agit de la crise du système de la communication. Par sa puissance, par son développement indiscriminé (y compris contre le système général qui l’a enfanté), le système de la communication tend à paralyser les acteurs des grandes décisions du système général. (Effet fratricide souvent mis en évidence.) Il agit sur la psychologie collective qui touche ces acteurs, dans le sens d’une prudence si extrême qui, bien entendu, prend très vite la forme de l’impuissance de la décision. Cela ne signifie pas qu’une décision ne sera pas prise, parce que les conditions mêmes de la réalité l’exigent (les KC-135 à bout de souffle, qu’il faut remplacer) ; cela signifie que cette décision est devenue d’une telle difficulté et d'une telle complexité “politique” qu’elle peut engendrer, une fois prise, de nouvelles difficultés encore plus grandes (ne serait-ce qu’une plainte du perdant, par exemple), dans des conditions générales telles qu’on peut se demander si, là aussi, on n’approche pas un point de blocage. Il s’agit bien de la deuxième pince de la tenaille qui accentue sa pression écrasante sur le Pentagone.

Quelle(s) alternative(s) ? Quelle(s) solution(s) ? Questions sans réponse. On imaginerait qu’il faudrait une autorité qui prenne des décisions arbitraires et brutales. Le secrétaire à la défense Gates s’y est essayé, dans les deux affaires, et il faut aussitôt constater qu’il a échoué. D’une part, il n’est pas sûr que son information ait être bonne, ni que sa clairvoyance ait été infaillible ; d’autre part, ces décisions d’autorité se sont rapidement diluées dans de nouveaux avatars dus aux deux crises qui forment la tenaille du Pentagone, réduisant rapidement leurs effets initiaux. Rien d’autre ne peut être ajouté sinon que les perspectives d’un coming crash du Pentagone, apparues au début de l’automne 2008, sont plus que jamais à considérer, en se rappelant que certains en ont dressé le calendrier.


Mis en ligne le 3 novembre 2010 à 06H24

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