L’ombre de Lockerbie

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L’ombre de Lockerbie

2 septembre 2009 — Au départ, l’incident ne paraissait pas essentiel. Mais après quelques jours suivant la libération (annoncée le 20 août) des prisons écossaises d'Ali al-Megrahi, dans l’affaire de l'attentat de Lockerbie, en 1988, les relations entre les USA et le Royaume-Unis pourraient apparaître comme vraiment atteintes par une crise, mais une crise diffuse, incertaine et, dans tous les cas, dissimulée volontairement pour ce qui est de son véritable fondement. Il n’y a pas de déclarations publiques, d’éclats intempestifs sur le fond de la chose qui nous intéresse ici, mais le climat est vraiment détérioré.

Un article de The Independent, du 1er septembre 2009, donne indirectement une mesure de cette soudaine tension entre les deux pays en annonçant que cette affaire va être placée au centre d’une enquête parlementaire sur les relations transatlantiques. Tout se passe ainsi comme si un malaise latent dans ces relations se trouvait concrétisé par une affaire venue s’y greffer.

«A parliamentary inquiry is to examine whether the release of the Lockerbie bomber has damaged Britain's “special Relationship” with the United States, The Independent has learnt.

»President Barack Obama and his Secretary of State, Hillary Clinton, have condemned the Scottish government's decision to release Abdelbaset Ali al-Megrahi, who is terminally ill, on compassionate grounds. An inquiry into transatlantic relations by the Commons Foreign Affairs Committee had been set up before his release. But its chairman has confirmed that it would now examine the Megrahi decision. […]

»Megrahi's release appeared to break a pledge by the former foreign secretary Robin Cook to Madeleine Albright, his US counterpart, that anyone prosecuted for the attack would be kept in a Scottish prison.

»Mike Gapes, Labour chairman of the Foreign Affairs Committee, confirmed that Lockerbie would be included in the new inquiry, to begin later this year. “We have announced an inquiry into Britain's relationship with the United States,” he said. “Undoubtedly, this is one of the issues that may well come up in that.”»

Le même jour, le 1er septembre 2009, le Daily Telegraph commentait la même nouvelle, ajoutant des détails sur cette enquête parlementaire.

«MPs will examine the impact of the release of the Lockerbie bomber on relations between Britain and the US, according to a member of the Foreign Affairs Committee. […] The Labour MP [Andrew MacKinlay] said there was a “major hiatus” in relations between Britain and the US, partly as a result of the return of convicted bomber Abdelbaset Ali Mohmed Al Megrahi to Libya on compassionate grounds.

»The committee announced in July that it was to hold an inquiry into transatlantic relations and their impact on UK foreign policy. MPs will look at what extent the UK is able to influence US foreign policy and how UK policy is influenced by the the Obama administration. They will also discuss to what extent the two countries’ “special Relationship” still exists.»

Plus loin, le Telegraph revient sur le sujet, avec le même parlementaire, parlant également dans le même sens… «“I think there has been a major hiatus in US-UK relations and the Lockerbie issue is one aspect of this and it has got to be examined.” The MP for Thurrock said the case of British computer hacker Gary McKinnon, who is due to stand trial in the US, had also affected Britain's relationship with the US.»

«...[T]o what extent the two countries’ “special Relationship” still exists»? La question est audacieuse. Elle semblerait à première vue hors de proportion avec le cas de l’affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi, et des remous que cette affaire soulève au cœur des relations USA-UK, ces fameuses “relations spéciales”. D’autre part, en lisant ces deux textes dont les “précisions” sur l’enquête parlementaire en cours restent assez imprécises, comme si cette procédure et son sujet apparaissaient assez gênants, on doit évidemment garder à l’esprit que l’enquête en question a commencé bien avant l’affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi. Elle a commencé courant juillet et traite un dossier évidemment beaucoup plus lourd et chargé que les récents remous sur la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi.

D’une façon générale, on observe qu’il y a eu ces derniers mois différents signes que les Britanniques commençaient à s’inquiéter sérieusement de la question de savoir si “les relations spéciales USA-UK existent encore”. Certaines remarques, ici et là, nous font part de ce malaise britannique et, surtout, de la façon dont il est réalisé et dont il commence à apparaître indirectement dans telle ou telle déclaration publique. On placera dans ce registre la remarque du “ministre de la défense” du shadow government Liam Fox, à propos de l’Afghanistan, rapportée par The Observer et que nous rapportions nous-mêmes le 24 août 2009: Liam Fox «suggested “the most important political décisions” would be taken in Washington, not London, and that Britain was not “the prime driver”, a surprisingly frank assessment.» On suppose que cette “appréciation étonnamment franche” ne remplit pas de joie Liam Fox, lorsqu’on connaît le poids que pèse sur le Royaume-Uni l’engagement en Afghanistan, lorsqu’il (Fox) nous confie que dans cette occurrence le Royaume-Uni est complètement prisonnier des décisions US.

D’autre part, et plus fondamentalement, on rappellera des signes structurels plus révélateurs, comme le rapport de IPPR dont nous avons fait état le 2 juillet 2009 ou l’article de Malcolm Rifkind du 20 juillet 2009.

Le rôle de la communication

Le contentieux entre les USA et le Royaume-Uni, depuis le départ de Blair, n’a cessé de grandir. La politique britannique vis-à-vis des USA est, depuis, une politique contrainte, dépendant des engagements de Blair qui constituaient une complète soumission à une politique US (la “politique de l’idéologie et de l’instinct” de GW Bush) qui est un complet échec et un échec extrêmement coûteux. Si cette politique était révisée du côté US, ou en cours de tentative de révision avec Obama comme on en fait parfois l’hypothèse, elle le serait pour le compte de Washington seulement, sans tenir aucun compte des intérêts britanniques. (C’est la signification cachée du passage du texte du Telegraph: «The committee announced in July that it was to hold an inquiry into transatlantic relations and their impact on UK foreign policy. MPs will look at what extent the UK is able to influence US foreign policy and how UK policy is influenced by the the Obama administration…»)

L’aspect dissimulé de cette procédure est paradoxalement le signe de son importance. Dans les divers commentaires recueillis, il est effectivement question de savoir s’il n’y a pas, dans ce cas, un argument fondamental pour changer de fond en comble la politique extérieure du Royaume-Uni. On mesure l’importance de l’enjeu; si le scepticisme est évidemment de rigueur pour cette sorte de démarche au Royaume-Uni, il n’empêche qu’existe le constat que jamais auparavant une telle démarche n’a été entreprise.

Nous sommes absolument persuadés que, si l’affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi n’avait pas éclaté, l’enquête aurait continué à bénéficier d’une discrétion complète, y compris de la part de la presse qui, dans cette sorte d’occurrence gravissime, s’aligne sur les consignes implicites des dirigeants britanniques. Mais cette affaire a éclaté, et elle a fait et fait beaucoup de bruit. Surtout, elle a amené une réaction très violente des USA, voire une réaction disproportionnée, qui a accru le malaise des Britanniques en montrant combien Washington se souciait peu de la susceptibilité, voire des intérêts britanniques. Les Américains n’ont montré aucun égard pour la position britannique, et les échos à cet égard parlent de récriminations et de mises en cause US extrêmement violentes, souvent à la limite du tolérable dans des relations diplomatiques. Tout cela, bien entendu, n’a bénéficié d’aucune publicité, mais l’affaire elle-même continue à faire beaucoup de remous, et, pour les dirigeants britanniques, c’est une illustration sonore de ce malaise qu’ils auraient voulu dissimuler.

C’est là le point particulier auquel nous voulons nous attacher. Il tient aux conditions très spécifiques de cette époque, complètement gouvernée par la communication. L’affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi intervient à un moment crucial, où cette enquête sur les relations spéciales USA-UK est ouverte, où la préoccupation britannique sur les relations avec les USA est à son comble. Les Britanniques n’attendaient pas une réaction aussi violente des USA, notamment par les canaux officieux. «C’est essentiellement une affaire de communication par rapport à leur opinion publique pour les Américains, mais la “com”, dans ce cas, devient l’essentiel pour eux», observe une source européenne indépendante à Bruxelles; dans ce cas, le facteur de l’arrogance US, de l’hubris, est multiplié par la susceptibilité d’un système venu d’une puissance écrasante, qui ne peut admettre son déclin, qui réagit d’une façon outrancière. Le résultat est, du côté de ceux qui subissent cette arrogance – les Britanniques aux premières loges – une humiliation et une frustration d’autant plus grandes que ceux-là ont également conscience du déclin de la puissance US, de l’absence grandissante de justification (si la chose existe) à une telle arrogance; tout cela, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes, souvent, dans une position délicate (les Britanniques ne sont pas blancs comme neige dans cette affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi).

Le résultat, pour le cas envisagé ici, est que cette affaire dramatise brusquement le processus d’évaluation de la situation des “relations spéciales”, accentuant les aspects négatifs qui s’accumulent depuis ces dernières années. C’est un cas exemplaire des interférences de la communication, avec ses outrances, son absence de sens, dans des relations internationales normales. Dans des circonstances normales, justement, un tel processus d’évaluation poursuivi avec discrétion aurait conduit probablement à ce que les Britanniques temporisent à nouveau et acceptent les nombreuses couleuvres avalées ces dernières années. Mais avec l’éclat que donne l’affaire de la libération d’Abdelbaset Ali al-Megrahi, les données changent, le climat également, et les passions tendent à s’exacerber. La situation est modifiée et ce qui semblait improbable devient du domaine du possible… En effet, si le Royaume-Uni doit un jour modifier ses relations avec les USA, ce sera effectivement sous le coup de la pression irrationnelle d’un événement de communication, forçant à considérer ces relations dans toute leur crue réalité en écartant les positions sentimentales ou attentistes. Ce pourrait être un cas où le phénomène de la communication, si anarchique et souvent destructeur, peut avoir un effet indirect bénéfique. Le cas des relations spéciales entre les USA et le Royaume-Uni, évaluées dans les conditions présentes, offre effectivement cette opportunité.