L’intelligence au poids du tonnage de bombe

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L’intelligence au poids du tonnage de bombe

Comme l’on sait, on réfléchit ferme à Washington sur la vaste offensive aérienne qu’on devrait réaliser pour attaquer sérieusement, “à l’américaine”, ce qui est devenue une “menace globale”, c’est-à-dire l’organisation ISIS devenue “Califat” sous le nom d’Islamic State (IS), ou État Islamique implanté en Irak et en Syrie. Les plans évoqués ici et là envisagent des frappes aériennes en Syrie, autant sinon plus qu’en Irak. Le champ est donc ouvert aux spéculations et aux conseils et scénarios d’intervention.

Le général David Deptula, planificateur-en-chef de la campagne aérienne contre l’Irak en janvier 1991 (autre temps, mêmes mœurs) trouve, à son âge avancé, la vigueur de glisser ce conseil éclairé, du type 24 heures par jour/7 jours par semaine : «Air power needs to be applied like a thunderstorm, not a drizzle... 24-7 overwatch with force application on every move of ISIL personnel.» Il s’agit de la stratégie qu’un général de l’USAF, comme Deptula, glissait au général belge Briquemont, en ex-Yougoslavie, en 1993 : «Nous, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase.»

Le problème soulevé par ces perspectives, dont divers commentateurs jugent qu’elles pourraient conduire à un nouvel engagement US dans la nième guerre du Moyen-Orient, au moins pour déplacer quelques ruines qui gênent les déplacements de populations, le problème est qu’un engagement type-Daptula contre ISIS ferait penser que les USA sont au côté d’Assad puisqu’en principe Assad est l’ennemi d’ISIS. (On a même été jusqu’à envisager que les diverses CIA de service passeraient déjà des renseignements à Assad pour qu’ils puissent, lui-même, de son côté, cogner sur ISIS.) Alors que les premiers vols de reconnaissance US au-dessus de la Syrie ont commencé en toute souveraineté, AP fait le point (le 26 août 2014) sur cette douloureuse occurrence où les USA, dans leur rôle de laboureur des terres moyennes-orientales, se retrouveraient du côté d’Assad ; certains envisagent d’ailleurs que “ce problème soulevé par ces perspectives” (Assad au côté des USA) pourrait effectivement être “écrasé” selon l’habituelle technique américaniste, – par quelques bombes ou même beaucoup de bombes (pour Assad lui-même) :

«The intelligence gathered by U.S. military surveillance flights over Syria could support a broad bombing campaign against the Islamic State militant group, but current and former U.S. officials differ on whether air power would significantly degrade what some have called a “terrorist army.” Further complicating the plans, any military action against Islamic State militants in Syria would also have the effect of putting the U.S. on the same side as Syrian President Bashar Assad, whose ouster the Obama administration has sought for years... [...]

«In recent months, the threat from the Islamic State has eclipsed the issue of Assad, who escaped U.S. military action after Obama pulled back planned airstrikes one year ago in order to consult with Congress. The hostage-takings have galvanized a U.S. government that already had been trying to respond to the militant group's surge with airstrikes that seem to have the public's approval... [...]

»The U.S. is not cooperating or sharing intelligence with the Assad government, Pentagon and State Department spokesmen said. But the U.S. flights are occurring in eastern Syria, away from most of Syria's air defenses. And experts expressed doubt that Syria would attempt to shoot down American aircraft that are paving the way for a possible bombing campaign against Assad's enemies. [...]

»In an effort to avoid unintentionally strengthening the Syrian government, the White House could seek to balance strikes against the Islamic State with attacks on Assad regime targets. However, that option is largely unappealing to the president given that it could open the U.S. to the kind of long-term commitment to Syria's stability that Obama has sought to avoid. White House spokesman Josh Earnest on Monday tried to tamp down the notion that action against the Islamic State group could bolster Assad, saying, “We're not interested in trying to help the Assad regime.” However, he acknowledged that “there are a lot of cross pressures here.”»

Bien entendu, cette War Fever si particulière à Washington, et qui revient d’une façon cyclique (voir le texte de Paul R. Pilar sur ConsortiumNews le 27 août 2014) entraîne ou accentue le développement de scénarios plus sophistiqués que ceux qui sont évoqués officiellement. L'apparition d’ISIS a elle-même suscité toute une famille de scénarios, entretenus par le fait que le groupe a de toutes les façons été financé, directement ou indirectement, massivement ou marginalement, par l’un ou l’autre département, l’une ou l’autre agence, etc., du gouvernement US. Dans le cas qui nous occupe, avec l’extension possible des frappes aériennes anti-ISIS vers la Syrie, c’est la thèse d’une manœuvre de couverture pour conduire à une attaque contre la Syrie et Assad, vieux projet civilisateur de l’administration Obama, qui est la plus souvent retenue. C’est le cas de l’analyste Andrew Korybko, sur Novosti, le 26 août 2014, qui envisage deux scénarios possibles pour cette attaque US contre Damas.

«After the removal of IS from their bastions in northeast Syria (whether by destruction or driving them towards Damascus) and their replacement with Kurdish/FSA/Turkish forces, the US and its ‘coalition of the willing’ will be pressured to ‘finish the job’ one way or another. In the first scenario branch, if IS is somehow destroyed and no longer a threat, then the US may want to seize the strategic initiative and make a drive towards Damascus to finally overthrow the government. After all, they would already be on the offensive and actively engaged in the war zone as it is, and Damascus is definitely within striking range of US aircraft or drones already bombing Syria. The new occupying forces of northern Syria could then carry their offensive south, break the security crescent linking Damascus with the coast, and go in for the paralyzing kill.

»The second scenario branch is very similar, but instead of pursuing naked regime change, it strategically pushes IS towards Damascus by using airstrikes in the same manner as a shepherd uses a staff to herd sheep. This accomplishes two important goals; first, it pushes the world’s most deadly and militarily efficient non-state actor all the way through the country and towards the capital, sowing destruction in its wake; and secondly, it provides the US and its proxy allies with the justification for continuing their campaign all the way to the capital and de-facto carrying out regime change under an anti-terror guise.

»Without a doubt, the regime change objective can be sped up or publicly ‘justified’ if Syria defends its airspace and fires on American jets or drones. If the beheading of a single citizen by a rogue terrorist group can be a casus belli against an entire state per the US’ reasoning, then it goes without saying how it would respond to missiles being launched against its military vehicles, especially those engaged in an ‘anti-terrorist’ mission. More than likely, Syria will then be painted as a terrorist-supporting state (there is already false information in the Western media that Syria cooperates with IS) and the entire government will then be officially targeted for elimination...»

On pourrait alors débattre de la validité de cette thèse, dans un sens ou l’autre selon ce qu’on en a. Notre position à cet égard, pour faire court, serait de n’être ni pour ni contre, mais de simplement observer qu’avec Obama, c’est toujours de la communication. Les actes ne viennent que parce qu’il est coincé par ses propres manœuvres (de communication, certes), red lines, tergiversations, etc., et encore il parvient souvent à “botter en touche” (l’affaire du chimique en Syrie en août-septembre 2013, et l’abandon de justesse de l’attaque en soumettant son projet au Congrès) ; ou bien, il est placé devant le fait accompli par les divers centres de pouvoir qui ont pu s’emparer d’une ligne politique menant à un engagement avant lui, et il fait ce qu’il faut (troupes supplémentaires en Afghanistan, campagne massive et soutenu d’assassinats par drones, promotion des politiques de déstabilisation agressives comme l’Ukraine, etc.). Pour l’instant, dans cette affaire ISIS en Syrie et dans l’hypothèse d’une manœuvre pour attaquer Assad, on est effectivement dans la communication type-Obama, qui interdit la prépondérance des hypothèses politico-militaires, notamment des grandes manœuvres comme celle qu’on décrit. Nous ne sommes pas au stade où l’on pourrait envisager de telles choses, – quant à les préparer de loin, la CIA & consorts sont tellement sur toutes les entreprises de déstabilisation, de financement de tous les groupes déstructurants, que le système de l’américanisme est toujours en position pour envisager telle ou telle aventure...

Aussi, ce qui nous arrête surtout dans ce dossier tel que nous l’avons esquissé, et ce qui fait la cause centrale de cette analyse, c’est l’idée de frappes contre Assad en plus des attaques contre l’ISIS, pour ne pas donner l’impression que les USA son objectivement “alliés” d’Assad («In an effort to avoid unintentionally strengthening the Syrian government, the White House could seek to balance strikes against the Islamic State with attacks on Assad regime targets»). Il s’agit toujours de communication type-Obama et l’argument relève de la seule perception (“ne pas donner l’impression que”). Il s’agit, c’est là que nous voulons en venir, d’un état d’esprit extraordinaire.

A force d’habitude dans le développement des politiques, au nom d’une part de la brutalité barbare et illégale de la politique-Système, au nom d’autre part de la seule préoccupation de communication des figurants installés dans les directions politiques au service du Système, on en arrive à ces situations extraordinaires et indécentes. Des actes éventuels d’agression, de complète illégalité, assurés de provoquer des destructions et des morts sans aucun motif acceptable du point de vue politique, sont envisagées au nom des calculs d’épicier comptable de ces mêmes figurants-Système, pour donner le plus possible une “image” assez vertueuse de soi, – du point de vue de la brutalité du Système, – pour continuer à faire la promotion de la narrative à égale distance entre l’hybris et l’ubuesque de l’exceptionnalisme US, pour continuer à faire des parties de golf sans trop prêter le flanc à la critique de la presse-Système, enfin pour la vanité nihiliste de pouvoir prétendre à la position d’un POTUS responsable et sérieux. Obama est en train de repousser les limites, jusqu’à l’entropisation, de la dissolution des principes et des fonctions qui devraient lui-être liés. Il n’usurpe en rien, – voilà donc la seule légitimité qui lui reste, – ce jugement du pire des présidents des USA pour le public US interrogé à cet égard. Obama, absolument homme de son temps, the right man at the right place.

La dégradation, la dissolution de la puissance US en tant qu’élément structurant central des relations internationales constituent un phénomène dynamique d’une très grande importance de ces quelques années que nous vivons, à cause notamment de cette écrasante influence du Système qui, dans ses excès finalement autodestructeurs, pousse les employés-Système à ces comportements eux-mêmes déstructurants et dissolvants. Ainsi trouve-t-on désormais de ces jugements publics et officiels d’une sévérité inouïe pour les USA, marquant l’exaspération qu’engendre le comportement US en général dans les relations internationales, qui peut aisément être celle qu’on attribue en général à un “État-paria”, – on parle ici de commentaires officiels (le 22 août) du ministère russe des affaires étrangères à la suite du blocage par les USA du projet russe de résolution à l’ONU sur l’aide humanitaire en Ukraine. Ces quelques phrases méritent d’être rapportées, – venant des Russes toujours prudents et polis elles ont une grande signification (selon la traduction française sur le “Saker-français” du 27 août 2014) :

«Puisque les États-Unis se sont opposés à ce texte complètement non-conflictuel et de réconciliation, il ne subsiste plus aucun doute quant à l’accent mis par Washington sur la poursuite d’une confrontation armée en Ukraine. Cela ne saurait être qualifié autrement que comme une tentative de “saper” la mission humanitaire. L’hypocrisie d’une telle politique est évidente. Le mépris cynique pour la vie des civils et pour le droit international humanitaire, dès lors que leurs intérêts géopolitiques sont en jeu, est devenu la politique principale suivie par les États-Unis et leurs satellites européens en Ukraine.

»De plus en plus de questions se posent quant à la capacité de l’actuelle administration américaine à participer à l’élaboration d’approches réalistes et pragmatiques des problèmes internationaux, et à évaluer correctement la situation dans les différentes régions du monde.»


Mis en ligne le 28 août 2014 à 07H43