L’échéance fatale du système du technologisme ?

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L’échéance fatale du système du technologisme ?

12 janvier 2011 — Nous revenons sur le cas de l’avion de combat chinois J-20 (ou J-XX) après l’avoir abordé à deux reprises, le 31 décembre 2010 et le 11 janvier 2011, selon des points de vue différents. Cette fois, nous entendons traiter ce cas d’une façon très générale, non pas du point de vue opérationnel et stratégique mais du point de vue de sa signification par rapport au Système, et, notamment et essentiellement, la composante dite du système du technologisme à l’intérieur de ce Système (que nous nommons aussi le “Système-en-soi”).

Pour cette démarche, nous nous référons comme réflexion d’actualité à une analyse en profondeur de ce cas de l’avion J-20, du Dr. Carlo Kopp, de Air Power Australia (APA), site devenu célèbre pour ses analyses techniques et stratégiques de l’aviation de combat actuelle (et site anti-JSF notoire). Kopp est l’un des dirigeants du site, un ingénieur et un scientifique expert dans les questions technologiques liées au radar, à la technologie furtive, à leur intégration dans les situations potentielles de combat, etc.

Le 9 janvier 2011, Kopp a publié une note d’analyse en profondeur sur le J-20 et les conséquences de l’apparition de ce système d’arme, – «The Strategic Impact of China's J-XX [J-20] Stealth Fighter» La note est extrêmement serrée, fouillée, techniquement remarquable, confirmant qu’APA peut largement soutenir la comparaison avec les centres d’analyses officiels ou assimilés, sinon les surpasser, avec en plus les avantages décisifs d’avoir un personnel sans la médiocrité des bureaucrates officiels qui sont d’abord tenus à un devoir de conformisme, et de n’être pas soumis aux impératifs idéologiques et politiques du Système (comme le soutien à un concept aussi évidemment faussée et catastrophique que le JSF). La note conclue que l’événement de l’apparition du J-20 associée à d’autres nouveaux systèmes chinois qui sont signalés et évalués dans le détail par Kopp, – et cela après ce qu’on sait des nouveaux systèmes d’arme russes, – doit conduire à observer que les USA se trouvent dans une position stratégique conventionnelle en train de basculer vers la plus extrême vulnérabilité, voire l’impotence sinon l’effondrement. Pour Kopp, tous les systèmes d’arme US du domaine, sauf le F-22 (dont on connaît le sort pour l’instant), sont potentiellement surclassés par les systèmes chinois (et russes). Kopp conclut :

«The material reality is simple. If the United States does not reverse course in its tactical air fleet and air defence recapitalisation planning, the United States will lose the Pacific Rim to China, with all of the practical and grand strategic consequences which follow from that.»

Bien entendu, la problématique du J-20 est envisagée dans sa signification la plus large, c’est-à-dire comme symptomatique de l’état de la puissance chinoise, de sa capacité générale, de sa “base technologique”, etc. Et il y a là aussi le constat d’une supériorité d’ores et déjà avérée de la Chine sur les USA, qui est une affirmation radicale, extrêmement inattendue pour la pensée conventionnelle et conformiste, et en aucun cas sollicitée mais au contraire notablement justifiée…

Nous empruntons un passage de l’analyse de Kopp qui nous intéresse particulièrement… Il marque d’une façon précise la dégradation accélérée des capacités de maîtrise et de production du système du technologisme qui est l’axe central du “Système-en-soi” (le système de l’américanisme, pour ce cas pratique comme en général). Ce constat-là est beaucoup plus important pour nous que celui qui concerne les capacités chinoises, comme l’on comprendra plus loin, et il rejoint en général notre analyse à propos des capacités fondamentales de productivité de la puissance US sous l'inspiration qui s'avère désormais déstructurante et subversive du système du technologisme.

«In terms of China's ability to manufacture and deploy significant numbers of the J-XX [J-20] it is worth observing that in terms of raw “bang for buck” China's defence industry is outperforming the United States' industry by a robust margin. The oft quoted comparisons between the United States and PRC defence budgets produce a misleading picture of the relative scale of investments, especially in terms of equipment recapitalisation. Chinese aggregate defence budgets as cited reflect primarily capital equipment acquisition and support costs, while many infrastructure and personnel costs are born by regional governments. United States budgets tend to carry a significant fraction of operational costs which have been unusually high over the last decade due to the ongoing global conflict with Islamo-fascist insurgent movements.

»The woeful inefficiency of many portions of the United States defence industry, and procurement bureaucracy, is best exemplified by the fact that the underperforming single engine F-35 is now more expensive than the larger and much better twin engine F-22 Raptor, in terms of Unit Procurement Costs. Many other United States programs display similar symptoms, with overpriced and frequently underperforming products. China has a much healthier manufacturing industry than the United States, and a larger pool of highly skilled personnel, in a job market where personnel costs are tightly controlled. China's ability to rapidly develop both the sophisticated J-XX [J-20] and complex KJ-2000 AWACS over the last decade, with little prior depth in the basic technologies involved, shows an efficient and effective R&D environment, and supporting manufacturing base.

»The Chengdu J-XX [J-20] thus represents a techno-strategic coup by China, and if deployed in large numbers in a mature configuration, a genuine strategic coup against the United States and its Pacific Rim allies. The development of the Chengdu J-XX [J-20] represents an excellent case study of a well thought out “symmetrical techno-strategic response” to the United States' deployment of stealthy combat aircraft, which no differently to the United States' play in the late Cold War and post Cold War period, elicits a disproportionate response in materiel investment to effectively counter…»

Notre commentaire

@PAYANT L’expertise du Dr. Carlo Kopp et d’APA est aujourd’hui unanimement reconnus et elle ridiculise en général, – la chose n’est pas très difficile au demeurant, – le conformisme virtualiste des analyses techniques officielles. Cela fait plusieurs années que Kopp-APA avertissent de la montée des capacités russes et chinoises en matière d’avions de combat notamment (et dans d’autres domaines essentiels de l’armement), contre l’obsession catastrophique de la bureaucratie américaniste-occidentaliste focalisée autour du concept du JSF. En d’autres mots, on peut prendre l’analyse opérationnelle, stratégique et technologique citée ici pour très valable et particulièrement illustrative d’une situation désormais sur la voie de devenir extrêmement inquiétante pour la position stratégique des USA, en même temps qu’être extrêmement significative.

Il sera intéressant de voir comment va évoluer la position officielle US vis-à-vis des capacités chinoises d’une part, vis-à-vis de leurs intérêts industriels et autres à l’exportation d’autre part. Il y a par exemple le cas du Japon. D’une part, les propagandistes du Système, Gates le premier lors de son actuelle visite au Japon et le chroniqueur d’Aviation Week & Space Technology Robert Wall le 12 janvier 2011, se sont mis aussitôt sur le sentier de la guerre pour laisser entendre que le JSF doit être acheté par le Japon, comme système d’arme nécessaire pour affronter le J-20 chinois. D’autre part, les planificateurs du Pentagone vont devoir à un moment ou l’autre en venir à l’inévitable conclusion que le JSF est nettement inférieur, face au J-20, cela en totale contradiction avec leurs arguments en faveur du JSF ; relancera-t-on alors la production du F-22, comme il en est déjà question ici ou là ? Dans ce cas, le Japon, qui avait déjà exprimé le désir d’acheter des F-22 pour en 2007-2008, ne réclamera-t-il pas à nouveau le F-22 pour ses forces aériennes ? D’autre part encore, et d’une façon plus générale si l’on veut, les USA peuvent-ils se démentir à ce point et revenir sur la production du F-22, et avec quel argent alors que la réduction du budget du Pentagone est partout à l’ordre du jour et que le JSF ne cesse de drainer des masses budgétaires considérables à cause de son développement catastrophique ?

Comme on voit, la situation du Pentagone est extrêmement difficile, tant au niveau de la communication, qu’au niveau des moyens, qu’au niveau des réalités stratégiques. Faut-il grossir la menace du J-20 pour obtenir des moyens supplémentaires, et alors minimiser de facto les capacités du JSF, et ainsi réduire les arguments de promotion de l’avion autant à l’exportation que devant le Congrès ? Faut-il appuyer sur les capacités du JSF pour activer sa promotion autant à l’exportation que devant le Congrès, et alors réduire d’autant les arguments pour un renforcement des forces US avec d’autres systèmes, tel le F-22 ? De toutes les façons, les USA peuvent-ils envisager de modifier complètement une politique industrielle et une politique à l’exportation toute entière axées sur un avion de combat, le JSF ? Pourtant, pourront-ils faire autrement qu’essayer de le faire, autant à cause de ce que représentent désormais la Chine et son J-20 pour leur puissance stratégique dans le Pacifique et en Asie, qu’à cause des difficultés du JSF ? De quelque façon qu’on prenne la question, la puissance militaire des USA se trouve confrontée à ce qui ressemble fort à une impasse systémique fondamentale dans le domaine de sa position stratégique dominante.

…En effet, il s’agit bien de stratégie. Les progrès chinois que détaille Kopp sont impressionnants, et on peut certainement accorder à cette analyse bien plus de crédits qu’à celles des analystes du Pentagone qui n’ont rien vu venir, qui sont enfermés dans leur vision virtualiste marquée du dogme de l’invincibilité de la puissance US, qui se retrouvent aujourd’hui avec la perspective d’une supériorité stratégique conventionnelle de la Chine en Asie et dans le Pacifique occidental. La question n’est pas ici de déterminer la possibilité d’un conflit ou de tout autre événement brutal de cette sorte, mais bien de déterminer le sort de cette énorme zone d’influence jusqu’ici dominée par les USA, leur flotte et, surtout, leur supériorité aérienne. Cette supériorité aérienne est très fortement mise en question, tandis que la flotte US se trouve désormais devant la possibilité de situations très sérieuses à cause de nouveaux systèmes anti-navires chinois développés spécifiquement pour détruire les porte-avions US et qui inquiètent affreusement l’U.S. Navy. La question stratégique devient alors celle de l’influence. Comment les différents pays de la zone vont-ils se déterminer en fonction de ce changement tectonique qui s’amorce de l’équilibre des forces ?

Mais nous ne cherchons pas vraiment des réponses à toutes ces questions, non plus que nous ne cherchons à déterminer une nouvelle situation stratégique, avec des possibilités en cas de conflit, etc. Ce qui nous importe ici est qu’il s’agit d’une situation où des pièces fondamentales sont en train d’évoluer, dans une zone stratégique d’une importance fondamentale pour les principaux acteurs, où les positions sont tranchées dans des postures d’affrontement depuis des décennies, où la situation de la Guerre froide n’a pratiquement pas changé, au contraire de la situation en Europe depuis 1989. Il s’agit d’un enjeu d’une énorme importance, tel qu’il est apprécié notamment par le principal acteur, celui qui se trouve dans une position étrangement asymétrique, comme il a l’habitude d’être dans d’autres zones mais plus encore dans celle-ci, d’être à la fois étranger à cette zone d’un point de vue géographique et culturel, et d’une influence stratégique et militaire écrasante dans cette zone.

Une démarche gaulliste

En effet, si la Chine affronte l’Amérique d’une façon “symétrique”, sur le même terrain des armements conventionnels de hautes technologies, contrairement à l’habitude aujourd’hui de chercher des affrontements asymétriques, par contre les positions stratégiques sont complètement asymétriques. Les USA se trouvent en position de domination dans une zone géographique qui leur est complètement étrangère, au contraire de la Chine qui est dans sa zone naturelle, alors que les rapports de puissance entre les deux puissances évoluent comme l’on sait.

Ainsi l’affrontement des systèmes d’arme du point de vue de leurs capacités, donc de leurs forces d’influence à terme sur les pays de la zone, implique un enjeu beaucoup plus important que ce simple rapport d’armement. D’un côté (le côté US), il y a la puissance brute, la force hégémonique, qui semblait jusqu’alors pérenne mais qui est soudain contestée et dont on découvre alors qu’elle ne s’appuyait sur aucune légitimité ; cette absence de légitimité était négligeable du temps où cette puissance surclassait toutes les autres, elle devient extrêmement embarrassante et à terme mortelle si cette supériorité est mise en cause d’une façon aussi résolue. De l’autre côté, une puissance mondiale qui s’affirme, qui cherche moins l’hégémonie et l’influence que l’affirmation de sa puissance dans sa zone normale de voisinage, sinon d’influence, ce qui est à notre sens le cas de la Chine. (Le reste, notamment les prétendues visées impérialistes de la Chine, est du domaine de la narrative. Lorsque la chose est récitée par des spécialistes US, l’analyse devient comique à force de grotesque, pour cette puissance US qui navigue en mode impérialiste depuis plus d’un siècle.)

Les Chinois n’ont aucune conception particulière d’hégémonie et d’“idéal de puissance” à la mode US derrière le développement de leurs armements. Ils le font à la manière gaulliste, pour assurer un rang et la permanence d’une souveraineté. C’est le contraire de la méthodologie et de la philosophie de “la matière déchaînée” de l’“idéal de puissance” des USA, qui développent la puissance des armes selon la logique de la poussée du système du technologisme, par simple dynamique de puissance se traduisant par l’influence et la domination. (L'exemple gaulliste à cet égard se trouve dans le cas de la France avec sa “force de frappe” nucléaire des années 1960, dans les conditions où elle fut conçue; la France gaulliste fut ainsi le seul pays à développer une quincaillerie conforme au diktat du système du technologisme et des USA à l'époque, en s'appuyant sur et en développant parallèlement une philosophie contraire à celle du même système du technologisme et des mêmes USA. [Voir notre partie de La grâce de l’Histoire sur «La transversale du technologisme».]) Dans le cas qui nous occupe, les Chinois ont développé une quincaillerie, la technologie furtive et divers systèmes autour d’elle, qui répondent au diktat actuel du système du technologisme et des USA, des moyens militaires en développement, – mais ces moyens qui seraient alors retournés contre eux, le système du technologisme et les USA, leurs conceptions hégémoniques, leur philosophie de puissance. Ce sont donc deux conceptions qui s’opposent dans cette opposition stratégique entre USA et Chine, dont le facteur central devient alors le sort même du système du technologisme.

Les USA sont en Asie et dans le Pacifique occidental au nom de leur puissance, – de l’“idéal de puissance” si l’on veut bien accepter notre langage. La pérennité de leur présence, de leur influence et de leur hégémonies témoigne de la puissance du système du technologisme et représente autant tous les caractères de ce système… La présence, l’influence, l’hégémonie US dans le Pacifique occidental et en Asie, ce sont celles du système du technologisme et, au-delà, bien entendu, du Système lui-même, notre fameux Système-en-soi. Si la puissance chinoise qui commence à s’affirmer commence à supplanter celle des USA, si les USA sont obligés de retraiter dans une position proche de l’effondrement, – pour des questions diverses, aussi fondamentales que leurs moyens budgétaires, leurs choix viciés et subversifs de leurs systèmes, leur incapacité de produire des systèmes avancés, – c’est principalement le système du technologisme que la Chine supplantera et à qui elle infligera une défaite terrible. (On comprend qu’il n’est nullement nécessaire de bataille dans le sens guerrier dans tout cela, il s’agit de l’agitation des quincailleries diverses et de la présence ou de l’absence de principes essentiels comme la légitimité, la souveraineté, etc. On notera également, et c’est pourquoi nous avons cité cette partie du texte du Dr. Kopp, que l’analyse que fait ce dernier du développement des systèmes chinois constitue une terrible critique directe et indirecte des capacités de conception et de production de la base technologique US, dont il juge qu’elle est ridiculisée en termes de rapidité, d’efficacité, de qualité et en coûts, par la base technologique chinoise. Si c’est bien le cas, il s’agit plus encore d’une terrible défaite du système du technologisme, vraiment sans nécessité de bataille. Pour nous, bien entendu, c’est bien le cas, puisque nous tenons l’appareil technologico-industriel des USA dans le domaine de l’armement au bord de la paralysie et de l’improductivité chronique.)

L’enjeu va donc, par conséquent, bien au-delà de simples positions stratégiques, voire de la position hégémonique des USA, et d’une hégémonie en retraite. Dans cette affaire qui, avec le J-20, et l’extraordinaire battage de communication qui l’a accompagné, a pris les allures de grand événement stratégique et de communication grâce à la sagacité de la chronologie des Chinois à cet égard (premier vol du J-20 alors que Gates était en Chine), c’est le statut même du système du technologisme qui est en jeu. Les USA en sont les représentants, nous dirions, par droit divin. Leur “défaite” en l’occurrence, leur recul, l’acceptation d’une présence grandissante des Chinois, la crainte des systèmes d’arme chinois, tout cela constitue autant de reculades et d’humiliations infligées au système du technologisme qui guide la puissance des USA, c’est-à-dire la folle course de puissance déstructurante du Système. Naturellement, on liera de façon très serrée ces deux reculs stratégiques, éventuellement ces deux effondrements dans le cadre de cette affaire, – ceux du système du technologisme et celui des USA eux-mêmes. Tout ça, c’est la même boutique, – et c'est la période des soldes...