Ici Londres, les somnambules parlent aux somnambules

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Ici Londres, les somnambules parlent aux somnambules

A lire les premiers mots, les mots qui frappent, on se dit : “Ô miracle, les Britanniques, et les Lords encore, ont enfin compris de quoi il retourne, – pour ce qui concerne la crise ukrainienne, et plus précisément le comportement du bloc BAO” (le gouvernement britannique, l’UE et toute la bande). Les “ premiers mots, les mots qui frappent”, ce sont ceux-là : “une catastrophique incompréhension de la crise ukrainienne”, le Royaume-Uni responsable d’être entré dans la crise “comme un somnambule”, etc. L’on se dit, en ayant les premiers échos de ce rapport de la Chambre des Lords sur le crise ukrainienne, qu’enfin une haute institution a compris le catastrophique comportement du bloc BAO dans cette crise ... Eh bien, il s’avère que c’est nous qui n’avons rien compris, mais rien du tout, à la pensée des Lords.

Le rapport dit que c’est se comporter “en somnambule” que d’avoir cru que la Russie était devenue un pays fréquentable et qu’elle se trouvait sur la voie de la démocratie. Cela implique, par conséquent, que l’on a traité la Russie d’une façon vraiment trop faible, vraiment trop respectueuse, depuis des années, depuis, – tiens, depuis l’arrivée de Poutine, – et que l’on continue, My Lord... Et cette faiblesse, cette absence de jugement critique, cette façon de trop faire confiance à ce pays décidément bien ancré dans la barbarie (N.B., la Russie), sont la cause de la destinée catastrophique de cette crise. Cameron, dit le rapport, s’est trop laissé influencer par les “mous”, les “munichois” européens, – Hollande et Merkel, certes, – car ce qu’il aurait fallu faire c’est être infiniment plus dur, par exemple suivre la politique US quand cette politique ne subit aucune restriction et se passe de consignes, la politique US façon-McCain dans ses bons jours...

Ainsi finissons-nous par nous demander si nous ne sommes pas nous-mêmes somnambules en lisant ces échos des Lords, ou bien si les Lords ne sont pas des somnambules faisant la leçon à des apprentis-somnambules qui ne somnambulisent pas assez. Heureusement qu’entretemps, le ministre britannique de la défense vient de révéler qu’un grave danger existe que la Russie n’envahisse les pays baltes, de la même façon qu’elle a envahi près ou peut-être plus de cinquante fois l’Ukraine depuis février 2014 (on en comptabilisait déjà 36 le 15 novembre 2015, alors hein)... C’est le Guardian qui nous instruit de la puissante capacité somnambulique d’analyse des Lords, ce 20 février 2015.

«The UK is guilty of sleepwalking into the crisis in Ukraine and has not been as active or visible as it should be, according to a damning report into the British and European approach to the crisis by the main House of Lords committee on foreign affairs. The report – the fullest evaluation of the Ukraine crisis to emerge from the British parliament – also finds that expertise within the Foreign Office towards Russia has diminished significantly, and according to the committee chairman, Lord Tugendhat, “led to a catastrophic misreading of the mood in the run-up to the crisis”. The committee also warns that as a signatory to the 1994 Budapest memorandum, setting out the protection Europe would give Ukraine, “the UK had a particular responsibility towards the country and it has not been as active or as visible as it could have been”. [...]

»The judgment from the Lords will fuel the impression that David Cameron, partly due to the distraction of a long election campaign and partly to his stance towards the EU, has ceded foreign policy influence to Germany and France. He has been seen as a bystander as the latest phase of the Ukraine crisis unfolded in recent days. The report is also highly critical of the EU, and the way in which competing national interests made an overarching policy hard to achieve.

»The committee says if Russia does not change tack, sanctions need to be increased by following the US practice of targeting those close to Putin as opposed to middle-ranking officials in Crimea. The EU should also consider extending sanctions into the Russian financial sector, and the UK should stage an international donor conference in London. [...] The peers find: “The EU’s relationship with Russia has for too long been based on the optimistic premise that Russia has been on a trajectory towards becoming a democratic ‘European’ country. This has not been the case. Member states have been slow to reappraise the relationship and to adapt to the realities of the Russia we have today.”»

... Il paraît, apprécie le Guardian, que le rapport des Lords est ce qui a été fait de plus complet sur la crise du côté des parlementaires britanniques. Cela est rassurant, comme il est rassurant de voir la fière Albion réaffirmer sa différence et, comme en 1940, prendre ses distances de ces veaux continentaux qui ne cessent de tomber sous la fascination des barbares. Dans tous les cas, nous avons une excellente démonstration d’un mouvement en cours actuellement dans le tourbillon ukrainien, qui est la radicalisation des plus radicaux dans le bloc BAO, en réaction aux mouvements qu’esquissent un certain nombre de pays européens de se rapprocher de la vérité de la situation. L’enjeu, c’est la narrative qui mène le bloc BAO comme l’amour mène le monde, au moins depuis novembre 2013-février 2014 pour cette affaire.

On s’interrogeait en effet sur l’absence britannique des grandes manœuvres européennes qui ont démarré ces dernières semaines ; mais l’on s’interrogeait en observant indirectement qu’il était étonnant que les Britanniques, avec leur vieille diplomatie si habile à tenir deux fers au feu en Europe, n’aient pas compris que le temps de l’appréciation plus nuancée, de l’évocation du compromis, d’une distance respectueuse et bienveillante à prendre avec la “dictature de la narrative” était venu. (Voir le 9 février 2015 : «Cette division [européenne] est d’autant plus possible qu’un événement discret a eu lieu ces derniers jours, qui est le naufrage corps et bien de l’influence britannique. Mercouris note justement que “c’est la première fois depuis la guerre de 1870 que le Royaume-Uni n’est pas impliqué dans une négociation pour la résolution d’une crise majeure en Europe” [...] La politique nihiliste du Royaume-Uni d’alignement sur les USA est arrivé à son terme parfait : “politique nihiliste” (alignement sur les USA) s’alignant sur une politique nihiliste (celle des USA) ... La boucle est bouclée.»)

Les Lords ont donc fait tenir leur réponse, d’autant que Londres avait fait décoller le jour précédent au moins deux de ses fameux Typhoon, effectivement capables de voler en mission d’interception au large des côtes britanniques, pour justement intercepter un couple de ces terribles Bear (Tupolev Tu-95) qui tiennent l’Ouest à la gorge depuis un demi-siècle puisque ce vénérable appareil sillonne les cieux transatlantiques depuis la fin des années 1950 («The warning comes just a day after RAF Typhoon fighters were scrambled to escort two Russian Bear bombers off the coast of Cornwall...»). La politique britannique reste donc impeccablement alignée sur la narrative, de même que les colonnes du Financial Times et de The Economist. Les élections approchent et il est bon de montrer la vertu de la persistance dans une politique aussi complètement alignée.

In illo tempore, on aurait pu railler cette obstination britannique à suivre la politique novatrice et postmoderne, inaugurée par Churchill en 1941, de l’alignement sans le moindre cillement d’yeux sur les USA. Aujourd’hui, cette raillerie est bien dépassée, puisque personne n’est plus vraiment capable de dire quelle “ligne” suit Washington jusqu’à supposer assez justement qu’il n’y en a plus, et qu’il est très difficile de se tenir aligné sur une ligne qui n’existe plus. On raillera donc dans le vide, comme est la matière même de la politique britannique elle-même, et l’alignement britannique sur lui-même par conséquent.

La dissolution de la politique britannique est un des phénomènes les plus discrets et pourtant l’un des plus révélateurs de cette crise ukrainienne qui nous révèle tout de nous-mêmes, nous autres Occidentaux de notre grande contre-civilisation. La politique britannique marque, comme si elle en était le point central, l'espèce de trou noir tourbillonnant qu’est devenue en à peu près une année, – bon anniversaire, Maidan, – la dynamique politique du bloc BAO. Tous les composants du bloc se dispersent, voguent à vau l’eau, se précipitent dans des directions différentes sans rien savoir du but à atteindre, sinon l’effet de transformer le désordre qu’il a produit, le bloc, en un hyperdésordre que Poutine observe avec ce regard énigmatique où l’on peut imaginer distinguer une ombre d’ironie. Les Britanniques tiennent la position centrale dans cet hyperdésordre, résolus à ne rien céder, portant à eux seuls les restes de notre vieille civilisation devenue contre-civilisation, exactement comme en 1940. Les Lords viennent de nous le faire savoir à leur manière, sans nous l’envoyer dire.


Mis en ligne le 20 février 2015 à 22H41