G20 en ombres chinoises

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 6 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1271

G20 en ombres chinoises

15 novembre 2010 —En plus du répertoire de commentaires présenté ce 15 novembre 2010 sur Ouverture libre, sur le sommet du G20 de Séoul, nous développons une analyse en marge de ce sommet, ou plutôt à propos de ce que nous sommes conduits à envisager de ce que nous percevons de “l’esprit du G20” (de ce G20 de Séoul)… L’incontestable point de convergence des intérêts fut la puissance, le poids affirmé, désormais perçu comme irrésistible, de la Chine. La question à laquelle nous nous attachons est celle de la signification, l’“esprit” à nouveau si l’on veut, de ce caractère principal du G20. C’est par conséquent, en saine logique, sans aucun doute du côté de la Chine qu’il faut se tourner pour investiguer cet “esprit” du G20 de Séoul.

…D’abord, cela, en revenant quelques semaines en arrière, lors d’un séminaire tenu à Bruxelles, notamment sous les auspices européennes. Le sujet débattu était, en gros, la situation du système. Il y eut une intervention de Robert Cooper, haut fonctionnaire européen et idéologue du système, que l’on connaît bien dans ces colonnes. Cette intervention était appuyée, affirmative, voire impérative sinon arrogante pour un défenseur de ce système en cours d’effondrement… En gros et en substance, l’intervention était la suivante, dans sa conclusion après un corps du discours qui ne dissimulait pas les avatars et les difficultés de ce système et recommandait par conséquent (sic) d’accélérer encore plus l’intégration dans le système, – conclusion très TINA (There Is No Alternative) sur le mode de la plus complète assurance, d’une ironie sarcastique et sûre d’elle-même, n’attendant nulle réponse : “S’il y en a qui ont des alternatives, qu’ils le disent, je les écouterais avec intérêt…” Il y eut alors, dans la salle, un intervenant chinois, pour faire une simple remarque qui resta sans autre explication que ce qui fut dit, – soit, là aussi en substance : “Tout ce que vous dites, certes, c’est très bien, et il est vrai que, pour l’instant, la Chine applique en grande partie les principes et les normes du système, mais nous ne sommes qu’au début du processus. Vous ne pouvez dire qu’il n’y a pas d’alternative… Et je peux vous dire, moi, qu’avec les développements qui aurons lieu en Asie, vous aurez des surprises…”

Quelles “surprises” ? Des performances économiques extraordinaires (dans le cadre du système, cela va de soi) ? Ce ne serait pas une surprise, puisque, depuis au moins deux ans, et plus largement depuis 2004-2005, la Chine est devenue la puissance économique montante que tout le monde s’entend, – avec satisfaction, avec terreur ou avec étonnement, – pour désigner comme successeur des USA, comme première puissance économique du monde, voire comme première puissance tout court du monde. Alors, si “surprises” il y a, c’est dans un autre ordre de développement et de conception.

A l’appui de cette interprétation, nous empruntons un aspect d’une des citations faites dans Ouverture libre, de Patrick Madden, dans CounterPunch, le 14 novembre 20210. Alors qu’il décrit les mécanismes viciés de notre système en observant que la Chine s’en servit et s'en sert sans les avoir voulus ni les avoir choisis, et en s’en démarquant, Madden note : «Don't expect this to be lost on the Chinese, whose elites are at least familiar with critical and historical perspectives on the problems of capitalism...»

Un texte du Telegraph, également cité, nous offre également des suggestions sur l’état d’esprit de la Chine, par cette simple remarque : «China, the world’s second richest nation and its rising power, believes that the financial crisis was actually a “North Atlantic crisis”.» Et le texte observe ceci, qui peut être résumé par la question “comment convaincre les Chinois de ne pas s’écarter du système ?” «The role of the West in this process must be to persuade the Chinese government, and the Chinese people, that growth will best be delivered not by assertive nationalism and chauvinist mercantilism, but by co-operation and liberalisation (in both senses of the word). If successful, this would be the greatest foreign-policy achievement since th$e end of the Cold War…»

@PAYANT Le sous-titre du texte de Madden est “Mystifying the Crisis”… Triste mystification, en vérité, se résumant en l’affirmation incantatoire et extrêmement étroite (le Telegraph) qu’il s’agit du premier G20 de l’après-crise, et qu’il s’agit de convaincre la Chine que le système marche bien après tout (ou que c’est TINA et rien d’autre, selon Cooper), et de s’intégrer par conséquent dans toutes les filières et organisations internationales. Donc, faire monter la Chine à bord, – mais vers où, au fait ? Madden, qui ne partage pas du tout l’étrange optimisme du Telegraph (Séoul, G20 de “l’après-crise”) observe que la mésentente générale déployée tout au long de ce sommet conduit à conclure que le direction imprimée est celle-ci : «[T]he only course charted is a directionless drift into the waters of the future.» Cela revient à signifier, ce qui est l’évidence, que la crise n’est pas finie, et nous accorderons toute notre attention à l’hypothèse que les Chinois eux-mêmes ne l’ignorent en aucune façon parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’ignorer les évidences, – surtout, une évidence de cette taille.

Que veulent les Chinois ? Sourire énigmatique et bridé pour toute réponse. Une source dans les institutions européennes nous rapporte ceci à propos des négociations entre l’UE et la Chine sur la lutte contre le réchauffement climatique, qui fait partie du menu du système : «Les négociateurs de l’UE sont absolument furieux avec la Chine. Ils tombent sur un mur… Les Chinois ne veulent pas entendre parler de contraintes internationales, d’accords généraux, etc. Mais cela ne signifie nullement que les Chinois ne font rien contre le réchauffement climatique, bien au contraire ! Leurs efforts sont absolument considérables, les mesures qu’ils prennent son draconiennes, ils soumettent leurs industries à des règlements draconiens, ils ferment toutes les usines qui ne respectent pas ces normes, sans discussion, – mais ils sont complètement unilatéraux. C’est cela, surtout, qui enrage les négociateurs de l’UE. Les Chinois ne veulent pas entrer dans le système, mais ils luttent comme bien peu de pays du système le font contre le réchauffement climatique.» Notre source compare ainsi, d’une façon originale, la Chine à la Californie, où la lutte anti-pollution est absolument radicale et exemplaire, mais qui, dans ce cas à cause de son statut même d’Etat de l’Union sans connexions internationales souveraines, se déroule selon des normes internes et rien que cela, hors de toute contrainte internationale.

Il y a donc un refus général de la Chine, non de reconnaître les risques et les dangers de la situation actuelle, mais d’adhérer aux normes et aux structures du système qui prétend assurer la gestion de ces risques et de ces dangers. Il n’est pas facile de leur reprocher une telle attitude, rejoignant en cela une logique assez évidente que nous soulignons souvent : au nom de quels arguments absurdes, sinon ceux du croyant aveuglé par sa foi, devrait-on se mettre sous l’autorité générale de l’incendiaire qui a allumé l’incendie qui gronde, pour lutter contre cet incendie ? Vraiment, est-il le mieux qualifié ? Encore ne s’agit-il là que des constats les plus immédiats et les plus évidents.

Une toute autre affaire est celle des “surprises” que signalait l’intervenant chinois que nous citions plus haut, à cette conférence d’il y a quelques semaines, face à l’arrogance impérative d’un des idéologues des services généraux de l’incendiaire (le système), le Britannique Robert Cooper. Cela signifie-t-il que les Chinois, dans la position de force où ils se trouvent, entendent imprimer au système auquel ils adhèrent pour l’instant, parce qu’il est à la fois déraisonnable et impraticable de faire autrement, des modifications substantielles, dans tous les cas pour leur compte, qui en changeraient l’esprit ? Certaines hypothèses à cet égard dépassent le seul chapitre d’aménagements substantiels du système, voire du seul cadre plus large de l’économie elle-même, pour s’élargir bien plus encore à des hypothèses concernant la vision civilisatrice des Chinois, y compris leurs conceptions confucéennes qui pourraient servir de guide à une critique générale, non plus du système économico-financier, mais bien entendu, du système général de la civilisation occidentale. Il s’agit de l’hypothèse extrême et, bien sûr, de la plus intéressante, et, sans aucun doute, de celle qui doit nous intéresser d’une façon prioritaire. D’une certaine façon et dans certaines conditions bien spécifiques, des pays comme l’Inde, voire comme la Russie pourraient, ou auraient le potentiel de se trouver dans des positions similaires d’une attaque fondamentale du système en tant que production de notre civilisation, et de notre civilisation elle-même ; mais ils auraient tout de même des possibilités moindres que la Chine et, surtout, on sent moins, dans ces pays, la possibilité sinon une éventuelle volonté dans ce sens.

(On appréciera à cet égard l’absence de la France, due à une direction et à des élites dont le niveau de bassesse et de pauvreté de conception n’est pas à rappeler. Bien entendu, en des temps plus conformes à son rang, la France devrait être parmi ces pays qui ont le potentiel de mettre en cause, non pas le système économique dans son ensemble, mais le système occidental général.)

Par conséquent, la Chine et sa “montée en puissance”, selon l’expression affectionné par nos experts, constituent de plus en plus une énigme “de civilisation” pour l’Ouest, alors que ces mêmes experts eussent voulu réduire son évolution à une simple modification du rapport des forces à l’intérieur du système. La puissance chinoise apparaît, depuis ce G20 de Séoul, pour le système occidentaliste-américaniste qui étiquette ainsi toute situation mettant en cause la prépondérance anglo-saxonne, de moins en moins comme une “menace”, ou un “changement d’hégémonie” pour ceux qui se veulent plus objectifs, qu’une énigme. Autant la nature a horreur du vide, autant le système occidental né du “déchaînement de la matière” a horreur des énigmes, surtout celles qui peuvent l’emmener hors de sa sphère de contrôle… C’est bien là, plus que dans sa puissance, que réside la “menace” chinoise, cette fois-ci considérée d’un point de vue objectif ; la “menace” se ramenant à l’“énigme”, si l’on veut, et découvrant ainsi notre angoisse profonde.

Le dragon (chinois) dans la bergerie

Le fait principal du G20, stupéfiant quand on songe à la foi qui nous dévorait et aux dévotions auxquelles nous étions accoutumés, a été l’extraordinaire absence des Etats-Unis. La chose est largement documentée et elle se situe exactement au niveau qui compte, le niveau essentiel de la psychologie. Les USA, par la voix sans joie et le comportement modeste de leur “président apostat”, ne croient plus en eux-mêmes et l’on découvre désormais que bien peu de monde croit encore en eux. Dans ces conditions, nous dit la doctrine implicite de la Foi, le “passage de bâton” devrait se faire selon les normes, entre USA et Chine.

Justement, ce n’est pas l’orientation qu’on distingue nécessairement, et l’on découvre cela dans les différents commentaires cités, à peine dissimulée mais déjà colorée d’une frayeur indicible. Que le Telegraph considère comme «the greatest foreign-policy achievement since the end of the Cold War» ce qui devrait être considéré comme la chose la plus évidente, la plus naturelle du monde au point qu’on y verrait une lapalissade de piètre vertu (la Chine devenue leader du système, intégrant le système par conséquent, sinon par évidence déjà réalisée), – voilà qui mesure leur angoisse, aux croyants du système dont le Telegraph est l’un des plus fervents. (Ainsi, notera-t-on en passant, l’hégémonie de l’“hyperpuissance” US entre 1996 et 2005 ne serait plus «the greatest foreign-policy achievement since the end of the Cold War» ? Les temps changent.) Il doit nous apparaître désormais que l’ascension de la puissance chinoise commence sérieusement à ne plus être perçue comme un événement classique, de type géopolitique, mais comme un événement différent, que nous qualifierions pour notre part de type eschatologique. La géopolitique, formule occidentale de l’“idéal de puissance”, l’a cédé à l’ère psychopolitique, ouvrant dans cette occurrence le champ à des événements nouveaux, hors du contrôle du système, – ce pourquoi, nous parlons d’eschatologie.

La Chine fait peur à l’Ouest et au système occidentaliste-américaniste non pas à cause de sa puissance, mais à cause de l’énigme que constitue son jugement profond sur le système, et que sa puissance rend évidemment extrêmement important. On en arriverait vite à une situation paradoxale, dont on voit les premiers signes dans la précipitation soudaine avec laquelle les commentateurs prennent acte, voire saluent ce qu’ils jugent déjà être l’intronisation de la Chine comme notre nouvelle “hyperpuissance”… C’est comme s’ils disaient : “Vite, installons la Chine au pinacle, au faîte de notre système bien-aimé, pour qu’elle se sente investie de la responsabilité suprême de protéger ce qui justement lui donne la reconnaissance de cette puissance”. C’est une démarche psychologique bien compréhensible, qui traduit bien plus l’angoisse que la seule prise en compte des faits , et cette angoisse résumée à cette question : et si la Chine ne mangeait pas de ce pain-là, si elle ne jouait pas ce jeu ?

Notre conviction est effectivement que la Chine est, bien plus que la “sauvegarde” du système (même passant par toutes les excitations habituelles autour de la “menace chinoise” du type classique), une “menace” d’un type nouveau contre le système. Non pas, bien sûr, à cause de sa puissance, de ses exportations, de sa quincaillerie et ainsi de suite, mais à cause du doute fondamental qu’elle semble éprouver, qu’elle éprouve ou éprouvera sans aucun doute, à l’encontre de ce système. La Chine devenant “hyperpuissance” et mise au faîte du système, cela deviendront la version confucéenne du “loup dans la bergerie”, – le dragon (chinois) dans la bergerie, si vous voulez.

…Non pas que nous croyions à la possibilité effective que la Chine puisse soudain nous révéler la formule miracle derrière son énigme et nous présenter la formule magique qui transformera le système en quelque chose de complètement différent. Même cela serait encore une voie tortueuse pour tout de même sauver le système. Le doute chinois, qui est à notre sens avéré, va en réalité avoir comme effet d’accélérer la décadence du système, puis rapidement l’effondrement du système, quelles que soient la volonté et les ambitions des Chinois à cet égard. Cela constitue la phase inévitable, la phase inéluctable d’un univers où ce système pourri et ontologiquement maléfique et en voie d’effondrement, tient pourtant tous les moyens de la puissance pour faire en sorte que toute alternative proposée de son vivant même agonisant intègre des composants suffisamment importants de lui-même pour lui faire espérer une renaissance probable. Par conséquent, le doute chinois ne peut conduire, s’il est étayé et développé comme il devrait l’être, que vers une critique du système occidentaliste-américaniste qui ne pourra que se radicaliser et conduire finalement à accélérer son effondrement, à susciter sa mise à mort.

Dans ce cas d’une puissance terrestre, comme dans d’autres du même domaine qui œuvrent effectivement dans ce sens, la Chine n’est qu’un instrument d’une force supérieure dont le but ultime est effectivement la destruction du système. Le doute chinoise, s’il correspond comme c’est probable à la vieille sagesse d’un empire millénaire qui n’a pas rompu tous ses liens avec la Tradition, ne peut finalement entretenir le moindre doute sur sa véritable fonction. Il existe, et la puissance chinoise avec lui, pour jouer son rôle dans la tâche ultime de ce temps historique si exceptionnel qu’il doit être qualifié de métahistorique. Pour ce qui concerne cette tâche ultime, il s’agit bien d’achever la bête hurlante qu’est devenu ce système fou de notre “contre-civilisation”. Il n’est pas nécessaire que les dirigeants chinois réalisent la chose pour la faire, il suffit qu’ils soient eux-mêmes.