De la difficulté de ne plus être

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 828

De la difficulté de ne plus être

29 octobre 2008 — Comme nous tentons de l’expliquer par ailleurs, sur notre Bloc-Notes du jour, le système américaniste nous semble reposer d’abord sur une foi, sur une croyance. Il est très difficile de s’en défaire, si cela est possible. C’est avec cette idée à l’esprit, que nous développerons plus loin, dans notre commentaire, qu’il faut, à notre point de vue, apprécier l’affaire de l’article de Joe Nocera du 24 octobre dans le New York Times.

Cet article, très long et détaillé, est notamment présenté par le site trotskiste WSWS.org, dans une analyse en anglais du 27 octobre, avec sa traduction en français mise en ligne le 28 octobre. Marque notable d’estime de la part du WSWS.org trotskiste, l’article de Nocera est présenté comme un «un article exceptionnellement honnête publié dans le New York Times de samedi». Voici un extrait présentant et résumant l’article de Nocera.

«Comme l’explique Nocera, le plan annoncé le 13 octobre par le secrétaire du Trésor Henry Paulson qui consiste à offrir $250 milliards d’argent des contribuables aux plus grandes banques, contre des actions non-votantes, n’a jamais vraiment eu pour objectif d’inciter ces dernières à recommencer à prêter aux entreprises et aux consommateurs, le but officiel du sauvetage. Son but premier était plutôt d’engendrer une rapide consolidation du système banquier américain en subventionnant une série d’acquisitions de plus petites firmes financières par les plus puissantes banques.

»Dans son commentaire, Nocera cite une conférence téléphonique privée menée le 17 octobre par un haut dirigeant de JPMorgan Chase, le bénéficiaire de 25 milliards de dollars en fonds publics. Nocera explique qu’il a réussi à obtenir le numéro de téléphone pour écouter un enregistrement de la conversation, à l’insu du directeur dont il tait le nom.

»Lorsque l’un des participants demande si les 25 milliards $ de fonds fédéraux vont “modifier nos politiques stratégiques de prêt”, le cadre répond: “Nous pensons que cela va nous aider à être un peu plus opportunistes dans le domaine de l’acquisition si l’on considère les banques qui sont encore en difficulté.”

»Faisant référence à la récente acquisition par JPMorgan, avec l’aide du gouvernement, de deux importants compétiteurs, le directeur ajoute, “[e]t je ne crois pas que c’est terminé du côté des acquisitions même après les fusions de Washington Mutual et de Bear Stearns. Je crois qu’il y aura de grandes occasions pour notre croissance dans cet environnement, et je crois que nous avons la chance d’utiliser ces 25 milliards $ dans ce but, et aussi bien sûr, si la récession se transforme en dépression ou d’autres imprévus se présentent, cet argent pourra servir de protection.”

»Comme l’indique Nocera, “[v]ous pouvez relire cette réponse autant de fois que vous le voulez, vous ne trouverez absolument rien là-dedans qui parle de prêts pour aider l’économie américaine.”

»Plus tard, lors de la conférence, le même directeur déclara : “Nous pensons que le volume des prêts continuera à diminuer vu le resserrement du crédit, pour refléter le coût élevé dans le secteur des prêts.“ “C’est comme si, écrit le chroniqueur du Times, l’un des arguments clés du Trésor pour le programme de recapitalisation, c’est-à-dire qu’il fera en sorte que les banques prêteront de nouveau, était une feuille de vigne… En fait, le Trésor souhaite que les banques s’acquièrent entre elles et il utilise son pouvoir pour injecter du capital afin de forcer une nouvelle et importante ronde de consolidation des banques.“»

Le même article de Nocera, qui a décidément marqué les esprits, est cité et utilisé par le nouveau Prix Nobel d’économie, Paul Krugman, également dans le New York Times, dans sa chronique du 27 octobre reprise dans l’International Herald Tribune (IHT). Krugman, qui donne un autre cas allant dans le même sens, – l'absence d'engagement sérieux du gouvernement US dans Fannie Mae et Freddfy Maxc, malgré les centaines de $milliards engloutis dans cette affaire, – entend ainsi illustrer son propos selon lequel le gouvernement des Etats-Unis se trouve incapable d’agir efficacement parce qu’il est intellectuellement, et même psychologiquement complètement prisonnier de son idéologie non-interventionniste.

«It was good news when Paulson finally agreed to funnel capital into the banking system in return for partial ownership. But last week Joe Nocera of The New York Times pointed out a key weakness in the U.S. Treasury's bank rescue plan: It contains no safeguards against the possibility that banks will simply sit on the money. “Unlike the British government, which is mandating lending requirements in return for capital injections, our government seems afraid to do anything except plead.“ And sure enough, the banks seem to be hoarding the cash.

»There's also bizarre stuff going on with regard to the mortgage market. I thought that the whole point of the federal takeover of Fannie Mae and Freddie Mac, the lending agencies, was to remove fears about their solvency and thereby lower mortgage rates. But top officials have made a point of denying that Fannie and Freddie debt is backed by the “full faith and credit” of the U.S. government – and as a result, markets are still treating the agencies’debt as a risky asset, driving mortgage rates up at a time when they should be going down.

»What's happening, I suspect, is that the Bush administration's anti-government ideology still stands in the way of effective action. Events have forced Paulson into a partial nationalization of the financial system – but he refuses to use the power that comes with ownership.»

Cette affaire soulevée par Nocera ne fait que mettre en évidence les difficultés qu’affrontent les USA dans cette crise, et des difficultés qui sont spécifiques à ce pays. Au-dessus de tout cela se trouve, en effet, la question fondamentale de la mise en cause du capitalisme dit “à l’américaine”, également nommé laissez faire, essentiellement fondé sur le non-interventionnisme. Le même New York Times (l’IHT du 26 octobre) écrit, dans un éditorial:

«It would be fairly easy to dismiss the gleeful boast by President Nicolas Sarkozy of France that American-style capitalism is over, to file it with French critiques of fast food and American pop culture.

»Except that the U.S. government now owns stakes in the nation's biggest banks. It controls one of the biggest insurance companies in the world. It guarantees more than half the mortgages in the country. Finance – the lifeblood of capitalism – has to a substantial degree been taken over by the state. Even Alan Greenspan, the high priest of unfettered capitalism and a former chairman of the Federal Reserve, conceded last week that he had “found a flaw” in his bedrock belief of “40 years or more” that markets would regulate themselves. “I made a mistake,” he said.

» The question is what new direction capitalism should take…»

Suivent diverses prescriptions autour de deux axes: la réforme des structures financières dans le sens d’une régulation plus stricte et une action d’investissement au niveau des infrastructures et des populations démunies. «Addressing these challenges will be an enormous task - especially amid the recession that most economists expect over the next year or so. But they must be faced. Fixing finance is merely the start.»

Des termites aux parasites…

Nous acceptons sans restriction la thèse de la “bonne foi” renvoyant à l’aveuglement ou l’impuissance, c’est selon, dues à l’idéologie. Cela n’empêche ni les magouilles, ni les mauvaises pensées, ni les complots évidemment, – mais tout cela ne constitue en aucun cas le fondement de la démarche. Ce sont des accidents à côté et autour de la substance de l’attitude du gouvernement.

Ce qui est intéressant évidemment, c’est justement ce fondement, qui rejoint la perception américaniste de saisir avec lui l’axe d’existence fondamental de la raison d’être, voire de l’“identité” de l’Amérique en tant qu’être. C’est bien plus qu’une doctrine, – sans cela, sans le capitalisme tel qu’en l’état, hors de toute intervention dégradante (notamment de l’Etat), l’Amérique littéralement n’existe pas. La réflexion renvoie à un texte qu’un lecteur nous expédie ce jour même, et pour cette raison doublement bienvenu. Il s’agit d’un texte de Paul Jorion, extrait de La Revue du MAUSS, n°27, de juin 2006, – dont voici un extrait:

«Les citoyens américains dans leur quasi-totalité considèrent le système économique qui est le leur comme idéal, n’envisageant sa réforme possible que sur des aspects mineurs. Suggérer à un Américain que certaines des institutions de son pays pourraient être améliorées si l’on s’inspirait de l’expérience d’autres nations, produit toujours chez lui la même consternation: s’il lui paraît admissible que certains détails soient révisables, l’idée que d’autres nations auraient pu faire mieux à ce sujet est pour lui inacceptable. Et c’est pourquoi on pourrait être tenté de qualifier le capitalisme tel qu’on le trouve aux États-Unis non pas de “sauvage”, mot qui suggère un certain archaïsme, mais de “fondamentaliste”.»

Nous sommes sur le territoire de l’exclusif, dans une vision radicale et absolue, avec laquelle aucun compromis n’est possible. Les suggestions ou les agacements des réformistes (Krugman, voire le NYT), qui ont évidemment le vent en poupe aujourd’hui, sont absolument fondées mais ne justifient pourtant rien de décisif en elles-mêmes parce qu’elles se heurtent à la puissance du dogme, puissance non seulement intellectuelle, mais également psychologique à notre sens. Si elles étaient néanmoins poursuivies, notamment sous la pression de la crise, elles mèneraient tout droit à l’épreuve de force, du type courant dans cette sorte de régime, entre fondamentalistes et réformistes proches du relaps.

Il s’agit là de l’exposé théorique de l’enjeu. D’un point de vue plus concret, concernant la situation elle-même, il faut mesurer les tensions qui existent actuellement aux USA, et mesurer également, par conséquent, les tensions qui vont résulter entre les USA et les alliés, entre les USA et le reste du monde en général, si une voie réformiste significative n’est pas suivie. La remarque du NYT concernant Sarkozy est significative; ce n’est pas tous les jours dans les colonnes d’un si distingué organe de l’américanisme qu’un dirigeant français, considéré en flagrant délit d’activisme interventionniste dans la tradition française, est pris a contrario comme référence contre les fondamentalistes du système. C’est une indication, d’une part du gouffre abyssal d’angoisse où se trouvent nombre de milieux du système, d’autre part de la force des pressions qui vont s’exercer sur le probable futur président Obama pour qu’il suive tout de même une voie réformiste qui le mettrait en opposition frontale avec les mêmes fondamentalistes.

Quoi qu’il en soit, l’épisode décrit par Joe Nocera est caractéristique de la réalité de la situation. D’une part, il nous dit que, jusqu’à maintenant, le système n’a pas lâché un pouce de son terrain idéologique malgré la formidable pression de la catastrophe. Tout ce qui est arrivé est à classer dans la rubrique “accident”; ou mieux, dans la rubrique “je n’y comprends rien” inaugurée par Alan Greenspan, qui n’est assortie à aucun moment d’un “eh bien, cherchons autre chose”; ou mieux encore, dans la rubrique inaugurée par Paulson, qu’on pourrait qualifier de “méthode du bras d’honneur”, lorsqu’il déclare au New York Times: «I could have seen the sub-prime crisis coming earlier. I'm not saying I would have done anything differently.» (en gros: “j’aurais pu voir venir la crise plus tôt mais je n’aurais pas agi différemment”…).

D’autre part, ce même récit de Nocera nous dit parfaitement que la même catastrophe continuera à être alimentée par les agissements que nous nommons “marginaux” ou parasitaires (combines, irresponsabilités, etc.) des acteurs bancaires et autres, qui, eux aussi, maintiennent ferme le cap idéologique et entendent en profiter sans aucun esprit de culpabilité. (L’extraordinaire surprise que Greenspan a confié au Congrès n’est pas au bout de nos surprises à nous: «I made a mistake in presuming that the self-interests of organisations, specifically banks and others, were such that they were best capable of protecting their own shareholders and their equity in the firms.») La caractéristique de cette situation est que ces événements “marginaux” ou parasitaires portent sur des objets d’une telle énormité (des sommes par $milliards, etc.) qu’ils provoquent rapidement des effets cataclysmiques affectant la substance du système. Le système n’est modifié en rien aux USA, et nous réserve d’autres surprises où “les marges” parasitaires provoqueront des secousses sismiques centrales. (On pourrait y voir un autre champ d’action des “termites” que décrivait l’économiste Gerb Stein.)

Les conséquences vont se poursuivre à bon train, sur un double plan:

• A l’intérieur des USA, où la crise va se poursuivre, mettant de plus en plus à l’épreuve l’idéologie, les défenseurs de l’idéologie, contre les partisans d’une réforme de l’idéologie (sorte de “pré-gorbatchéviens” du système), – accentuant “la discorde chez l’ennemi”, selon le mot de De Gaulle.

• Entre les USA et leurs alliés, ou bien entre les USA et le reste. Cela vaudra évidemment pour Sarkozy, de plus en plus maintenu en état de surpression qui le pousse à développer une politique du plus grand intérêt pour nos esprits ébahis de plaisir ironique. Dans ce cas, l’axe de confrontation entre la France (l’Europe) et les USA est tracé droitement. Sarkozy se fera sans doute réélire sur un programme anti-américaniste de belle facture, et sans doute le soupçonnera-t-on alors d’être un ex-appointé du KGB.

…En attendant quoi, le débat a de fortes chances, au rythme des tambours de la crise, et en présence sans doute des mésententes persistantes, de se diriger vers des mises en cause fondamentales. Là aussi, c’est un de nos classiques : la montée aux extrêmes. Si le réflexe idéologique est aussi fort que nous le croyons aux USA, alors que les USA sont nécessairement des acteurs du monde “globalisé” (sic), le débat sur le fondement de la doctrine ne pourra être écarté dans un geste d’apaisement. Les positions vont se polariser, monter aux extrêmes. C’est la meilleure chose qui puisse arriver.