Attaquer l’Iran? L’amiral Mullen “very, very destabilized….

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L’amiral Mullen, président du Joint Chiefs of Staff, se dépense beaucoup en ce moment. Il le fait, on l’a vu ce 8 janvier 2010, à propos du Yémen, et, comme nous le disions dans le titre – prudentissime… Cette fois, il renouvelle, mais avec l’Iran.

Antiwar.com présente une synthèse de cette intervention, ce 8 janvier 2010. L’intervention de Mullen, qui s’est faite devant l’Institute for Near East Policy, est également rapportée par Reuters, le 7 janvier 2010. Les passages essentiels:

«Admiral Mike Mullen […] said the U.S. military was prepared for any eventuality in Iran, despite being stretched by wars in Iraq and Afghanistan. He pointed to potential resources in the Navy and Air Force. “We have certainly focused on Iran for a long time and recognize ... what the potential could be,” Mullen said, adding he was “very comfortable” with U.S. capabilities.

»Mullen said authorities in Tehran were “on a path that has strategic intent to develop nuclear weapons and have been for some time” – a charge Iran denies. “I think that outcome (of a nuclear Iran) is potentially a very, very destabilizing outcome ... on the other hand, when asked about striking Iran, specifically, that also has a very, very destabilizing outcome”…»

L’amiral Mullen trouve tout cela vraiment “très, très déstabilisant” – quoiqu’on fasse ou qu’on ne fasse pas. La dépêche Reuters choisit de commencer en insistant sur le fait que Mullen juge une attaque contre l’Iran comme “très, très déstabilisante”. Cela paraîtrait donc le plus important dans ces déclarations? Voyons cela.

Notre commentaire

@PAYANT Notre première remarque est que l’amiral Mullen est fort disert ces derniers temps. Son discours est en général pas vraiment du genre va-t’en-guerre, par rapport aux normes washingtoniennes sans aucun doute. Dans le cas de l’Iran, c’est un véritable exercice d’équilibriste. Tout est “déstabilisant”:

• L’intention affirmée des Iraniens de produire une arme nucléaire (chose récemment affirmée à partir de “preuves” qui, comme très souvent, sont le résultat de “fuites” vers la presse Murdoch – le Times de Londres, en l’occurrence – dont on connaît, notamment depuis les “armes de destruction massive” de Saddam, la confondante honnêteté et l’éblouissante loyauté dans cette sorte d’affaires). Cette intention est démentie par les Iraniens, jugée sans aucun fondement jusqu’ici selon l’IAEA, contestée par les meilleurs analystes (voir Gareth Porther, le 5 janvier 2010) – mais enfin, la rumeur persiste à donner le plus grand crédit à cette affaire, avec les relais habituels, les piliers de la civilisation humaniste, du Likoud israélien à Joe Lieberman, dont on vous précisera qu’il est à la fois sénateur US et favori du courant néo-conservateur pro-israélien. Mullen suit, sans plus avancer d’arguments pour la “preuve”. Ainsi, cette intention iranienne, prouvée par la force des baïonnettes, est-elle jugée “très, très déstabilisante”…

• Donc, attaquons pour qu’elle ne se réalise pas? Pas du tout, parce qu’une attaque contre l’Iran serait, elle aussi, “très, très déstabilisante” pour la région. C’est ce qu’on appelle un dilemme, qui conduit Mullen à faire grand cas de la formule des négociations diplomatiques, laquelle passerait notamment par des sanctions aggravées autorisées par l’ONU; lesquelles, aujourd’hui, sont hors de question parce que la Chine n’en veut pas et que la Russie trouve que ce serait bien prématuré…

• Tout cela étant dit, qu’on se rassure – parce que, comme disait Francis Blanche, “nous avons les moyens de vous faire parler”; ce qui se traduit par Mullen par l’affirmation que les USA ont les capacités de frapper l’Iran s’il fallait se résoudre à le faire… Mullen est “très à l’aise” avec cette possibilité. Ah bon?

…Eh bien nous, beaucoup moins. Car entendre le président du JCS affirmer que les USA ont la capacité d’attaquer l’Iran, c’est comme écouter le propriétaire d’une Ferrari argumenter avec soin et conviction, comme pour vous convaincre et comme si vous aviez besoin d'être convaincu, pour expliquer que cette 2 chevaux, là-bas, à 200 mètres devant lui sur l’autoroute, eh bien, il est “très à l’aise”, il peut la doubler, oui oui… Tout cela pour observer que cette déclaration-là, précisément, nous surprend grandement. Il est rarissime, sinon complètement inédit, dans des circonstances aussi anodines, d’entendre le grand chef des forces armées US affirmer que les USA ont la capacité d’attaquer l’Iran, qui n’est tout de même pas une puissance absolument écrasante et à la réputation d’invincibilité affirmée. Les USA n’ont pas besoin d’affirmer une telle chose. C’est une évidence pour qui se réfère aux décennies d’affirmation et de démonstration de puissance des USA; et les USA et l’Iran, ce n’est pas la même catégorie (“not the same league”, disent-ils), ils ne jouent pas dans la même cour; affirmer la capacité des uns d’attaquer l’autre, cela aurait un aspect presque insultant pour les USA par rapport à l’évidence des situations respectives; ou bien... En effet, si Mullen juge utile de faire une telle affirmation, lourdement appuyée, c’est simplement qu’il faut en déduire que le Pentagone craint fort que sa réputation ne se soit grandement érodée, qu’il constate, au contraire de ce que dit Mullen, que ses capacités se sont fortement réduites, qu’il est temps aujourd’hui d’affirmer avec force ce qui était hier une évidence qu’il était inutile de clamer, parce que cette évidence est devenue aujourd’hui une hypothèse douteuse qu’il faut tenter de replâtrer.

C’est un événement discret qui, sans faire de vague, a une signification profonde. In fine et a contrario, selon les techniques washingtoniennes habituelles, c’est l’aveu fait par le militaire le plus élevé dans la hiérarchie des forces armées US que les USA ne sont plus la puissance militaire incontestée et incontestable qu’ils étaient encore il y a peu, il y a si peu, et que l’attaque contre l’Iran, si elle devait se faire ne serait pas une “affaire toute faite”. Cet aveu implicite, c’est un évènement “very, very destabilizing” pour la psychologie américaniste, qui va faire son chemin lorsque cette démarche sémantique et labyrinthique du président du JCS aura été parfaitement décodée.

Pour le reste, c’est aussi labyrinthique, comme on l’a déjà noté plus haut. Il faut reconnaître à l’amiral Mullen des vertus de diplomate dans l’art de balancer la menace tempérée et la prudence présentée comme le bon sens et la voie à suivre. Cette attitude correspond bien à ce qu’on sait déjà du président du JCS et, plus généralement, de la politique de l’U.S. Navy, qu’il représente en l’occurrence. D’une façon plus générale, on observera que cette attitude et cette politique sont un miroir très fidèle de la crise de la politique sécurité nationale aux USA, qu’il s’agisse de la politique suivie ou supposée (dans ce cas à l’égard de l’Iran, mais cela valable d’une façon plus générale) que des hypothèses d’intervention militaire. D’une façon plus générale encore, on en tirera l’enseignement que cet état de crise conduit les divers éléments du Complexe Militaro-Industriel à des positions contrastées selon les circonstances et les responsabilités occupées, cela d’ailleurs selon l’état actuel d’éclatement et d’influence des centres de pouvoir à Washington. Aujourd’hui, la fonction de président du JCS est singulièrement délicate puisqu’il s’agit de tenter de contrôler et de contenir deux crises à la fois, qui sont évidemment contradictoires par bien des aspects: la crise d’une politique extérieure expansionniste et belliciste et la crise de l’outil militaire au Pentagone.

Aujourd’hui, la position de l’amiral Mullen est différente de ce qu’elle fut in illo tempore, sous l’administration GW Bush. Dans ces temps-là, Mullen devait surtout chercher à modérer un pouvoir politique dont les militaires pouvaient craindre des initiatives aventureuses. Aujourd’hui, on a plutôt l’impression que son rôle est de tenter d’assurer une certaine stabilité dans un courant politique – évidemment belliciste et “very, very destabilizing” puisqu’il correspond à la “politique de l’idéologie et de l’instinct” dénoncée par qui Harlan K. Ullman – dont on découvre de plus en plus qu’il n’est lié à aucune administration, à aucun personnel politique, mais qu’il est la résultante irrésistible de la dynamique du système de l’américanisme.


Mis en ligne le 9 janvier 2010 à 05H45