“Dissidence” à Wall Street?

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Le site Huffington.Post signale, ce 13 avril 2010 la mise en place d’un nouveau site, anonyme, intitulé The Fourteen Bankers.blog. Il s’agit effectivement de “14 banquiers” de Wall Street, anonymes, qui entendent dénoncer l’évolution de ces dernières années, à Wall Street, qui a débouché sur la crise du 15 septembre 2008 et qui est devenue une sorte de système en forme de “structure crisique”.

Huffington.Post a interviewé l’un de ces banquiers anonymes, qu’on qualifierait de “dissident” du système de Wall Street tel qu’il a évolué, – mais “dissident” resté à l’intérieur du système. Un texte reprenant les principales déclarations précède cette interview.

«“The system is built to be gamed.”

» “The voices of dissent are not being heard.”

»These are the words of an anonymous executive at one of America's 10 largest banks, who after many years of watching the worst of Wall Street's ethics transform his company, has decided to speak out.

»Despite the obvious risks to his banking career, the executive, who's been in the industry for more than 20 years, says he can't bear to keep quiet any longer: “I decided that I cannot live with the extent of the compromises to my value system.”

»In early April, the executive in question started the anonymous blog, The Fourteenth Banker. Intended as forum for bank insiders who feel muzzled by industry gag orders, the blog gets its name from a now infamous March 2009 White House meeting with the heads of the nation's largest banks. (It's also a reference to the book, “13 Bankers: The Wall Street Takeover and The Next Financial Crisis” by Simon Johnson and James Kwak.)

»HuffPost recently spoke over the phone with “14” – for lack of a better name – about what exactly pushed him to speak out and why he thinks his industry is in dire need of reform. He agreed to speak on the condition that certain aspects of his career and employment were left out.

»The executive, who currently works in a management role at a U.S. bank that took TARP funds, described the rapid dissolution of the traditional banking functions at his company in favor of short-term fixes and often exaggerated profits. He described a flawed incentive system that produced generous salaries for many of his colleagues, while reducing lending to credit-worthy Main Street borrowers. That system, he says, has caused his own moral crisis.»

Notre commentaire

@PAYANT Cette initiative, cette “dissidence”, sont des nouvelles d’une réelle importance. Tous les signes existent, y compris le parrainage discret de Simon Johnson, pour prendre cette initiative au sérieux et, effectivement, comme une “dissidence”. Ce qui nous importe ici n’est pas l’analyse économique, non plus les prévisions également économiques, sur l’éventualité d’une nouvelle crise, etc. En d’autres mots, nous ne voulons pas appréhender cette initiative d’un point de vue économique, ni même d’un point de vue éventuellement politique selon l’appréciation que la politique dépendrait de l’économie. Ce qui nous importe ici, ce sont les indications sur le processus qui anime le système à Wall Street, et l’état du système de Wall Street lui-même, – effectivement, Wall Street considéré en tant que “système” (Nous irons plus loin, plus bas, dans nos conclusions.)

L’interviewé, qui reste anonyme puisqu’il occupe toujours un poste de haute fonction dans la banque, décrit un processus systémique et nullement une évolution dirigée, orientée, calculée. C’est un point intéressant, dans la mesure où, dans la hiérarchie des complots divers qu’on soupçonne, Wall Street est un des candidats les mieux placés, à la fois à cause de sa concentration et, par conséquent, de la concentration de sa puissance, par sa spécificité technique qui le rend aisément manipulable, ou, plutôt “dirigeable” (dans le sens où on le dirigerait), par la solidarité (ou la complicité) existant dans la finance, par la force de son idéologie. L’impression qui ressort de l’interview de l’interlocuteur de Huffington.Post est révélatrice, par exemple lorsque la question est posée de savoir si des consignes ont été données pour abandonner la politique des prêts aux entreprises et aux individus cherchant des investissements productifs, au profit de ce qu’on nomme la “finance-casino” des profits pour le profit, – que l’interviewé considère manifestement comme une dégénérescence du système… L'impression est bien d'une évolution systémique non élaborée en tant que telle au départ.

«They're not being told not to make loans. However, the difficulty of making loans has gone up several magnitudes. And the metrics have changed. In the past the organization has valued loans, now the organization values deposits and fee-based products... The question is what does that mean? There may not be a directive given that you will make fewer loans, but the practical effect is the you will make fewer loans. But also the skill set of your people will change to being skilled at loans to being skilled at other things.»

Donc, pas de consigne particulière, pas d’orientation, pas d’“ordre”, mais une dérive systémique à laquelle on s’adapte, à laquelle certains prennent plaisir à s’adapter, à laquelle les personnes les plus douées pour la nouvelle orientation émergent de plus en plus et accélèrent mécaniquement la tendance. Il faut bien voir que l’interviewé n’apparaît à aucun moment comme un anti-capitaliste, ni comme un anti-Wall Street, mais comme un partisan du système qui constate une évolution automatique et observe que cette évolution le conduit à trahir tous ses propres principes de financier classique de Wall Street, jusqu’à ce moment où il considère de son devoir de réagir comme il le fait. Les seules “consignes” qu’il mentionne sont les “gag orders”, c’est-à-dire la consigne d’une sorte de “secret professionnel”, l’ordre de ne pas divulguer la façon dont le système a évolué. Mais ces ordres ne sont pas fondateurs, ils accompagnent l’évolution du système et, de façon tout aussi systémique, sont là pour protéger cette évolution.

La conclusion qu’on tire de ce rapide aperçu nous conduit à reprendre l’idée générale présentée plus haut, et à la préciser en qualifiant cette évolution de Wall Street d’une évolution conduisant à ce que Jean-Paul Baquiast nomme un “système anthropotechnique”, dont nous débattons dans notre rubrique “DIALOGUES”. Le constat n’est finalement pas étonnant: Wall Street n’est pas différent du reste, il fonctionne comme le reste, en système où les individus sont dirigés par des mécanismes qui semblent irrésistibles.

Deux conclusions à ce point, – une mauvaise nouvelle et une bonne nouvelle, ou deux bonnes nouvelles si l’on considère que le caractère irréformable du système est un avantage en poussant vers des solutions radicales:

• Effectivement, Wall Street est irréformable, parce que nous pensons qu’un tel système, un système anthropotechnique, ne peut vouloir une réforme de lui-même qui constituerait un désaveu de lui-même qu’il ne peut concevoir. Il évolue en aveugle, ou plutôt en nihiliste, selon sa logique de puissance, préoccupé de la seule production de puissance. Il ne se juge pas, il est insensible à l’expérience, il poursuit donc exactement comme il a fait précédemment, jusqu’à la crise de 9/15, évidemment vers de nouvelles crises. La question subsidiaire, posée pour le sport parce que sans espoir de réponse: où se trouve la “crise finale” ?

• Même un système fermé, cohérent, puissant, très structuré, très psychologiquement homogénéisé comme Wall Street est producteur de “dissidents” à l’intérieur de lui-même. (Et il s’agit de “dissidents” intéressants: non des personnes touchées par une rupture intellectuelle qui les ferait condamner tout le système, – et donc le quitter, au contraire de notre interviewé anonyme, – mais des personnes croyant au système et jugeant qu’il est engagé dans une folle décadence.) Ce n’est certainement pas pour dire que ces “dissidents” l’emporteront (nous ne le croyons pas puisque nous ne croyons pas que le système est réformable), mais pour observer que la pression du système ne fait que s’accroître, et sa crise aussi, parallèlement, par conséquent, et que cet accroissement tend tout de même à semer un certain désarroi (“discorde chez l’ennemi”) à l’intérieur même du système, prouvant ainsi que même l’extrême homogénéisation de Wall Street ne parvient pas à empêcher des failles et des ruptures dans les psychologies.


Mis en ligne le 14 avril 2010 à 06H49

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