Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
191530 novembre 2006 — Depuis 1985, le marché entre le Royaume-Uni et l’Arabie Saoudite surnommé Yamamah fait figure de serpent de mer des annales de la corruption. Il fait parfois, aussi, l’admiration secrète des concurrents de BAE tant il permit à la firme anglaise de vivre quelques années tranquilles sur cet impressionnant trésor de guerre (Yamamah, avec ses multiples ramifications d’accord triangulaire où s’inscrivaient des livraisons de pétrole, a rapporté indirectement et régulièrement à BAE un pactole impressionnant, en même temps qu’il couvrait d’ors divers les princes des sables arabiques). Parallèlement existait le sentiment qu’une “affaire” si audacieuse resterait également inviolable, comme un tribut rendu à la légendaire habileté britannique. A preuve, la formule semble (semblait?) avoir été reprise pour le Typhoon.
… Et puis, depuis quelques semaines (un mois, en gros), tout semble menacer de se défaire. (On en a eu quelques échos dans ces colonnes.) Hier matin, de nouveaux éléments ont fait leur apparition dans la presse, notamment du côté du Guardian (mais aussi du reste : Financial Times, Independent, etc.), qui fait depuis trois ans, quand il le peut, ses choux gras de Yamamah. Le Guardian est intéressant à cause de son rôle de pionnier dans ce domaine.
Son édito du 29 novembre signale les attaques dont il est désormais l’objet : «It is unusual for the Guardian to be attacked as too supportive of law and order. But in the last few days, Mike Turner, chief executive of Britain's biggest arms company, BAE Systems, has led a chorus of claims that the nation's economy is imperilled by this newspaper's support for the police.» Pour autant, le Guardian reste neutre dans le ton et se contente de réaffirmer ce qui lui paraît être l’évidence («The attorney-general should ensure that the administration stands firm against all pressure to interfere with the course of justice.»)
Pour ce qui est de l’enquête elle-même, cet éditorial accompagnait la nouvelle du jour (hier), qui est l’annonce de la progression de cette enquête vers l’identification des comptes suisses et d’un personnage, un milliardaire saoudien vivant à Monaco et qu’on voit souvent à Londres, ami personnel du Commissaire européen Peter Mandelson, qui aurait peut être joué un rôle-pivot d’intermédiaire dans l’évolution du scandale : «Secret payments of millions of pounds from Britain's biggest arms company have been found in Swiss accounts linked to Wafic Said, a billionaire arms broker for the Saudi Royal family, according to legal sources.»
L’affaire Yamamah, dont les enjeux politiques, industriels et sociaux sont considérables, a-t-elle atteint un point de non-retour? La publicité qui en est faite est une indication à ce sujet, autant que l’avancement de l’enquête. Le Serious Fraude Office (SFO), cet organisme indépendant tenant autant le rôle d’une police judiciaire nationale qui n’existe pas en Angleterre que celui d’un parquet, donc autorisé à mener l’enquête autant qu’à inculper, joue désormais sa crédibilité. S’il paraît céder au pouvoir politique, il met en cause d’une façon fondamentale son crédit. Il n’est pas certain que le SFO veuille prendre une voie qui pourrait conduire à se faire hara-kiri.
Un autre facteur est particulièrement important : les Saoudiens sont dans le jeu. Si l’affaire avait été anglo-britannique, des possibilités d’étouffement auraient été certainement poussées à leur terme sans trop de complication. La présence des Saoudiens, qui ne répondent pas aux mêmes motivations patriotiques britanniques, complique singulièrement le jeu.
D’autre part, si même l’enquête du SFO était bloquée par un moyen ou un autre, on ne peut imaginer que puisse se faire, business as usual, la poursuite de négociations sur les 72 Typhoon avec les “clauses” de commission/corruption primitivement prévues, — point qui devrait diminuer notablement l’intérêt des Saoudiens et compliquer l’ensemble des choses… Ou bien si, peut-on tout de même imaginer que ces “clauses” subsisteraient?
L’avancement du scandale est assez conséquent pour qu’on puisse en tirer quelques enseignements. Il n’est pas interdit de parler de cette affaire débarrassé de toute morale, avec un certain cynisme, comme font les Britanniques eux-mêmes avec un cynisme certain. Nous nous plaçons du simple point de vue de l’efficacité, et du point de vue extrêmement élargi, voire contraint à certains aspects peu reluisants, de l’intérêt national selon la conception que doivent en avoir les Britanniques.
• On éprouve une impression étrange devant l’évolution d’une affaire, en cours dans sa phase actuelle depuis au moins trois ans, et qui n’a fait l’objet d’aucune manœuvre notable des autorités politiques pour la ralentir, voire la bloquer. Cette idée va plus loin encore. Certaines indications montrent que l’équipe Blair ne se serait “réveillée” qu’il y a deux ou trois semaines, négligeant auparavant de prendre l’affaire au sérieux.
• Cette interprétation est “techniquement” possible. Le gouvernement Blair, et Tony Blair lui-même, travaillent en circuit fermé. Blair a son propre “cabinet” de conseillers, qui ne s’occupe que des affaires qu’identifient et choisissent les conseillers. Leurs liens avec la bureaucratie des ministères sont ténus et, souvent, marqués par la méfiance et la défiance. La chose a pu être vérifiée tout au long de l’affaire irakienne. Certaines des fautes qui ont été commises l’ont été à cause de ce climat et de la rupture avec la réalité qui l’accompagne. Si l’on ajoute la prédominance du “spin” et des activités de communications, on se retrouve en pleine situation de virtualisme.
• Le gouvernement britannique, et Blair surtout, se caractérisent psychologiquement par une immense confiance en eux que d’aucuns nommeraient arrogance s’il n’y avait souvent une complète inconscience dans le chef de ceux qui l’affichent. La situation psychologique est évidemment nourrie et renforcée par l’atmosphère générale de virtualisme. Cet état d’esprit implique que les dirigeants britanniques n’ont pas douté une seconde que le cas du Typhoon (vente des avions, reconduction d’un “Yamamah” version 2006) était tranché, qu’il ne serait pas question que les Saoudiens puissent envisager une menace de retrait du marché en négociation pour les 72 Typhoon.
A côté de ces considérations politiques ou politiciennes tout de même teintées fortement de psychologie, il y a des constats plus simples qui sont complémentaires, qui montrent un jour très particulier sur cette affaire. Le scandale a mûri à cause d’“accidents” d’un type qui est de plus en plus coutumier. C’est le cas de la mise en ligne, le 8 mai dernier , de plusieurs documents confidentiels, par le ministère du commerce et par inadvertance.
L’arrogance des autorités politiques pour juger des affaires politiques autant que de leur conduite, leur rupture avec la réalité (et leur mépris de la réalité et de tout ce qui la représente), leur choix du virtualisme pour leurs propres activités, impliquent une démobilisation et une inattention pour l’essentiel des vraies affaires du monde à tous les échelons de la bureaucratie. C’est dans cette atmosphère que des incidents de cette sorte surviennent. Le cas signalé ici démontre, par rapport aux habitudes britanniques, à la responsabilité partagée dans la fonction publique de protéger les activités de sécurité nationale et les intérêts nationaux, une réelle irresponsabilité, une indifférence et une inattention bien inhabituelles. Ce cas est signalé ici comme exemplaire du climat général, qui fait que cette affaire, pourtant réapparue régulièrement dans la presse depuis trois ans, n’a fait l’objet d’aucune riposte collective sérieuse de la part du gouvernement.
Par rapport à ce qu’on connaît de l’efficacité proverbiale de l’administration britannique dans le champ de l’activité du “damage control”, il s’agit d’un dysfonctionnement majeur. Pour le définir, nous dirions qu’il s’agit d’un phénomène structurel plus que d’un incident conjoncturel. Il illustre ce qu’est devenu le fonctionnement des affaires publiques autant que des relations internationales dans notre époque, avec l’importance majeure du domaine de la psychologie. Le principal des activités gouvernementales et bureaucratiques est concentré sur la communication, c’est-à-dire sur la perception de la réalité plus que sur la réalité, et une perception arrangée selon les tendances et pressions des pouvoirs concernés. L’effet principal, chez les acteurs de ces activités, se fait sur la psychologie bien plus que sur le jugement et sur les actes. Il s’ensuit des dysfonctionnements par méconnaissance, par jugement faussé, par inattention, par automatisme désastreux, etc.
… En attendant, aujourd’hui (30 novembre), peu de chose notable dans la presse alors qu’hier la presse britannique était pleine de nouvelles sur Yamamah. C’est un signe qui nous conduit à deux constats et une conclusion:
• la presse ne s’acharne pas spécialement sur cette affaire, contrairement à ce que disent BAE et certaines autres parties ;
• cette affaire “vit d’elle-même“ en quelque sorte, elle s’impose au monde de l’information plus que le monde de l’information ne cherche à faire du sensationnel avec elle. Personne ne contrôle “Yamamah” (et, sans doute, pas plus le travail du SFO qui a ses propres intérêts et son propre statut à défendre) ;
• “Yamamah” et son scandale sont un exemple de plus d’une époque où le pouvoir général est éclaté et dispersé entre les différents centres de pouvoir parcellaires en activité, sans coordination centrale, avec le choix général de la virtualité de préférence à la réalité. Les événements du monde sont out of control, ”Yamamah” dans sa version scandaleuse l’est aussi.