Wokenisme dans le désordre

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Wokenisme dans le désordre

• Textes du 29 juillet 2021. • Une enquête générale sur le wokenisme et les phénomènes qui lui sont liés au Royaume-Uni. • Paysage de crise très profonde dans un désordre à mesure. • Contributions : dedefensa.org et Alastair Crooke.

Dans le texte ci-dessous, Alastair Crooke s’attache à la présentation et l’interprétation d’une grande enquête qu’a réalisé Frantz Luntz, spécialiste de ces enquêtes sociologique, après un travail particulièrement impressionnant sur le plaqn quantitatif comme sur le plan qualitatif. Le quotidien Times de Londres présente ainsi la démarche de Luntz, ainsi que Luntz lui-même, avec le principal enseignement qu’il en tire, qui est la crise profonde qui affecte d’abord l’“anglosphère”, le monde anglo-saxons et transatlantique (UKL et USA) :

« Frank Luntz, qui a passé près de trois décennies à travailler pour le parti républicain aux États-Unis et a conseillé des présidents, dont George W Bush, sur le langage politique, a déclaré que d'ici six à douze mois, les divisions culturelles en Grande-Bretagne rattraperaient celles des États-Unis. »

Ce qui ressort de l’analyse qu’en fait Crooke, c’est bien entendu cet aspect crisique évident, mais aussi (et surtout pour notre propre compte) le désordre qui caractérise cette crise. En effet, tout cela est présenté sous le vocable désormais bien connu, et pour notre compte identifié dès l’origine comme si important, de “wokenisme”, mais nous avons également l’impression qu’un grand désordre accompagne ce concept tel qu’il est considéré ici.

Ainsi est-il décrit une rupture générale et une révolte générale, notamment des plus jeunes, de la jeunesse elle-même. Bien entendu, et cela pour renforcer nos jugements, cette rupture et cette révolte se font à la fois contre les élites, contre les dirigeants, contre l’esprit des entreprises, contre le capitalisme lui-même. Par exemple, cette position exprimée ici (citation ci-après) est particulièrement encourageante, que vous soyez ou non climatosceptique, et cela montrant bien la vanité du débat “sur le climat” (climato-scepticisme contre climato-alarmisme : vieux débat faussé et faussaire selon nous) et l’essentialité au contraire du débat sur la catastrophe environnementale :
« 75% [des jeunes gens interrogés] sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le changement climatique est un problème spécifiquement capitaliste. »

Là où s’installe un certain désordre et même un désordre-certain, où apparaissent ambiguïté, confusion, voir contradiction, c’est justement dans la signification du terme “wokenisme” dans les conditions où il est né, ce qu’il manifeste, la façon dont les groupes qui s’en réclament le décrivent eux-mêmes, par rapport à la façon où il est employé ici. En effet, nul ne peut ignorer :
• que le wokenisme aux USA, tel qu'il s'est manifesté depuis un an en mode-turbo, n'entend nullement renverser le capitalisme malgré les mises en scène marxistes, mais réorienter le capitalisme à son profit ;
• que le wokenisme est soutenu à fond par le monde des entreprises, qui s’affichent à qui mieux-mieux “racialistes” et sociétales-progressistes ;
• qu’il est très largement soutenu dans les élites et les directions politiques (notamment au Royaume-Uni et aux USA, et en France dans ses particularismes) ;
• qu’il est absolument la doctrine officielle de l’administration Biden et du parti démocrate aux USA.

C’est-à-dire que le wokenisme est d’abord et avant tout une tendance qui, si d’un côté elle exprime certaines revendications dans lesquelles on peut trouver certaines justifications, – le terme “certaines” est employé pour exprimer l’ambiguïté considérable de la situation à cet égard ; d’un autre côté elle est soutenue à fond et utilisée à mesure, indirectement et parfois directement, par toutes les forces affiliées au Système sans le moindre doute. Dès lors, si Luntz décrit dans son enquête, et sans aucun doute à juste titre, une “révolte contre le Système”, il manque sans aucun doute un éclaircissement sur cette identification avec le wokenisme, sous peine de contradictions épouvantables.

Il faut savoir ce qu’est la révolte crisique en cours, et contre qui et contre quoi elle se manifeste. Il s’agit bien d’une “modernité liquide” (qui serait plutôt pour nous une “modernité-tardive liquide”, – difficile à lui rendre justice par la prononciation, – ou bien une “postmodernité liquide”), – dans tous les cas dans sa consistance : la liquidité de la chose rend d’autant plus difficile son identification certes, mais de ce fait elle la rend d’autant plus impérative.

Le texte d’Alastair Crooke, paru le 21 juillet 2021 dans Strategic-Culture.org, est donné ici dans la traduction du Sakerfrancophone.

dde.org

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La modernité liquide

Le Dr Franz Luntz, sondeur américain, après une méga série de sondages et de groupes de discussion aux États-Unis et en Grande-Bretagne, a averti sans ambages que les guerres culturelles woke sont en passe de devenir la plus grande source de clivage dans la politique britannique – comme elles le sont déjà aux États-Unis. Certains diront que la Grande-Bretagne n’est pas l’Europe (post-Brexit). Mais ceux qui s’accrochent à cette bouée de sauvetage se font sûrement des illusions. Les jeunes Européens sont accros aux écrans et aux médias sociaux (principalement américains).

Le clivage “woke”-populiste était le point central de Luntz (bien que la définition du populisme fasse défaut – défini comme étant simplement « non woke »). Son analyse a retenu l’attention. Cependant, parmi les 3 000 entretiens sur lesquels l’enquête était basée, il y a une face cachée relativement moins remarquée ; elle est aussi importante – peut-être même plus importante – que sa thèse principale.

Elle montre que les électeurs britanniques en ont autant assez des entreprises que des hommes politiques (qu’ils considèrent avec mépris comme des mercenaires égoïstes). Ils rejettent l’ethos centré sur l’argent des entreprises et sur Wall Street ; ils n’apprécient pas la grande disparité des richesses, et les jeunes considèrent le capitalisme comme un gros mot : être capitaliste, c’est mettre une grosse cible rouge “X” sur son front. Voir cette interview vidéo.

Concentrez-vous sur ces trois « points à retenir » – ils sont étonnants : premièrement, en réponse à la déclaration : « Quand je regarde les dirigeants d’entreprise et la façon dont ils nous traitent, je me dis qu’ils sont tous à chier », 77% des personnes interrogées sont soit d’accord, soit neutres – et seulement 23% ne sont pas d’accord.

Deuxièmement, moins de la moitié du pays (43%) se sent « intégré » dans le Royaume-Uni. Pire encore, seulemennt 27% d’entre eux ont le sentiment que le Royaume-Uni est intégré en eux. « C’est le résultat le plus alarmant, car il laisse présager des temps difficiles », avertit Luntz.

Troisièmement, « l’élément central du populisme et du wokenisme est que les systèmes économiques et politiques (et les personnes qui les dirigent) sont en place contre vous, quoi que vous fassiez » (Luntz). Les deux camps utilisent cette même rhétorique hostile l’un contre l’autre. La perception d’un système truqué existe déjà chez plus d’un tiers de la population.

Il existe une différence marquée entre les générations. Les personnes âgées restent relativement épargnées par ces nouveaux courants qui tourbillonnent dans leurs sociétés, mais une proportion significative de jeunes (disons de moins de 50 ans) – tourne le dos au système, et à leur pays. 22% des électeurs pensent que la Grande-Bretagne les a laissé tomber. 37% des électeurs ont déclaré que le Royaume-Uni est « institutionnellement raciste et discriminatoire ». Moins de la moitié de la population (44%) pense que la prochaine génération aura une meilleure qualité de vie qu’elle.

Et vous pensez que, lorsque la pandémie se retirera et que l’économie s’ouvrira, nous reviendrons à « l’ancienne normalité » ? Vous pensez que lorsque l’économie d’entreprise redémarrera, le facteur « bien-être » populaire augmentera ? Pas du tout. Dites adieu à l’« ancienne normalité ». La foi dans la démocratie elle-même est au plus bas. Lorsque 70% de la population pense que ses représentants font de la politique soit pour eux-mêmes, soit pour leur parti, vous avez un problème. Mais lorsque les électeurs pensent qu’ils sont soit « ignorés », soit « non pertinents », soit les deux, c’est la crise.

Nous avons donné aux gens 18 descriptions différentes de ce que font ressentir les leaders économiques britanniques au peuple. Résultat : huit des dix premiers choix étaient des attributs négatifs, avec en tête « déçu » et « ignoré ». Nous avons ensuite posé une question simple sur ce dont le public pense que les dirigeants économiques et commerciaux britanniques se soucient le plus. Les quatre premiers résultats étaient résolument négatifs. « Le profit prime sur les gens », « Les actionnaires passent en premier, pas les gens ordinaires », « Rémunération excessive des PDG et des dirigeants » et « Éviter de payer des impôts ».

Que veulent les jeunes générations ? Leur réponse à la question : « Quel est l’objectif le plus important du gouvernement ? » devrait nous indiquer précisément de quel côté souffle le vent : protéger les plus pauvres, les plus faibles et les plus vulnérables est le premier objectif. Quand entendez-vous de tels messages de la part des élites politiques européennes ? « Qu’elles aillent se faire foutre [les élites politiques] », telle est la réponse massive des électeurs à leurs dirigeants, avec seulement 20 % de désapprobation.

Vous ne le voyez pas ? Vous pensez que ce sera le temps des cabarets, style années 1920, lorsque l’économie sera pleinement ouverte et que nous ferons tous la fête ?

Les recherches de l’Institute of Economic Affairs (IEA) confirment les conclusions de Luntz selon lesquelles les jeunes sont profondément hostiles au capitalisme et ont une vision positive des alternatives socialistes : 67% disent qu’ils aimeraient vivre dans un système économique socialiste ; 75% sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le changement climatique est un problème spécifiquement capitaliste ; 78% accusent également le capitalisme d’être responsable de la crise du logement en Grande-Bretagne.

L’IEA suggère que ses propres conclusions devraient servir de « signal d’alarme » aux partisans de l’économie de marché. Luntz rapporte que le mot “capitalisme” lui-même est devenu « un désastre » – ses sondages et ses groupes de discussion montrent que ses connotations sont toutes uniformément négatives. Cette hostilité explique peut-être en partie le paradoxe qui trouble les prévisionnistes des banques américaines qui se demandent pourquoi les offres d’emploi non pourvues explosent, alors que le chômage reste élevé. Se pourrait-il que ceux qui sont actuellement au chômage se disent tout simplement “au diable ces emplois”, – du moins tant que les chèques de “relance” de Biden continuent ? Beaucoup en ont assez des conditions de travail d’employeurs comme Amazon.

Les convulsions internes des États-Unis, cependant, sont une chose. Mais l’implosion de la confiance sociale, et maintenant de la sécurité personnelle aux États-Unis (suite à la campagne de “démantèlement de la police”), se propagent dans le monde entier. Si la précarité de notre époque – aggravée par le virus – nous rend nerveux et tendus, c’est peut-être aussi parce que nous avons l’intuition qu’un mode de vie, un mode d’économie aussi, touche à sa fin. Si c’est le cas, dirait le Dr Luntz, notre intuition fait mouche.

La peur du bouleversement social sème la méfiance. Elle peut produire l’état spirituel qu’Émile Durkheim appelait l’anomie, c’est-à-dire le sentiment d’être déconnecté de la société, la conviction que le monde qui nous entoure est illégitime et corrompu, que nous sommes invisibles, que nous sommes un “numéro”, l’objet impuissant d’une répression hostile imposée par “le système”, le sentiment qu’il ne faut faire confiance à personne.

Les gens vivent aujourd’hui dans ce que le regretté sociologue Zygmunt Bauman a appelé la modernité liquide. Tous les traits de caractère qui vous étaient autrefois attribués par votre communauté sont aujourd’hui redéfinis par la doctrine wokeniste, en fonction de votre apparence – et selon des catégories fixes – sans tenir compte de votre conscience de vous-même, de votre propre éthique, de votre sexe biologique, de votre éducation, de vos mérites humains – et du lieu et des liens associés à votre appartenance historique.

La biologie ne s’applique plus. Votre genre n’est pas ce que vous pensiez : il est liquide, et peut (et peut-être doit) être changé. Vous êtes “blanc”, donc suprématiste ; vous êtes “blanc”, donc raciste ; de l’élite – donc privilégié.

Le wokenisme remet radicalement en question le système : « Vous n’avez pas réussi par vos propres efforts ou mérites. Vous avez réussi en vertu de votre seule identité visible. Cette identité remonte à des centaines d’années et repose précisément sur des opportunités délibérément refusées aux autres. Par conséquent, tout semblant de succès que vous avez eu dans la vie est illégitime. Il n’est pas mérité. Et il est juste de vous le prendre. Le wokenisme est vraiment hostile à l’histoire, à la culture et à la tradition. Ils ne les respectent pas – et ils insistent sur le fait qu’ils ont raison. Il n’y a pas de débat possible ».

Luntz conclut : « Si vous devenez wokeniste, vous rejetez tout ce qui vous entoure. Vous rejetez le succès des autres. Vous les identifiez par leur apparence, plutôt que par ce qu’ils ont accompli – et je suis si pessimiste – à cause de la combinaison du wokenisme, des médias sociaux et de la politique : la politique divise le pays ; elle cherche à armer le langage du wokenisme – et les médias sociaux vous permettent de le diffuser. La situation s’aggrave aux États-Unis, elle s’aggrave ici [au Royaume-Uni]. Ce n’est pas ce que vous voulez, mais ça arrive quand même. Il n’y a pas de vaccin pour l’arrêter ».

Alastair Crooke