«Vienne la nuit sonne l’heure…»

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«Vienne la nuit sonne l’heure…»

28 juin 2010 — Les deux vers complet sont ceux-ci, de Guillaume Apollinaire certes, et du pont Mirabeau : «Vienne la nuit sonne l'heure/ Les jours s'en vont je demeure.» Las, il est possible qu’au contraire du poète, nous nous en irons avec les jours, c’est-à-dire balayés par les jours. Au fond de lui-même, ce doit être l’avis de James Carroll et de nombre d’autres (voir par exemple, Bob Herbert, dans le New York Times du même 22 juin 2010: «When Greatness Slps Away»). Voilà qu’aujourd’hui ils assistent, impuissants et horrifiés, à l’effondrement de la plus grande chose que l’esprit humain, dans sa profonde assurance de lui-même, ait enfantée pour défier l’Histoire, – que ce soit les USA et leur prétention ou la modernité et ses certitudes, – ceci ou cela, qui revient au même…

Même chez des personnalités plus “politiciennes”, plus marquées par les impératifs de compromis inhérents à la politique, on trouve une colère et une frustration également très grandes. Nous parlons toujours des USA et plus précisément du ressentiment contre Obama s’exprimant, par exemple, chez une Arianna Huffington (voir sur Ouverture libre, ce 27 juin 2010). Sans aucun doute, cette frustration constitue un sentiment très inhabituel, très remarquable, d’autant plus qu’il fait l’impasse sur les habituelles récriminations droite-gauche, les clichés partisans courants (Huffington montrant de la compréhension politique pour Sarah Palin et Tea Party !), pour exprimer un sentiment général qui s’adresse certes à une direction précise et à un homme clairement identifié, mais ceux-ci tenant dans notre propos une position symbolique ; qui vaudrait aussi bien pour toutes les directions politiques, tous les dirigeants notamment du bloc occidentaliste-américaniste, dans un climat général de frustration et d’impuissance.

@PAYANT La sensation, la perception évoluent à une vitesse vertigineuse, comme les événements eux-mêmes d’ailleurs, ou bien, dit autrement, comme la perception que nous avons des événements. Le rapprochement que fait Carroll entre la catastrophe du Golfe du Mexique et la catastrophe en Afghanistan est fort bienvenu. Il répond ainsi au souhait que nous ne cessons d’émettre de la nécessité d’acquérir une “conscience de la globalité de la crise” (voir au 25 mai 2010), c’est-à-dire de comprendre que tout est lié. Et le brouhaha de 48 heures, finalement assez quelconque malgré les exclamations des plumitifs, entre Obama, McChrystal et Petraeus, ne dément pas le propos. L’on sait si bien que l’épisode n’arrête rien de l’activité des talibans et des frères Karzaï, non plus que le débit de pétrole au fond du Golfe et la dévastation des côtes, de la façon de vivre (l’art de vivre ?) de ses habitants, de la faune, de la flore...

Peu après 9/11, le 26 du même mois de septembre 2001, Donald Rumsfeld avait emphatiquement observé que la bataille engagée contre les terroristes était celle de la protection de cette chose sacrée, – “the American Way of Life”. Le “oil spill” fait-il partie d’un réseau terroriste ? Les remarques de Bob Greene sur cette vision permanente du “oil spill” par vidéo installée par BP sont intéressantes pour marquer combien cette catastrophe est effectivement en train d’entrer dans notre façon de voir les choses et dans l’“American Way of Life”. De même, l’interprétation des spécialistes certainement incontestables de la mystérieuse organisation nommée Emirat Islamique d’Afghanistan à propos d’un Petraeus qui s’effondre parce que sa psychologie est trop accablée du poids et de l’absurdité des entreprises américanistes, n’est pas dénuée d’intérêt. Le PTSD, ou Posttraumatic Stress Disorder, est-il lui aussi, selon la même démarche, en train d’entrer dans notre façon de voir les choses et dans l’“American Way of Life” dans son nouveau style ?

De ce point de vue, ce que nous nommons “le brouhaha de 48 heures” Obama-McChrystal-Petraeus a constitué, pour Washington, une sorte de diversion, un retour fugitif dans un monde dépassé où l’on croit que l’on peut encore contrôler les choses. Les G8 et G20 respectifs ont complété le tableau, avec les habituels désaccord sur ce qu’il faut faire pour sauver le monde, les accords habituels pour condamner quelques “pays-voyous“ qu’il faudrait inventer s’ils n’existaient pas, l’annonce sérieuse (est-ce effectivement sérieux ?) d’une possible attaque de l’Iran par Israël, les habituelles perspectives de crises nouvelles dans un paysage où les crises actuelles sont si peu résolues que personne n’a osé les considérer pour ce qu’elles sont vraiment.

Nous soulignerons cette situation qui nous paraît, comme nous le percevons et l’interprétons, somme toute comme complètement paradoxale ; mais non, le paradoxe ne l’est qu’en apparence seulement… Tout s’est passé, à Washington, comme si le “brouhaha de 48 heures” Obama-McChrystal-Petraeus n’avait même pas semblé concerner vraiment l’Afghanistan. Cette affaire a paru être une de ces petites intrigues washingtoniennes qui donnent périodiquement l’impression aux directions politiques qu’elles reprennent le contrôle des événements. La réalité, en Afghanistan, est toute autre, et les mêmes événements déjà rencontrés sont à prévoir à nouveau, en plus grave bien sûr, comme dans un cercle vicieux aggravé de nos impuissances sans retour, et qu’importe alors quel général bardé d’étoiles et de décorations est à la tête des forces US et de la “coalition” américaniste et occidentale. Le 22 juin, Maureen Dowd écrivait dans le New York Times : «Afghanistan is more than the “graveyard of empires.” It’s the mother of vicious circles.»

L’accusation d’indignité, d’incompétence, d’absence de courage dans le chef de nos dirigeants politiques existe encore, certes, mais ce qui progresse incontestablement et qui va rapidement dominer, c’est l’impression terrible qu’on éprouve à mesurer leur impuissance, leur paralysie et leur désarroi. Il est vrai que le malaise de Petraeus prend à cette lumière une dimension symbolique qui n’est peut-être pas sans réalité ; c’est effectivement comme si le général, réalisant soudain les réponses qu’il devrait donner au sénateur McCain s’il parlait sans la retenue des conventions conformistes du système, avait été frappé par tout ce qu’elles portent de signification, et saisi effectivement de ces sentiments d’impuissance, de paralysie et de désarroi.

Au reste, si l’Afghanistan vous ennuie et si vous n’avez aucun goût pour le “oil spill”, tournez-vous du côté du G20 et des bruits apocalyptiques qui l’ont accompagné, à mesure de la maigreur des résultats obtenus. Ambrose Evans-Pritchard, du Daily Telegraph vous en entretient en évoquant “des échos de 1931”, avant la plongée finale dans la Grande Dépression, et en annonçant une “monstrueuse” opération de planche à billets de la Fed pour, paraît-il, éviter le remake du susdit plongeon. On verra, si ce n’est tout vu...

On se doute alors que nous sommes de plus en plus inclinés à privilégier nos explications de système, bien plus que celles qui concernent les hommes. De même sommes-nous de plus en plus inclinés à écarter les analyses et les explications de la politique habituelle, de séparer le cas des USA du reste, de spéculer sur les déplacements de puissance et d’influence, sur la montée de nouvelles puissances, sur les manœuvres des uns et des autres, les traquenards, les montages venus de loin et contrôlés au millimètre, les complots innombrables, etc. La seule restriction à ce constat se trouve, bien sûr, dans le fait de notre attention constante pour les USA, mais pour “des USA” nullement en tant que spécificité géopolitique ou idéologique, plutôt pour ces USA qui représentent l’archétype du système, sinon le système lui-même. Cet intérêt spécifique pour une observation du symbole accompagne notre hypothèse que, si cette puissance s’effondrait effectivement, il se produirait un bouleversement psychologique collectif d’une ampleur jamais vue depuis le début de ce que nous nommons la “deuxième civilisation occidentale”. (Ce serait la fin du mythe de l’American Dream, qui est sans doute la poutre maîtresse, unique par définition, poutre maîtresse psychologique et symbolique de la modernité, dans la mesure où la modernité repose sur cette réalité événementielle et pseudo historique que sont les USA.) Nous restons complètement dans le cadre d’une réflexion systémique et ne sacrifions nullement aux spéculations habituelles. L’effondrement des USA ne concerneraient pas les USA mais un système dans sa globalité, le système dominant aujourd’hui, et il ouvrirait une période absolument inédite et dont nous ne pouvons rien savoir aujourd’hui.

En attendant, – peut-être avec une certaine impatience tant la situation ne permet plus aucune autre attente, – le constat que l’on peut faire et qu’illustrent selon notre point de vue les divers commentaires cités concerne le développement accéléré de ce que nous nommons une “structure crisique” qui se détache de plus en plus des capacités de contrôle et d’influence des pouvoirs normalement installés. Cette structure crisique est ce qui nous intéresse précisément parce que c’est là, précisément, que se trouve inscrit notre destin.

Structure crisique ou “système anthropocrisique”

La structure crisique implique que les crises s’accumulent sans être résolues, deviennent chroniques, se rassemblent en une véritable structure en essaimant parfois elles-mêmes en sous-structures, – cet ensemble que nous avons effectivement désigné comme une “structure crisique”. L’évolution des affaires aujourd’hui montre une autonomie grandissante de cette structure, avec des dirigeants politiques de moins en moins capables d’espérer seulement avoir la moindre prise sur les crises qui la constituent. Il y avait évidemment quelque chose de pathétique à entendre un commentateur du G8 observer que les participants à la conférence ne s’étaient entendus sur rien d’essentiel, et avaient fini par s’attarder aux relations internationales pour pouvoir unanimement condamner quelques états peu convenables et à prétention nucléaires. C’était donc, notamment, l’habituelle imprécation anti-iranienne du côté des donneurs de leçons, appuyée sur autant de situations scandaleuses chez eux qu’il y a de leçons dans leurs communiqués.

Cette impuissance des dirigeants politiques finit, à notre sens, par peser sur leurs psychologies, à la manière de celle d’un Petraeus psychanalysé par l’Emirat Islamique de l’Afghanistan, et ces mêmes dirigeants politiques perdant naturellement de plus en plus le contact avec la réalité des crises. La fureur d’Arianna Huffington et de ses camarades de table ronde invités sur CNN par Fareed Zakaria, telle qu’on l’a signalée plus haut, est extrêmement significative de la conscience qui gagne nombre de membres de l’establishment devant cette dérive complètement incontrôlée.

Au plus les dirigeants politiques perdent le contrôle des choses, au plus leurs psychologies sont fatiguées, au plus la structure crisique se développe et se renforce elle-même. Notre hypothèse est qu’elle devient tellement une structure qu’elle finit effectivement par acquérir une existence en soi et, éventuellement, développer une action autonome. Ainsi devient-elle la source de possibles surprises extrêmement inattendues et, jugées d’un point de vue détaché, extrêmement intéressantes. La structure crisique est une source d’instabilité prévisionnelle considérable, ce qui développe un paradoxe absolument surprenant : la constitution des crises en structure crisique, avec l’abdication des directions politiques à mesure, fait que les événements les plus explosifs pourraient bien ne pas venir des domaines impliqués par les crises constituant cette structure ou ne pas s’y manifester classiquement, que l’aspect le plus éventuellement explosif de la structure crisique pourrait bien ne pas concerner les domaines des crises dont elle est constituée, mais d’autres domaines ou territoires, ou, finalement, le domaine et le territoire centraux du système lui-même.

Le problème est bien entendu qu’il est impossible de prévoir comment pourrait se manifester un tel phénomène, d’autant qu’il serait entièrement nouveau, sans aucun précédent qui ait été réalisé et apprécié en tant que tel, et sans équivalent. D’une certaine façon, il s’agirait d’une structure se constituant temporairement en système sous nos yeux, disons un système “anthropocrisique”, et développant ses propres effets, ses propres conséquences, sans se référer à aucune logique politique de la sorte qui apparaît en général à notre raison.

C’est une hypothèse qu’il nous paraît intéressant d’avoir à l’esprit pour la recherche d’une échappée de la situation actuelle, complètement bloquée autour d’un système en crise terminale et en cours d’effondrement, et de directions politiques à la fois impuissantes et paralysées vis-à-vis de l’essence même des événements, et en plein désarroi à cause de cela. Cette hypothèse peut même prendre la forme du prolongement involontaire d’une crise classique. Il existe aujourd’hui, de la part des directions politiques (comme on le voit avec les déclarations de Berlusconi) des pressions psychologiques puissantes pour laisser se développer la crise iranienne vers une confrontation. Les directions politiques auraient ainsi l’impression de retrouver une prise sur les événements, avec un scénario devenu familier depuis cinq ans qu’on l’évoque, même s’il est toujours aussi potentiellement catastrophique, – et même plus que jamais catastrophique. Il s’agirait alors d’un biais provoquant un tel choc à l’intérieur du système qu’il conduirait effectivement sur la voie de l’effondrement accéléré de ce même système, par ailleurs complètement anesthésié par sa structure crisique. (Voir par exemple le jugement extrêmement logique et circonstancié de Thomas Naylor, leader des néo-sécessionnistes du Vermont : «“There are three or four possible scenarios that will bring down the empire,” Naylor said. “One possibility is a war with Iran”…») Une attaque contre l’Iran dans ce cadre, – notamment une attaque israélienne “autorisée”, – ne serait à son origine fondamentale, selon nous, nullement le fruit rationnel de manœuvres ou d’un “complot“, mais le produit d’une pression puissante du système crisique et des forces antisystèmes, poussant indirectement le système vers sa perte. Pour des directions politiques de plus en plus conscientes de l’impasse où elles se trouvent, une telle aventure pourrait apparaître comme une tentative cathartique de bouleverser l’ordre, ou plutôt le désordre des choses, pour remettre le système général en marche, avec cette ivresse de l’impression retrouvée d’exercer à nouveau une influence sur les événements, sinon le contrôle de ces événements. Certains pourraient aussi y voir une poussée suicidaire du système, ce qui complèterait l’hypothèse de l’influence déterminante de la structure crisique. Bien entendu, l’hypothèse iranienne est une parmi d’autres, mise en évidence ici parce que les commentaires et les rumeurs la favorisent actuellement.

Ce que nous cherchons à décrire ici, sans avoir nulle certitude et encore moins de “preuves” scientifiques ou dialectiques, c’est un phénomène typique d’une époque qui est en train de briser radicalement le cadre que notre raison a tenté d’imposer à la marche du monde, notamment de façon radicale depuis le début du XIXème siècle, avec le système de l’“idéal de puissance”… (Système comme outil de la raison, ou raison manipulée par ce système en croyant elle-même diriger le cours des choses ? Question posée, dont la réponse n’est pas sans intérêt.) Dans ce cadre général, il est nécessaire d’aborder des hypothèses que la raison néglige en général, sinon repousse de toutes ces forces ; pour ce qui nous occupe, ce serait l’idée que la structure crisique, qui regroupe les crises, souvent sous la forme de leur substance en laissant l’apparence aux illusions des directions politiques, constitue une évolution décisive vers la marche de l’effondrement du système par l’interdiction radicale qu’impose cette structure crisique de toute tentative de contrôle des crises réelles.