Une énigme bien française

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Une énigme bien française

15 février 2017 – Enfin, je dirais que c’est à la fois une énigme et une évidence... Je parle de mon désintérêt complet, sinon pour l’anecdote, pour l’exotisme, et bien entendu pour l’exclamation consternée, pour la campagne de l’élection présidentielle française ; et, d’autre part, la conviction extrêmement forte que cet événement, – l’élection au terme de la campagne, – est un événement considérable, et cela je pense, quel que soit le résultat parce que cette élection aura un effet de rupture psychologique à mesure, tout aussi considérable.

Ce dernier jugement d’un “événement considérable” n’a fait que se renforcer ces derniers mois, sinon ces dernières semaines. Les présidentielles françaises doivent être considérées, objectivement et selon un point de vue qui ignore les protagonistes, les programmes, les avatars, etc., comme un événement qui n’a cessé de gagner dans l’importance considérable que je lui vois, à cause des autres événements extérieurs, disons “de l’extérieur proche”, ou encore à l’intérieur du bloc-BAO. Je veux parler, pour nommer ces “événements extérieurs”, de la dissolution accélérée du concept d’“Europe-UE”, du Brexit bien entendu, mais surtout des élections américanistes et, en amplifiant encore cet effet dont je parle, de tout ce qui se passe en survitesse accélérée depuis la victoire de Trump, qui n’est rien de moins que la dissolution accélérée des États-Unis.

La cause générale en est bien compréhensible, sans avoir à tordre l’argument ni à s’attarder dans les détails parce qu’il s’agit d’un sujet qu’on ne cesse d’aborder sur ce site. Il est manifeste, selon ma comptabilité personnelle que ne dément en rien dedefensa.org, que la crise du Système a franchi un seuil fatidique au début de 2014, avec la crise ukrainienne dans la forme où elle a éclaté et s’est développée. L’on a vu aussitôt la puissance terrible développée par le système de la communication, pour atteindre une intensité telle que les concepts de réalité, de vérité, etc., bref de tout ce qui constitue notre perception et par conséquent l’évolution de notre psychologie, en ont été complètement bouleversés dans leur opérationnalité, avec notamment cet événement de la désintégration de la réalité objective. (D’où les concepts divers apparus dans l’arsenal dialectique du site : narrative, déterminisme narrativiste, vérité-de-situation, etc.) Du coup, toutes les activités humaines, même celles qui prétendent à la plus vertueuse des objectivités, se trouvent précipitées dans le soupçon du parti-pris, de la corruption, de la manipulation, etc.

(Voir ce que sont devenus les sondages dans cette situation, même s’ils continuent à exercer une pression, qui est une pression qu’à la fois on subit et dénonce, accentuant encore si c’est possible la confusion générale et l’incertitude extraordinaire où l’on se trouve, comme sur un bateau qui tangue, un plancher qui se dérobe, une coulée de sable qui se disperse.)

Cela implique qu’il n’existe plus aucune borne pour retenir la passion et l’affectivisme, la subversion de la raison, le développement de la négation de la solidarité des perceptions ; plus rien ne retient personne dans la puissance offensive de la mise en cause de toutes les structures existantes (autant de la part des zombies-Système que des antiSystème, les uns et les autres en postures antagonistes, ô combien). Les ruptures sont irréversibles, les affrontements fondamentaux, les crises absolument déchaînées. 2015 (terrorisme, crise grecque, intervention russe en Syrie) puis 2016 (poursuite de toutes ces crises, Brexit, surgissement de la crise USA-2016) ont poursuivi et accéléré l’intensité dramatique alimentée par la disparition de la réalité de 2014. Bien entendu, car rien ne peut prétendre arrête ce déchaînement de la Crise Générale de l’effondrement du Système, 2017 accélère encore ce mouvement. Dans ce contexte, l’élection présidentielle française ne ressemble à aucune autre dans sa catégorie et dans son histoire, elle sort des standards, elle devient un élément de la catégorie des “monstres crisiques” dans le champ de l’“importance considérable”, comme il existe des tempêtes monstrueuses ou des tsunami monstrueux.

C’est dire, paradoxalement et avec une sorte de compassion presque tendre, que les acteurs (les candidats & leurs bandes) ne sont pas en cause. Certes, ils sont la plupart remarquables par leur faiblesse, leur médiocrité et leur bassesse, et ils sont tous marqués, essentiellement, par l’absence de conscience de la gravité de la Crise Générale, l'absence de la réalisation écrasante de la connexion intime et irrésistible entre la crise française et le reste, ou bien considérant la crise française comme un élément monstrueux de la Crise Générale qui l’est tout autant (monstrueuse). Ainsi ce travers, qui est souvent quelque chose d’inévitable dans l’environnement où évoluent ces créatures, se trouve remarquablement caractérisé par leur absence d’héroïsme et du sens de la tragédie, et de cette tragédie qui nous frappe, nous et eux, et notre contre-civilisation. Ainsi irais-je jusqu’à dire, en fonction des diverses réserves que j’ai exprimées, qu’il ne faut pas précisément leur en vouloir, qu’ils ne sont pas vraiment responsables de leurs propres faiblesses, de leur inexistence face l’énormité de l’événement ; ils subissent les événements, d’une certaine façon parce qu’ils ne peuvent faire autrement, parce que les événements sont plus forts qu’eux et emportent tout.

Ainsi s’explique, je crois, ce désintérêt de moi-même pour les péripéties dont je parlai plus haut, même si je les suis avec une certaine indolence, beaucoup d’ironie, parfois une exclamation de-ci de-là comme dans une scène d’une pièce de vaudeville (“Ciel, mon mari !”) ; cette sorte d’abstention où je me trouve, le plus souvent, de développer un commentaire de telle ou telle péripétie ; ce commentaire, j’en suis convaincu, étant par avance vain et accessoire même s’il pourrait paraître plein de brio et d’intérêt sur l’instant.

(Par exemple, ce n’était pas le cas d’une façon aussi marquée, je veux dire d’une façon aussi radicale, lors des présidentielles de 2007 et de 2012, où pourtant les candidats n’étaient certainement pas d’une plus haute volée pare que c’est toujours le même moule qui les produit, mis à part les habituels originaux.)

Bien entendu, cette explication-là me pousse à aller de l’avant, en me référant à ce constat, plus haut, des candidats subissant “les événements, d’une certaine façon parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce que les événements sont plus forts qu’eux et emportent tout”. Il devient inévitable que mon raisonnement, mes penchants, ma conviction sinon ma foi, me conduisent à observer que cette présidentielle française-là, comme ce qui se passe aux USA et dans quelques ailleurs, dépend de puissances qui ne sont pas de notre pouvoir. Les événements naissent d’eux-mêmes et déterminent eux-mêmes leur route. Ils ont tous une voie à suivre, dont le but commun est le sort catastrophique du Système. Ils répondent à des forces et à des impulsions surhumaines. C’est cela qui mène la folle cavalcade qui, aujourd’hui, caractérise les événements du monde. Nous, nous suivons, et la chose la plus vertueuse qui puisse survenir est bien d’avoir la lucidité de réaliser cette situation.

Ce mécanisme est parfaitement ignoré par une partie notable de la population qui s’en tient à son acceptation passive des normes d’antan, lorsque le Système portait encore beau et avait l’air convenable, qui conserve une certaine croyance à la moindre valeur qu’on puisse accorder à la presse-Système débitant sa narrative incroyable d'impudence, à la capacité de témoignage des images que montrent les télévisions officielles avec leur interprétation de la plus complète inversion. Pourtant, je sens bien et l’on sent bien que tout cela est tendu à craquer, comme la corde d’une arbalète prête à lancer son trait, avec l’énergie incroyable accumulé par cette tension. Je veux dire par là que cette description n’empêche pas de penser, et de croire d’ailleurs, que cette déconnexion entre les événements et les sapiens qui en sont affectés, y compris l’un ou l’autre candidat qui sait, puisse soudain céder, et que se reconstitue en un instant une unité primordiale entre les mêmes sapiens et le sens le plus haut, la conscience la plus vive de la Grande Crise en train de bouleverser le monde. C’est alors que je retrouverai matière, énergie et nécessité pour faire des commentaires sur cet événement, enfin mobilisé par lui, et que mon désintérêt anecdotique et vagabond se muera, en une transmutation décisive, en un intérêt fiévreux et pressant.

Je n’écarte rien... La chose peut en rester là tandis que les événements poursuivent leur course ou bien se transformer comme j’en émets l’hypothèse, d’un instant à l’autre. La situation du monde glisse comme du sable entre nos mains fiévreuses.