Une décisive défaite stratégique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Une décisive défaite stratégique

19 octobre 2023 (16H20) – En fait de “décisive défaite stratégique”, je veux parler de celle qu’a infligée la narrative victorieuse de l’attaque de l’hôpital baptiste Al Ahli de Gaza. Il n’y a pas de place ici, ni d’intérêt pour la vérité-de-situation, – ce sera pour un autre temps, celui de la métahistoire, bien plus haut dans les temps-courant, ainsi devenant le Temps d’Après...

Parmi tant de choses qui ont été écrites là-dessus, – j’en ai lu fort peu, je ne prétends donc à rien d’autre qu’à ce que j’écris et déduis intuitivement en contemplant les évènements qui suivent, – je retiens l’article de Larry S. Johnson d’hier 18 octobre (je constate qu’un autre ami, Mercouris dans son style incroyablement sophistiqué, ne le contredit pas) :

« De nombreuses questions restent sans réponses concernant le bombardement par Israël de l’hôpital baptiste dans la bande de Gaza. »

Croyez-moi, si j’avais écrit sous le coup de ma colère ce que je pensais de cette attaque, j’aurais écrit bien des choses que je regretterais. Par bonheur pour mon compte, je refuse, par instinct, expérience et intuition, d’écrire la moindre chose publiable sous l’empire d’une telle émotion.

A partir de là, mon jugement a évolué dans un sens (confirmation) et dans l’autre (mise en cause). Finalement, j’ai trouvé chez Johnson ce qu’il me fallait. Cela s’explique : l’homme est un ancien de la CIA avec toujours des contacts dans la communauté, un connaisseur des questions d’armement en action, un critique très violent de l’Empire et de sa politiqueSystème, tout le contraire d’un ami d’Israël auxiliaire de l’Empire, etc.

« Je vais devancer la question - non, je ne suis pas pour un sou un partisan d'Israël. Je présente simplement les faits tels que nous les connaissons aujourd'hui et je vous laisse vous faire votre propre opinion. D’accord ? »

D’accord Larry, mais quant à moi je ne me ferai pas “mon opinion”. Inutile, sans intérêt, pas de temps à perdre ; je ne suis, ni juge, ni avocat, ni juré, ni éditorialiste à la gomme et repeint à la moraline, ni historien portant beau l’étendard de l’objectivité scientifique, ni Prophète du Grand Déplacement, tout cela ayant serment d’allégeance à un Système ignoble issu du “déchaînement de la Matière”... Je me répète, mon Dieu, et me répète encore : nous sommes tous dans la même barcasse pourrie

« entre les  “Quarantièmes rugissants”  et les “Cinquantièmes hurlants” [...] des terribles latitudes d’un Sud ressemblant à l’Enfer glacé : Sous les 40 degrés, il n’y a plus de loi, mais sous les 50 degrés, il n’y a plus de Dieu”. »

... Au reste, Johnson termine son texte comme il fallait s’y attendre, comme un Ponce-Pilate qui aurait démissionné plutôt que s’en laver les mains, comme Johnson a quitté la CIA, exactement, et il nous laisse avec la patate chaude et les marchands du temple.

« Dans le passé, les États-Unis pouvaient se tourner vers la Jordanie, l'Égypte et l'Arabie saoudite et obtenir leur aide en coulisses pour réprimer un soulèvement palestinien, qu'il implique le Hamas ou le Hezbollah. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les dirigeants de ces trois pays ont fait des déclarations publiques fermes condamnant Israël et soutenant la “juste” cause du peuple palestinien.

» À mon avis, on ne peut pas exclure la possibilité qu'il s'agisse d'une mise en scène délibérée, – une opération de renseignement – destinée à isoler les États-Unis et Israël et à unir le monde arabe et musulman en proie à la discorde. Que ce soit ou non l'intention, le résultat semble avoir été atteint.

» Je vous laisse avec la grande question sans réponse : s’il s'agissait d'une opération de renseignement, qui l’a menée ? Le Hamas ? L’Iran ? La Russie ? Ou bien s'agit-il du cas d’une merde imprévue de temps de guerre, qui peut modifier la trajectoire des événements ? À vous de décider. »

Qu’est-ce que c’est qu’une “défaite stratégique” ?

En fait, cette chute apparemment prévisible et ayant pris la forme d’une énigme enrobée de mystère et enfouie dans un simulacre ne trompe personne. Ce n’est pas “à nous de décider”, puisque Johnson nous a donné, quelques paragraphes plus haut, sa langue au chat et la clef du mystère :

« La vérité sur l'incident n'a plus d'importance car la croyance sur ce qui s'est passé, en particulier dans le monde arabe et musulman, s'est rapidement répandue et est devenue un fait accepté, – Israël a bombardé un hôpital et tué des centaines de civils. »

Ce que le lecteur-commentateur ‘Heretic’ confirmait quelques heures plus tard, au terme d’une chaude discussion entre lecteurs très informés et souvent partisans :

 « “Il ne faut jamais attribuer à la malveillance ce qui peut s’expliquer de façon adéquate par l’incompétence”, disait  Napoléon Bonaparte. La réponse courte est que nous ne savons pas avec certitude ce qui s'est passé ou qui était responsable, et en fin de compte cela n’a pas vraiment d’importance. Dans le monde de la postvérité, seule compte la narrative, tout le reste est qualifié de conspiration. Les chiens aboient et la caravane passe. »

Ainsi constatons-nous qu’il s’agit effectivement d’une “décisive défaite stratégique” de l’Empire dans la matière fondamentale de la communication, et qu’il s’agit d’un extraordinaire renversement. Ce qui se manifestait contre la Russie et le parti que ce pays représente directement (antiSystème, antiaméricanisme culturel, tradition contre progressisme wokeniste) sous la forme de montages et de simulacres unanimement appréciés par la puissance médiatique globalement dominante et nécessairement colorée des pressions de l’anglosphère, se retourne aujourd’hui complètement même si la Russie est largement sur la réserve, – mais, dirais-je, une “réserve ironique”, du type qui “n’en pense pas moins”, nettement antiaméricaniste plutôt que spécifiquement anti-israélienne, comme on trouve finalement dans cet autre commentaire du lecteur ‘Unknown Stranger’ de Johnson (corroboré en un sens, mais d’une façon plus rationnelle, – un peu trop rationnelle,  – par un Korybko plein de raison, à l’aise dans les crises moyennes, les “crises lentes” si l’on veut, et un peu complètement-à-la remorque lorsque les évènements deviennent fous, – puisque la folie se passe aisément de la raison) :

« La Russie sait quelque chose. Poutine était trop confiant lors de la conférence de presse de Pékin ; il a dit qu'Israël devait montrer les données radar à l’ONU et, comme une horloge, Israël a produit ces documents à l’ONU le jour suivant. [PhG : c’est plutôt la belle Zakharova à Moscou qui l’a suggéré, mais c’est la même chose.]

» La convocation de la réunion de sécurité de l’ONU par le Brésil n’a fait que masquer l’événement principal qui était la remise des documents au conseil de sécurité. »

Peu importe finalement ces explications complexes comme dans les diverses interventions citées, la vérité-de-situation stratégique est là : l’antiSystème triomphe aujourd’hui dans la communication, là où il se trouvait complètement sur la défensive dans la crise ukrainienne-‘Ukrisis’. Le caractère extraordinaire de ce triomphe est la manière robotique, zombifiée, moutonnière de la part de moutons bourrés de Xanax dont l’Ouest-dégénératif suit les USA conduit par un président hyper-zombie, démence sénile installée dans un esprit connu dans l’histoire de la République comme ayant été d’une affligeante pauvreté et n’ayant d’autre voie de bonheur que la corruption familiale intégrale... Et tout cela vote à l’ONU, faut voir comme, et accroit vertigineusement l’effondrement du sentiment jusqu’à la haine irrémédiable patinée d’un mépris sans fond de la part des foules du ‘Sud Global’, – et ils le savent, et ils s’en rendent compte, comme un adolescent attardé observe son incontinence inarrêtable...

« “Nous avons définitivement perdu la bataille du Sud Global”, affirmait un diplomate de haut rang du G7. “Tout le travail que nous avons accompli avec le Sud [à propos de l'Ukraine] a été perdu... Oubliez les règles, oubliez l'ordre mondial. Ils ne nous écouteront plus jamais”.

» “Ce que nous avons dit à propos de l'Ukraine doit s'appliquer à Gaza. Sinon, nous perdons toute notre crédibilité”, a ajouté le fonctionnaire. “Les Brésiliens, les Sud-Africains, les Indonésiens : pourquoi devraient-ils croire ce que nous disons sur les droits de l'homme ?”

» Un fonctionnaire arabe a quant à lui relevé un manque apparent de cohérence : “Si vous qualifiez de crime de guerre le fait de couper l'eau, la nourriture et l'électricité en Ukraine, vous devriez dire la même chose à propos de Gaza”. »

Nous restons muets d’un effroi de fer-blanc, effarés devant une semblable médiocrité en carton-mâché et papier-pate, de la sorte qu’on ne trouve que dans les boutiques louches des quartiers chauds des grandes gares. Décidément, l’effondrement n’est plus ce qu’il était : dans les temps anciens, nous avions au moins le sac de Rome par les barbares (celui de 412 valait le déplacement, qui marqua tout de même l’esprit de l’évêque d’Épône [actuel Sétif, Algérie], alias Augustin d’Épône, alias Saint-Augustin, – trois en un, que du beau monde)...