Une catastrophe cognitive

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Une catastrophe cognitive

24 février 2023 (17H45) – Je ne me risquerais certainement pas à parler de guerre, de tactique et d’“art opératoire”, d’atrocités, de responsabilités, de perspectives victorieuses et toutes ces sortes de choses dont on parle à propos d’une guerre. Pas non plus de perspectives ni de prospectives, ni d’effrayantes appréciations en cas de montée au nucléaire, ces choses dont on peut sinon doit parler lorsqu’il s’agit de cette situation terrible de l’esquisse ou de la possibilité d’une guerre totale opposant indirectement ou pas les deux superpuissances nucléaires.

Car, un an après, pour moi, il ne s’agit pas d’une guerre. Cette façon qui m’est si étrangère de sacrifier à un commentaire commémoratif, j’y sacrifie justement pour souligner que le rassemblement de mes jugements et de mon expérience de ces douze mois d’observateur de la guerre à laquelle je prétendais dès le début échapper en tant que telle, me conduit à dire qu’“il ne s’agit pas d’une guerre” dont il faut s’inquiéter un an après, mais de quelque chose de complètement différent, de bien plus large, de bien plus complexe, et sans aucun doute de bien plus terrible et de bien plus différent

La guerre nucléaire façon-Pieds Nickelés

Il y a la perspective nucléaire dont il faut bien parler, parce que ce n’est pas rien. J’y ai songé aussitôt, et pour ce qui concerne cette crise de l’Ukraine devenue depuis ‘Ukrisis’, j’y songe dans ces colonnes depuis le 3 mars 2014. Mais aujourd’hui, nous sommes vraiment dans ces parages terrifiants avec la perspective d’une possibilité d’affrontement direct USA-Russie.

Pourtant, – j’ajoute aussitôt cette restriction qui est l’essentiel de la réflexion sur ce thème, – la folie est si grande, si grotesque chez la plupart des acteurs de notre-Occident que même cette perspective tragique parvient à acquérir une dimension bouffe (tragédie-bouffe). On est vraiment dans l’aspect bouffon du film de Kubrick, qui prenait pourtant l’affaire au sérieux dans sa caricature mais qu’on découvrait  dans le sous-titre de son titre :

« Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, – Docteur Folamour, ou comment j’ai arrêté de m’en faire et appris à aimer la bombe »

Mais nous sommes à une étape plus loin que le film de Kubrick. Ce ne sont plus des dingues au milieu de gens sérieux en face d’une alerte nucléaire irrémédiable, c’est plutôt une bande de Pieds-Nickelés licenciés et thésards de l’asile, avec un vieillard dementia-senile, quelques dingues vraiment fous et une bande d’incroyables inconscients, pas loin de la nullité standard, qui goûtent aveuglément leur soumission à quelque chose qui les entraîne. Nommons cela “politiqueSystème” pour faire sérieux, mais politiqueSystème qui se découvre elle-même comme un truc de Pieds-Nickelés.

Bref ? La situation est absolument désespérée mais il est très possible qu’ils ratent tout ce qu’ils veulent, y compris de justifier ce désespoir absolu. Laissons cela à ce point et ainsi passons-nous aux choses bien plus sérieuses, aux deux facteurs qui n’ont rien à voir directement avec la guerre (indirectement, si) mais qui constituent selon moi deux événements fondamentaux.

La déconstructuration en guerre

Les événements ‘Ukrisis’ sont marqués par une tendance générale, – sauf du côté russe, mais c’est une partie à part qui sort du champ de cette appréciation, – qui est l’absence de stratégie au profit d’un but structurel aveugle : la déconstructuration. La tendance s’exprime dans tous les sens et affecte aussi bien les ambitions à l’égard de la Russie que les ambitions à l’égard de l’Ukraine (notamment des tendances annexionnistes de pays “amis” de l’Ukraine).

Bien entendu, ce terme de “déconstructionnisme” nous renvoie aussitôt, en passant par les Français de le ‘French Theory’, au mouvement ‘Woke’ (wokenisme) de la “culture de l’annulation” (‘cancel culture’). L’aspect le plus violent de l’offensive antirusse mené par l’“Ouest collectif” n’a pas été sur les champs de bataille où l’héroïsme est nécessaire, mais sur l’annulation de la culture russe dans tous ses aspects et ses manifestations, bataille essentielle où le conformisme, la haine et la délation sont les qualités requises.

Cela a été aussitôt remarqué par quelques-uns, et ce fut le cas avec un texte d’Alastair Crooke que je me fis grand plaisir de commenter le 20 mars 2020 :

« Crooke y fait clairement allusion sur la fin de son analyse, présentant ce caractère comme totalement destructeur pour la culture russe, véritable volonté de “néantir” ... Ce dernier mot qu’emploie George Steiner à propos de la Shoah et qui, selon l’emploi qu’en fait Sartre signifie : “Considérer ou négliger comme si l’être n’est pas, l’éliminer de son monde intentionnel”, correspond parfaitement à la sensation qu’ont les Russes des attitudes du bloc-BAO à leur égard, ou à leur quasi-inexistence. (Paraphrasant Chebarchine cité plus haut, on dirait : “l’Ouest veut seulement une chose de la Russie : que la Russie n’existe pas”.)

On rappelle quelques lignes du passage où Crooke fait cette analyse lumineuse de l’intégration du wokenisme dans la culture occidentale dans son actuelle phase d’auto-néantissement, et qui joue à plein dans l’actuelle Ukrisis, cette culture-Woke qui entend et attend fermement que la Russie s’y soumette elle-même pour ne plus exister, – en fait pour n’avoir jamais existé... » 

Depuis, cet aspect déconstructurationniste a pris encore de l’ampleur, avec les propositions remarquables de la Première ministre d’Estonie, Kaja Kallas. Elle a effectivement proposé à la conférence sur la sécurité de Munich d’agir directement, par l’intermédiaire de l’éducation et d’une histoire réécrite (comme les Estoniens eux-mêmes ont fait pour “modérer” vertueusement leur collaboration avec les Nazis) de modifier la psychologie de la population russe. Cela sous-entend la victoire sur la Russie, le morcellement de la nation russe et la déconstruction de la psychologie russe dans des camps de rééducation façon-commissaire politique. Le triomphe du wokenisme et l’avant-garde du transhumanisme.

« “Nos livres d'histoire ont été réécrits après le recouvrement de notre indépendance pour refléter tous les crimes qui ont été commis. Il n'en a pas été de même pour la Russie”, a déclaré Kallas lors de la dernière journée de la Conférence sur la sécurité de Munich.

» [Les Russes] se définissent à travers l'empire en réalité ; ils sont les maîtres de cet empire. Si les gens admirent les dictateurs, il n'y a aucun obstacle à en devenir un ou à s'y soumettre", a-t-elle ajouté, estimant que la seule façon de briser ce cycle est de réécrire les livres d'histoire.

» “L'histoire compte... Ils enseignent et apprennent encore à partir des livres d'histoire soviétiques”, a-t-elle ajouté. “Et je ne parle pas de Poutine, pas de Poutine, c'est la nation et ce qu'elle contient, ce qu'ils célèbrent vraiment... nous devons couper ce cycle”. »

L’emprisonnement cognitif

La proposition de l’excellente Kaja Kallas, prise pour ce qu’elle (la proposition) est et non pour une démarche sérieuse puisqu’il s’agit de la pierre estonienne apportée à la déconstructuration, implique l’acceptation massive d’un simulacre prenant la place de la réalité. Il s’agit d’une démarche qu’on note de plus en plus, sorte de panurgisation des élites qui est l’acceptation du mensonge comme réalité alors que l’on entend régulièrement des échos de la réalité. Des malaises s’ensuivent. Crooke écrivait ainsi, le 6 février

« La situation devient psychotique. Lorsque vous écoutez les dirigeants de l’UE, qui répètent tous comme des perroquets les mêmes “bonnes nouvelles”, ils n’en dégagent pas moins une inquiétude fondamentale qui est sans doute le reflet du stress psychique lié au fait de répéter d’un côté “L’Ukraine est en train de gagner : La défaite de la Russie est proche”, alors que, d’autre part, ils savent que c’est exactement le contraire qui est vrai. »

Encore plus qu’une inquiétude, ou alors parlons du poids épuisant de cette inquiétude, pèse de plus en plus une “fatigue psychologique” qui accable nos élites, – car, contrairement à tant d’affirmations, je le redis pour insister, ce sont les élitesSystème bien plus que les populations, qui adoptent la doctrine panurgiste d’accepter pour pure vérité le simulacre que leur offre le Système. On parlait déjà, sur ce site, le 11 avril 2022, du « mensonge proclamé créateur de l’histoire », avec la fatigue qui s’ensuit.

« En effet, le facteur essentiel qui, à notre sens, déterminera l’issue de cette fort étrange aventure est ce que nous nommerions le “poids du mensonge” qu’implique cette fraude universelle au sein du Système qui se bat contre la réalité. Ce ‘poids’ considérable implique une fatigue de la psychologie qui peut faire basculer la démence du type-“nouveau normal” de la psychologie, dans la démence du type-hors de contrôle. Cela tient évidemment à la faiblesse ontologique de la fraude (des mensonges), qui n’a pas complètement “annulé” (“to cancel”) le doute, la culpabilité, un furtif reste d’esprit critique, tout ce qui fait ‘l’insoutenable légèreté de l’être’, enfin qui ne cesse d’affaiblir la psychologie et donc le système de fraude universelle de la réalité. On est alors conduit à accroître vertigineusement les erreurs catastrophiques à répétition, en même temps que les crises diverses qu’on connaît (inflation, pénuries, etc.) et qui sont aggravées vertigineusement par ces erreurs catastrophiques affectent de plus en plus gravement les vies de tous et toutes les structures sociales et provoquant des réactions de désordre et d’insurrection auxquelles nul dans les élitesSystème, fermement installés dans la superbe représentation de la “réalité fraudée” n’est préparé. »

Ce qu’il m’importe de dire à ce point, devant le spectacle des évidences qui, chaque jour, nous stupéfient et nous laissent sans voix, c’est la mesure formidable de la catastrophe cognitive qui a été réalisée avec la guerre en Ukraine (après tant d’épisodes préparatoires, depuis le11-septembre, la guerre en Irak, jusqu’au ‘Russiagate’ et au Covid19). Nous avons atteint là le sommet, le paroxysme des paroxysmes du simulacre, isolés absolument dans une réalité alternative, à laquelle la réalité courante, la vérité-de-situation, apporte chaque jour un démenti de plus en plus cinglant, vous savez, comme un nouveau coup de poing à encaisser par surprise.

La prison de l'esprit... Nous sommes prisonniers de cette catastrophe cognitive sans exemple, jamais, sans précédent dans l’histoire humaine. Comment s’évade-t-on ? Il se pourrait bien que les citoyens américains soient les premiers à nous le dire, – dans le fracas et le chaos.