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1429La nuit de l’élection présidentielle US, le 4 novembre 2008, il semblait que tout était possible. Dans The Independent du 5 octobre 2010, Rupert Cornwell nous le rappelle : «On that election night of 4 November 2008, amid the euphoria of the victory rally in Chicago's Grant Park, it seemed that Obama could indeed walk on water…» Aujourd’hui, constate Cornwell, la position d’Obama rappelle celle de Jimmy Carter au moment de l’effondrement de sa présidence, – en pire certes… Il suffit à Cornwell de rapporter une intervention aujourd’hui de ce même Jimmy Carter, concernant cette fois le climat de l’Amérique, “pire qu’à la veille de la Guerre de Sécession” ; Carte exagère, observe Cornwell, – mais exagère-t-il vraiment ?
«During his book promotion tour, Carter went so far as to suggest that polarisation in Washington now might even be worse than just before what he quaintly called “the initiation of the war between the states”. He was exaggerating, of course; no one predicts a second Civil War. Certainly, however, Carter again had it easy by comparison. CNN was not launched until June 1980, while Fox News, supreme tormentor of the Democrats, did not appear on the scene until mid-1996. And of course, in Carter's day there was no anti-government Tea Party movement, taking its very name from an earlier American war.»
• Concernant Tea Party, la confusion est plus grande que jamais. Dans son dernier commentaire pour le New York Times, le 3 octobre 2010, Robert Rich fait de Tea Party un “idiot utile” du corporate power («The Very Useful Idiocy of Christine O’Donnell»), qui serait financé et manipulé en sous-main par le corporate power pour “prendre le pouvoir ”à l'avantage de ce même corporate power. Tout au contraire, Justin Raimondo, le 4 octobre 2010, fait de Tea Party le fer de lance d’un “populisme antiguerre” qui panique les neocons, eux-mêmes “idiots utiles” d’une bonne partie du corporate power, en l’occurrence l’industrie d’armement (Lockheed Martin, Boeing), bailleuse de fonds, depuis l’origine, de ces mêmes neocons. (Cela rejoint l’analyse de Patrick J. Buchanan.) D’un côté, Tea Party manipulé par le corporate power, de l’autre Tea Party adversaire affreux du corporate power…
• Tout cela nous conduisant à revenir sur l’article de Thomas Friedman (signalé dans Ouverture libre le 4 octobre 2010), parce que cet article nous semble mériter plusieurs lectures et pourrait suggérer certains projets désespérés de la Grande République, exprimant des positions cachées de l’establishment. Friedman plaide, ou bien prie c’est selon, pour l’apparition d’un troisième partie qui disperserait ce système bipartite complètement pourri, et plus spécifiquement pour un troisième candidat en 2012 (Friedman en est déjà à l’élection présidentielle) qui disperserait les deux autres, – y compris Obama, celui qui était supposé “marcher sur l’eau”… Friedman commence son article par une citation de l’historien Lewis Mumford, dans son livre The Condition of Man, un passage sur le déclin et la chute de l’empire de Rome :
«Everyone aimed at security: no one accepted responsibility. What was plainly lacking, long before the barbarian invasions had done their work, long before economic dislocations became serious, was an inner go. Rome’s life was now an imitation of life: a mere holding on. Security was the watchword — as if life knew any other stability than through constant change, or any form of security except through a constant willingness to take risks.»
Le seul domaine de la Grande République qui semble échapper à cette maladie (perte de “an inner go”) de ce que nous entendrions comme “la perte de l’élan vital” semble être, sous la plume de Friedman, – ô miracle, – Silicon Valley. Il lui consacre une phrase, quoique sans conviction excessive («I’ve just spent a week in Silicon Valley, talking with technologists from Apple, Twitter, LinkedIn, Intel, Cisco and SRI and can definitively report that this region has not lost its “inner go”»). Curieusement, ou bien d’une façon révélatrice c’est selon, la même Silicon Valley, qui mérite l’italique pour la signaler comme une pure création du fantasme américaniste, notamment des deux auteurs cités, Silicon Valley était le seul rayon d’espoir que laissait percer l’analyse désespérée de l’état de l’Amérique de Timothy Garton Ash (TGA), cité dans notre F&C du 2 octobre 2010. (On pourrait supposer que les deux chroniqueurs firent le même voyage, invités par le dernier “rayon d’espoir” de l’américanisme pour rapporter au bon peuple que c’est bien le cas.)
D’où, dans cette assemblage hétéroclite d’un désordre insaisissable, l’hypothèse d’un projet en forme de “complot”, dont Friedman (éventuellement TGA) se ferait “le petit télégraphiste”.
@PAYANT …En effet, il faut rappeler encore et encore que Thomas Friedman est l’une des plumes préférées de l’establishment pour faire passer des messages politiques “lourds” et sans complication excessive ; pour populariser, si vous voulez, des projets encore secrets de l’establishment, dont il s’agit d’annoncer la venue comme une consigne pour les différents relais de ce même establishment. Son commentaire est suffisamment radical et suffisamment décalé par rapport aux normes de publication dans ce domaine, de ce chroniqueur et à cette place, pour figurer comme un de ces textes-consigne (il parle de 2012 et non de 2010, comme si l’actuelle séquence jusqu’à la fin du premier terme de BHO, avec BHO lui-même, était d’ores et déjà dans les poubelles de l’Histoire).
…Et que suggère-t-il, qu’appelle-t-il de ses vœux ? Un troisième parti, un troisième candidat, une hypothèse bien audacieuse et peu coutumière du système qui réglerait cet épouvantable désordre par l’intervention-miracle d’un “homme providentiel” qui serait également “le troisième homme”. Et d’où viendrait-il ? L’allusion à Silicon Valley, partagée par TGA, peut être prise comme une indication : le seul espoir de l’Amérique, c’est sa pointe de l’innovation technologique, bien entendu soutenue par le corporate power. D’où l’hypothèse de savoir si Friedman, au milieu de ses lamentations (comme celles de TGA) qui expriment sans aucun doute un sentiment bien réel, n’est pas en train de nous suggérer que le corporate power et ses manipulations feraient l’affaire pour former ce troisième parti d’où surgirait le “troisième homme providentiel”. La proposition de Friedman est suffisamment spectaculaire, voire “révolutionnaire”, pour qu’on ne tienne pas compte de cette sorte d’hypothèse éminemment complotiste : qu’un Friedman joue au “révolutionnaire”, dans les colonnes du NYT, alors que la “révolution” n’est la tasse de thé ni de l’un ni de l’autre, suggère évidemment qu’il y a anguille sous roche. Là-dessus, puisqu’on parle de “tasse de thé”, on en revient à Tea Party que Robert Rich dénonce à belles dents comme une “organisation frontiste” du corporate power. Tea Party serait-il l’ossature de ce “troisième parti” d’où sortirait le “troisième homme providentiel”, qui serait un faux-nez entérinant la prise de pouvoir par le corporate power?
Maintenant les bémols, qui ne sont pas sans un certain poids, voire un poids certain… Il y en deux sinon trois, considérables, qui reposent tous sur un même mot : désordre.
• Tea Party d’abord. L’analyse de Frank Rich est une thèse, pas une certitude. Si même il y a des interventions du corporate power dans Tea Party, nul ne peut dire qu’elles soient décisive pour l’orientation du mouvement, ni même qu’elles soient nécessairement dans le sens que dit Rich. (En d’autres termes, dans les rapports Tea Party-corporate power, sans d’ailleurs savoir ce qu’ils sont vraiment, qui est l’“idiot utile” de qui ?) Raimondo, après d’autres et selon des arguments très solides pour les uns et les autres, selon la logique d’un courant antiguerre et anti-interventionniste, voire isolationniste, nous montre que Tea Party travaille clairement contre les intérêts du corporate power, ou d’une partie considérable du corporate power (l’industrie d’armement et associées). C’est justement l’un des problèmes de la thèse type-complot qu’on examine ici : le corporate power n’est en rien une entité disciplinée et unie. Il peut s’entendre sur des projets vastes et très vagues mais lorsqu’on arrive au concret, à la politique précise et ordonnée, les intérêts divergent furieusement, voire s’opposent. Il y a un corporate power environnementaliste, contre le corporate power classique, consumériste du système du technologisme jusqu’à en crever ; il y a un corporate power partisan de l’isolationnisme (et du protectionnisme) contre un corporate power internationaliste, ouvert, c’est-à-dire également interventionniste pro-guerre, – et ainsi de suite. Le désordre du corporate power vaut bien celui de Tea Party et l’on ne voit pas que la thèse du corporate power poursuivant ses manigances ait plus de valeur que celle d’un Tea Party qui, tout en profitant de soutiens financiers basés sur des illusions, s’emporterait dans un vrai “populisme antiguerre”, sans peu de chose en commun avec le soi-disant complot du “troisième homme providentiel”, – sinon d’en être purement et simplement le démenti.
• Le deuxième bémol, justement, c’est l’état du désordre, cette fois-ci conduit au niveau de toute la Grande République, et illustré par la citation de Cornwell, à propos de Carter. Cornwell ridiculise le propos de Carter à propos d’un climat pire qu’avant la Guerre de Sécession. Il a tort pour l’intensité de ce climat que décrit Carter, et il n’a pas nécessairement raison, loin s’en faut, lorsqu’il repousse l’hypothèse d’une nouvelle “Guerre Civile” (puisque c’est le nom qu’on donne, aux USA, à la Guerre de Sécession), bien entendu sous une autre forme. Le refus de Cornwell de considérer cette hypothèse, alors qu’il accepte le jugement sur le désordre, donc sur la gravité de la situation, de Carter, relève d’une analyse rationnelle avec les limites qu’il serait avisé de relever pour cette sorte de méthode, – d’autant qu’il fait justement, Cornwell, ce reproche à Obama, d’être trop rationnel, comme l’une des causes principales de son échec. Rien n’est rationnel aujourd’hui aux USA, et rien n’est assuré hormis le désordre ; par conséquent, le refus rationnel de la perspective d’une guerre civile n’est certainement pas convaincant, en aucune manière.
• Le troisième bémol est celui de l’homme… Un “troisième homme providentiel” ? Où le trouver, et qui ferait l’affaire ? Une “femme providentielle”, une Sarah Palin complètement allumée, quoique parfois sympathique par contraste avec la lourde hypocrisie ambiante des restes pourrissants de Washington
Par conséquent, le plus grand scepticisme du monde devant cette hypothèse du “complot” (dans le sens où le complot aurait des chances de réussir ; il ne manque jamais de complots, toute autre chose est de les mener à bien). Si, pour compléter sans grande conviction notre démarche, l’on élargit l’hypothèse à celle d’une recherche de reprise en mains par des moyens plus expéditif (on pense au classique “coup” armé, qui encombre encore nos mémoires d’un temps révolu et certains éditoriaux de la nostalgie d’un temps où paraissait si simple), la perspective devient encore plus surréaliste ; parce que l’armée est épuisée, qu’elle n’a aucun goût pour cette sorte d’aventure, que le pouvoir d’un tel immense pays en pleines ébullition et décomposition est si insaisissable par un coup de force qu’un tel coup de force n’aboutirait qu’à accroître encore le désordre et, pour le coup, conduirait à une vraie guerre civile en version postmoderne. (Il faut garder à l’esprit que les forces militaires comprennent une Garde Nationale qui s’identifie par des unités faites de recrutement dans les Etats de l’Union.)
Alors, la seule conclusion que nous tirerons de l’exploration de cette hypothèse à partir du texte de Friedman concerne le constat que le désordre US est, aujourd’hui, encore plus profond qu’on ne croit ; qu’il infecte désormais tous les jugements de l’establishment (y compris du corporate power) ; qu’il alimente et alimentera tant et tant d’hypothèses, certes, de troisième parti, de “troisième homme providentiel”, et que cela ne fera qu’accroître encore plus le désordre. La juste conclusion est plutôt le constat indubitable que nous avons quitté complètement et sans doute définitivement le territoire rassurant de la structure politique générale du système de l’américanisme. Nous sommes à mi-mandat d’une présidence qu'on annonçait comme décisive et tout le monde pérore et débat comme si cette présidence n’était même plus effective, comme si elle n’existait plus, comme si, effectivement, le désordre avait pris le pouvoir. Les perspectives sont toutes radicales, et plus aucune n’a de rapport avec un fonctionnement normal du système. On parle de novembre 2012 comme on parle de novembre 2010, alors que novembre 2010 n’est pas encore fait, comme de situations qui n’auront certainement rien à voir avec le fonctionnement normal du système. La décomposition de l’Amérique a atteint le stade où il semble devenu impossible de continuer à penser qu’elle puisse fonctionner normalement, c’est-à-dire selon les normes du système. La psychologie a atteint le stade de la perception effective de l’effondrement du système, montrant en cela qu’elle devient une excellente référence pour nous renseigner sur la vérité effective de l’état des choses.
Mis en ligne le 5 octobre 2010 à 09H32
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