Un sensationnel triomphe de la demi-teinte

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Un sensationnel triomphe de la demi-teinte

L’enthousiasme a été et reste est considérable autour de la décision de la Russie de retirer “ses forces” (certains comprendrons “certaines forces”) de Syrie. La décision est si soudaine et si inattendue qu’elle a pris de court les habituels commentaires négatifs et narrative diffamatoires du domaine sur la politique russe (ils reviendront très vite), et laissé se développer un entraînement naturel vers l’approbation, à la fois de la décision elle-même, à la fois de l’habileté manœuvrière du point de vue tactique, à la fois du choix chronologique et symbolique (reprise des négociations, cinquième anniversaire du conflit) qui marque une grande maîtrise de la communication et un résultat à mesure. Pour débuter cette présentation générale, on donnera un échantillonnage de réactions favorables assez sommaires, à partir du Sputnik-français, avec une revue de presse et de déclarations exprimant cette réaction de surprise et d’approbation, autant que d’appréciations des capacités générales des Russes par contraste avec la paralysie et l’absence de politique (nommons cela “impolitique”) du bloc-BAO.

« La décision de Vladimir Poutine de retirer le gros du contingent russe de Syrie représente “une initiative audacieuse du Kremlin” visant à accélérer le processus de règlement de la crise en Syrie, indique la chaîne américaine CNN. “Habituellement, les démarches russes dans les domaines diplomatique ou militaire sont effectuées sous le voile du secret. Ce qui s'est passé [...] est un pas audacieux”, rapporte la chaîne. [Selon] The Guardian, après les événements en Ukraine, l'Occident ne voulait pas négocier avec Moscou, mais les actions de la Russie en Syrie ont changé la donne. Désormais, les Russes “sortent du conflit avec des pertes minimales”, ce qui représente “une brillante décision tactique”.

» La déclaration de Moscou sur le retrait des forces russe de Syrie a été "un coup de tonnerre dans un ciel serein" pour de nombreux leadeurs mondiaux, constate un journaliste du quotidien suédois Svenska Dagbladet. “Initialement, de nombreux sceptiques se sont demandés si c'était vrai ou non. Mais évidemment le président Vladimir Poutine était sérieux... [...] La déclaration russe a constitué un déclic capable de contribuer au moins dans une certaine mesure à la reprise des négociations, en dépit du fait que les problèmes restent nombreux”, rapporte le quotidien. Selon Bloomberg, Vladimir Poutine donne avec son “plan-surprise” un signal au président syrien et aux groupes d’opposition afin qu'ils parviennent à un consensus le plus vite possible.

» Selon le Financial Times, la décision de Poutine a été “une surprise” pour les hommes politiques de Washington, incapables de prédire une telle démarche. Le célèbre quotidien britannique écrit les opérations militaires ont incité la Russie à “réaffirmer” son statut de puissance ayant voix au chapitre dans les événements mondiaux “bien au-delà” de ses frontières. “Les critiques de la politique du président américain Barack Obama en Syrie affirment que la passivité de Washington a créé un vide stratégique par la suite rempli par la Russie”, écrit le Financial Times.

» Selon Fox News, “les Etats-Unis sont comme un enfant perdu dans les bois du chaos proche-oriental”. Poutine a réussi à enregistrer des succès diplomatiques en Syrie. “Envers et contre tout, le président russe a réussi à inciter la plupart de la communauté internationale à accepter le président syrien. Bien que la Russie retire ses troupes de Syrie, elle continuera d'occuper une position forte dans la région, et Bachar el-Assad restera longtemps au pouvoir, même si les négociations de paix échouent”, indique la chaîne. »

Certains commentaires mettent l’accent sur le fait que ce retrait est extrêmement prudent et laisse toutes les capacités ouvertes à une riposte si la situation s’aggravait de nouveau (voir FrontRus), d’autres favorisent une interprétation conforme aux intérêts qu’ils défendent. (Voir notamment le commentaire de DEBKAFiles, qui affirme, toujours selon ses “intelligences sources”, que ce retrait marque une certaine mésentente de la Russie avec l’Iran et la Syrie qui auraient voulu la poursuite de leurs opérations militaires victorieuses. La décision russe revient à dire aux Iraniens et aux Syriens : “Vous voulez continuer à vous battre ? Alors, ce sera sans nous”. Il n’en faudrait pas plus pour rendre les Israéliens fous de joie, eux qui ne rêvent que de séparer Russes et Iraniens [et Hezbollah] pour négocier des arrangements avec les Russes qu’ils tiennent pour les acteurs centraux de la région.)

De nombreux journaux de pays arabes autour de la Syrie et du Golfe publient nombre de commentaires complexes, assortis des très nombreuses sources qu’on imagine (l’Orient est plus compliqué que jamais.). Sami Kleib, de Al-Safir (journal indépendant de la gauche libanaise) met la décision dans son contexte général : « What about the backdrop of this decision? The decision falls in the natural context of the agreement between Putin and Obama on each party increasing the pressure on its allies in order for the Geneva negotiations to be a success. The American president needs a political achievement in Syria before leaving the White House; and the Russian president wishes to reduce the military burdens, to get rid of the European sanctions, and to make the utmost benefit from the American grace period. Obama’s attack on Saudi Arabia and Turkey through his interview with the Atlantic falls in this context. » 

Elijah J. Magnier qu’on connaît déjà pour ses liens directs avec des sources fiables et haut-placées dans les commandements syriens et de la coalition 5 +1, donne une analyse générale de la situation et termine par un constat simple, à partir d’une image réaliste, qui résume lma situation après tout, sur son site et dans le quotidien koweitiens Al-Rai : « Russian aircraft continue leaving Hammymeem military base daily for two destinations: One back home and another to continue bombing ISIS positions. Russia, in few days, established a vast military operation in Syria. If the Cease-fire falls apart, the over hundred jets will return also in a matter of days for the “plan B”. »

Notre ami M. K. Bhadrakumar, pour Asian Times le 15 mars, termine son commentaire par la liste des questions en suspens, des chausse-trappes et des pièges, etc. : « Yet, the Russian move is terrific in its optics, highlighting the desire for a political solution in Syria, while at the same time keeping all options open if the other side chooses to betray confidence and tries to shift the military balance against the regime. The big question remains: What if the ground situation deteriorates, violence cascades and the refugee flow begins again? Sophistry apart, the West (especially Europe) will need a helping hand from Russia to stem any such tragic slide.

» In fact, a multitude of tricky sub-plots linger. Assad’s dependence on Hezbollah only increases. Conversely, Tehran cannot hope to walk away from the war anytime soon. On the other hand, will Turkey and Saudi Arabia feel emboldened now to step up their interference to regain lost ground or embark on direct intervention? Indeed, the key issue boils down to how far the US is willing to work with Russia to impose a solution in Syria. Putin has thrown down the gauntlet. So far, Obama has been pleased with himself by being a “free rider”. Now the need arises to take responsibility to rein in recalcitrant allies – or, at the very least some shared responsibility. »

Donc, sans aucun doute, formidable succès de communication. Poutine a fait taire le torrent diluvien de mensonges, contre-vérités, diffamation et narrative-fantasy qui se déverse sur la Russie depuis 2012-2013. Objectivement, c’est une véritable “victoire” qui laissera des traces dans le système de la communication. On va très vite revenir à la diabolisation systématique et diluvienne de la Russie, parce que la dynamique irrésistible du déterminisme-narrativiste va dans ce sens, mais on y sera de plus en plus mal à l’aise, de plus en plus vulnérable, surtout que s’exercera une pression grandissante de ceux qui entendent dire ce qu’ils pensent, – dans un sens favorable d’une façon générale, à la Russie. De ce point de vue qui n’est pas rien car il est du domaine stratégique, la Russie a porté un coup sévère à la machine de guerre antirusse du Système et cela représente une victoire réelle, – comme on dit d’une bataille gagnée sans que la guerre soit finie, – loin, très loin de là, car le Système ne changera pas à cet égard ; mais cette guerre-là ne cesse d’affaiblir le Système, dans la pure logique de cette entité puisqu’elle est par essence aveugle et sourde à la moindre réforme de sa politique et de sa stratégie, en plus d’être d’une très grande stupidité.

Pour le reste, qui est la vérité-de-le-situation, les choses sont nécessairement différentes. Rien n’est fini en Syrie et la Russie s’est retirée d’un pied ferme du conflit, tout en gardant l’autre fermement installé dans l’environnement du conflit, prête à intervenir à nouveau. L’espoir russe repose à la fois dans les négociations et dans la coopération des USA. Sur le premier point, l'espoir russe est, logiquement, pour ne pas désespérer pendant qu’il est encore temps, sans s’aventurer plus loin dans la spéculation. Sur le second, on sera encore plus prudent. Déjà, dans des temps normaux, les USA se sont montrés des partenaires peu fiables, erratiques, impuissants et pourtant perturbateurs, dotés d’un nombre prodigieux de pouvoirs différents et parfois concurrents, avec un chef (BHO) le plus souvent incapable d’imposer une ligne directe et précise, – s’il y a et s’il y en eut jamais une. Mais surtout, on ne peut écarter un autre point, qui apparaît bien peu, et qui constitue par ailleurs, comme on l’a vu, notre préoccupation majeure, qui est la situation interne aux USA...

(Effectivement, pour ce qui concerne les USA, on dirait : c’est une crise intérieure, hors de la problématique crisique habituelle, ce qui est le souhait ardent de tous les alliés-Système et serviteurs-Système des USA. On répondra aussitôt, bien évidemment : non, absolument pas. Une crise intérieure aux USA, et de cette dimension où sont en jeu à court terme la question du prochain président des USA et à terme évenuellement équivalant une possible révolution de type auto-regime change [« Comment les partis républicain et démocrate arriveront-ils à se refondre et à se relancer eux-mêmes[, c']est une partie du drame de cette saison sans précédent qui force à des décisions politiques collectives capitales. Ou alors les deux partis seront-ils supplantés par un nouveau système politique qu’on ne peut encore concevoir ? »], – une telle crise intérieure US est une crise mondiale, sans aucun doute du domaine le plus grave et le plus important qui se puisse concevoir à cause du rôle que jouent les USA dans le monde postmoderne et dans le fonctionnement du Système.)

Il est de coutume d’observer que la dernière année, électorale, d’un président en terme de second mandat, est une année de paralysie sinon d’inexistence du pouvoir. Mais il l’était déjà, le pouvoir US, paralysé et inexistant, bien avant que ne commencent les présidentielles. Ils l’est toujours, mais cette fois avec un bouillonnement extraordinaire autour de lui, ce qui rend la situation de la politique de ce pays complètement énigmatique : rien du tout, paralysie complète, ou bien brutale affirmation, et puis tout cela accompagné selon les circonstances électorales, d’interférences des candidats qui peuvent être massives sinon décisives, voire du public qui a pris des mauvaises habitudes : faire entendre sa voix, par tous les moyens qui lui sont disponibles. C’est une inconnue de taille dans ce qui se passe au Moyen-Orient.

Cette remarquable décision russe, cette démonstration d’une maestria superbe qui, en temps normal, avec des gens normaux pratiquant une diplomatie civilisée, aurait toutes les chances de conduire à la voie vers un règlement du problème syrien, se heurte au Mur impénétrable de notre Grande Crise Générale du Système. Dans ce cadre, une loi d’airain s’est mise en place : aucune crise (donc aucun conflit) ne peut être résolue tant que l’essentiel de la chose (la Grande Crise) ne soit arrivé à son point de fusion. Toutes les crises qui ont démarré depuis 2008, sinon depuis 2001, sont toujours en cours. Dans les conflits qui les accompagnent, les mots “défaite” et “victoire” comme marque d’interruption d’un conflit, n’ont plus aucun sens. Comme tout le monde, les Russes sont soumis à cette loi. Leur seule possible faiblesse, c’est qu’ils n’aient pas complètement mesuré son caractère écrasant, paradoxalement à la fois immuable et inéluctable.

 

Mis en ligne le 16 mars 2016 à 17H09